« Remettre le mouvement dans le mouvement ouvrier ». C’est sous ce mot d’ordre que la conférence « Labor Notes » qui se tient tous les deux ans à Chicago aux États-Unis se propose de rassembler des militants syndicaux de tout le pays, et plus largement. Pour cette édition 2024, tenue du 19 au 21 avril, le pari a été plus que réussi !
Près de 5000 « activistes » se sont réunis, regroupant pour moitié sans doute un public de syndicalistes étudiants et enseignants et pour moitié des militants des secteurs de l’automobile, de la santé, d’Amazon, du personnel de l’aéronautique (entre autres de Boeing qui tiennent aussi de donner leur avis sur la sécurité des avions de la compagnie dont les portes s’envolent !), acteurs et scénaristes issus de la grève à Hollywood, des chemins de fer ou encore des fameux « Teamsters », conducteurs de poids lourds qui sillonnent les routes américaines. Entre autres militants révolutionnaires et maisons d’édition militante des États-Unis, des militants du NPA-Révolutionnaires de France et de militants du RSO d’Allemagne, aux côtés des militants de Speak Out Now (organisation révolutionnaire aux États-Unis) étaient sur place pour vivre en direct le rêve – ouvrier – américain !
Ça remue dans les brancards
L’ambiance du week-end a été marquée de bout en bout par le succès récent de la grève des ouvriers de l’automobile contre les « Big Three » à savoir les trois principaux constructeurs automobiles du pays : General Motors, Ford et Stellantis (c’est-à-dire Fiat-Chrysler et PSA). Grève victorieuse (malgré des limites dont nous avons discuté dans nos articles) et largement perçue comme telle. Les 25 % d’augmentations salariales gagnées sur les quatre prochaines années couplés à la suppression des inégalités salariales entre générations, ont permis à certains travailleurs de voir leur salaire doubler dès l’issue de la grève (passer de 21 dollars à 42 dollars de l’heure).
Grève victorieuse aussi pour les scénaristes d’Hollywood et séries diverses. Et mobilisations chez les routiers, chez Amazon, chez Starbuck, chez les infirmières, ou encore chez les professeurs de lycée dont certains expliquaient avec fierté avoir outrepassé les interdictions légales de faire grève en cours dans plusieurs États du pays.
Cerise sur le gâteau, le succès en pleine conférence de la reconnaissance du syndicat UAW (United Automobile Workers – le syndicat à l’origine de la grève contre les Big Three) à l’usine Volkswagen de Chattanooga dans le Tennessee par un vote « oui » de 73 % avec participation de plus de 83 %. C’est le premier succès de ce type depuis au moins plusieurs décennies. Et tout le monde d’expliquer dans la foulée que la prochaine grève sera désormais contre les « Big Four » (General Motors, Ford, Stellantis et désormais Volkswagen).
Autant dire que le sentiment de confiance dans ses propres forces, dans la capacité à faire reculer concrètement le patronat de plusieurs secteurs, était bien au rendez-vous. De quoi se rafraichir un bon coup, de meetings endiablés en discussions plus personnelles avec des ouvriers et ouvrières, se sentant forts et fiers de leur combat.
À 30 ans, on a toute la lutte des classes devant soi !
Bien sûr, il s’est agi d’un regroupement sur un week-end, qui a concentré en un même endroit des forces sans doute plus dispersées et éparpillées le reste du temps. Mais extrêmement frappantes durant ces trois jours de conférence et ses quelque cinq cents ateliers de débats : la jeunesse et la détermination des participants. Au cœur de l’animation de ces « workshops », c’est une nouvelle génération de syndicalistes, de 30 ans et plus, qui offre l’image de la classe ouvrière américaine en lutte : une infirmière, syndicaliste depuis 2022 dans son hôpital, expliquant s’être radicalisée suite à l’assassinat de George Floyd ; un ouvrier de l’automobile, désormais dirigeant de l’UAW, portant une casquette à l’effigie des IWW (Industrial Workers of the World, syndicat révolutionnaire américain fondé au début du XXe siècle) et expliquant que chaque ouvrier devait désormais s’organiser et prendre ses affaires en main contre le patronat ; ou encore une mère de famille noire de l’Alabama, ouvrière à Hyundai, dans une usine auto-bagne, travaillant dix heures par jour et six jours sur sept, heures supplémentaires obligatoires non comprises, mais qui est à la pointe du combat de classe de cette génération militante et veut désormais étendre un syndicalisme de lutte au Sud du pays. L’UAW, qui a 150 000 membres, annonce viser le doublement de ses effectifs en syndiquant le Sud. Sachant que seuls 7 % des salariés sont couverts par un contrat collectif (équivalent des conventions collectives), la tâche est immense. Mais nécessaire face à la rapacité du grand patronat américain, dont celui de l’automobile, qui reste combatif. Même après la victoire de l’UAW, un militant témoignait de la disparition de toutes les chaises dans une des usines Ford : « Vous êtes pour faire grève debout (« stand up strike »), eh bien vous travaillerez debout ! » expliquait l’encadrement pour se venger.
Autre objectif ambitieux soumis à la discussion par l’UAW : la perspective d’une grève générale pour… 2028 ! En mai 2028, la convention collective nouvellement gagnée dans l’automobile arrivera à son terme. La direction de l’UAW propose donc à tous les autres syndicats de faire aboutir au même terme l’ensemble des conventions collectives du pays. Le but : mettre la pression tous ensemble par une grève commune à différents secteurs. « Tous ensemble » oui… mais dans quatre ans seulement ? L’idée paraît étrange et bien lointaine. Mais après tout, pourquoi seul le patronat pourrait-il faire des plans en avance ? Quoi qu’il en soit, la lutte des classes ne prendra pas quatre ans de pause. Rien ne dit que les travailleurs se montreront aussi patients que leurs dirigeants syndicaux !
Un renouveau du syndicalisme lutte de classe ?
L’ambition est grande. Mais ne semble pas impossible dans les circonstances où, au durcissement de l’exploitation, une partie du mouvement syndical a décidé de répondre par un durcissement de l’affrontement social. Les nouveaux militants et dirigeants de cette frange du mouvement ouvrier américain s’affirment fièrement « troublemakers », « fauteurs de troubles » (de quoi faire pâlir Gabriel Attal qui propose d’inscrire cette mention au carnet des soi-disant mauvais élèves en France). Ils annoncent vouloir rompre avec les pratiques de collaboration de classe qui ont ouvertement eu cours durant les dernières décennies. La grève de l’automobile, baptisée « Stand-up Strike » (« grève debout »), a été impulsée par la nouvelle direction de l’UAW, conquise de justesse (7 délégués sur 13 à la direction nationale) par Shawn Fain et sa tendance syndicale, l’UAW-D (Unite All Workers for Democracy – unifier tous les travailleurs pour la démocratie). Ils annoncent vouloir reconstruire un syndicalisme ouvrier, lutte de classe, sans compromission ni corruption. Le discours se veut internationaliste. Shawn Fain et Cesar Orta (syndicaliste mexicain de l’automobile) partagent la même tribune lors du meeting de clôture.
Ce combat pour la démocratie, ce renouveau du syndicalisme se veut d’ailleurs ancré dans un vaste ensemble de pratiques militantes très codifiées, très professionnelles, décrites précisément dans des manuels dont le « Tous les secrets pour devenir un parfait organisateur », qui proposent quelques recettes pour faire avec les travailleurs et pas à leur place. On y lit entre autres : « Organiser les travailleurs implique bien plus d’écouter que de parler. Essayez la règle 80/20 – écouter 80 % du temps et parler 20 %. Ou au moins réduisez votre part à un tiers : vous avez deux oreilles et une bouche, utilisez les donc en proportion. » ! À bon entendeur !
Ça bouge dans les usines… et dans les têtes !
Certes, la « Stand-up Strike » de l’automobile a été entièrement et consciemment organisée du haut vers le bas par cette nouvelle direction et les grévistes n’avaient pas leur mot à dire sur sa conduite réelle. À l’image de la grève annulée par la nouvelle direction du syndicat des Teamsters l’été dernier. Ces directions sont prêtes à mobiliser voire à faire grève tant qu’elles gardent le contrôle et que le spectre de la généralisation de la grève est conjuré. En termes de démocratie ouvrière, on a vu mieux ! Ces limites et contradictions ne gênent pas (encore) les participants.
À l’étape actuelle de ces évolutions, en plus de ce regain de combativité et d’organisation collective du monde du travail, bien des questions, dont certaines politiques essentielles, commencent déjà à percer. Car la radicalité et l’internationalisme de la nouvelle direction de l’UAW ont une sacrée limite : celle d’avoir endossé officiellement le soutien à Joe Biden pour la prochaine présidentielle. Mais ne lui en déplaise, impossible pour beaucoup de présents de fermer les yeux sur le génocide en cours à Gaza, rendu possible par les armes fournies par ce même Biden. Une manifestation de solidarité avec le peuple palestinien, impromptue et non prévue par les organisateurs, a même déclenché une intervention policière devant le lieu de la conférence.
Quant à l’élection présidentielle, des militants disent que c’est la mort dans l’âme qu’ils iront faire barrage à Trump, en se bouchant le nez. D’autres, une minorité mais qui se fait aussi applaudir dans les discussions, dit qu’il faut tracer une autre voie, peut-être ne pas s’en tenir à la lutte syndicale, aussi radicale puisse-t-elle être. Alors que faire ? Construire un parti ouvrier aux États-Unis, dont ces jeunes militantes et militants ouvriers seraient l’ossature ? Va savoir ! Mais ça cogite sacrément dans les têtes sur l’étape d’après et la manière de résoudre tous les problèmes politiques par et pour les travailleurs eux-mêmes. Laissons le mot de la fin à une syndicaliste expliquant depuis une tribune : « Cette fois encore, on est obligé de choisir entre deux candidats qui ne nous plaisent pas. Mais en 2028, peut-être que le choix sera de présenter notre propre candidat ? »
Correspondants