Nos vies valent plus que leurs profits

Il y a 130 ans, la fondation de la CGT

La confédération générale du travail (CGT) vient de souffler ses 130 bougies depuis son congrès de Limoges, le 24 septembre 1895. L’occasion de revenir sur son passé, de son orientation révolutionnaire à sa bureaucratisation.

L’unité ouvrière face à la dispersion syndicale et la charte d’Amiens

En France, à la fin du XIXe siècle, le mouvement ouvrier était en pleine croissance. La loi Waldeck-Rousseau de 1884 avait permis à la classe ouvrière, après de rudes combats, d’obtenir enfin le droit de se syndiquer. De nombreux syndicats se développèrent dont le champ était délimité à un métier. Parallèlement, des locaux mis à disposition du mouvement ouvrier par certaines municipalités ont permis aux travailleurs de se regrouper dans ce qui s’est appelé bourses du travail. Sous l‘impulsion d’un militant libertaire, Fernand Pelloutier, les bourses du travail se sont regroupées en une Fédération.

Syndicats et bourses du travail poussaient comme des champignons, offrant aux ouvriers un espace pour débattre, se former et s’organiser. L’idée germa alors d’unifier toutes ces organisations en un seul grand syndicat de tous les travailleurs. De là vient la double structure de la CGT. La structure verticale des syndicats de métiers regroupés en fédérations par branche ; et la structure horizontale issue des bourses du travail et qui a donné les unions locales et départementales. Chapeautant l’ensemble, la confédération.

Affirmant dans l’article 1 des statuts adoptés au congrès de fondation « se tenir en dehors de toutes les écoles politique », ces statuts précisaient dans l’article 2 : «  La Confédération générale du travail a exclusivement pour objet d’unir, sur le terrain économique et dans des liens d’étroite solidarité, les travailleurs en lutte pour leur émancipation intégrale. » La CGT fut créée pour imposer les revendications ouvrières grâce à l’action directe des travailleurs eux-mêmes, sans compter ni sur le Parlement, ni sur le gouvernement. Ses dirigeants passaient alors nettement moins de temps dans les salons que Sophie Binet ! Bien au contraire, ses militants s’opposaient à toute idée se rapprochant de ce que la CGT appelle aujourd’hui le « dialogue social » avec les patrons. Ils combattirent ainsi la proposition faite en 1900 par un ministre réformiste, Millerand, d’instaurer un arbitrage obligatoire des conflits sociaux, projet qui fut finalement abandonné.

Durant ses premières années, la CGT regroupait divers courants du socialisme. Les « syndicalistes révolutionnaires » y jouissaient d’une grande influence. Il s’agissait de militants voulant, par l’action révolutionnaire, instaurer une société socialiste. Pour lutter contre le capitalisme, ils prônaient l’autonomie ouvrière, l’action directe et la grève générale expropriatrice. Ils reprenaient à leur compte le slogan de l’Association internationale des travailleurs (AIT), dont Marx avait rédigé l’Adresse inaugurale : l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Mais, par cela, ils s’opposaient aussi bien aux conceptions réformistes qu’aux partis. Il faut dire que les différents groupes socialistes existant à l’époque étaient surtout représentés par des avocats ou des enseignants et paraissaient plus préoccupés de remporter des mairies, d’avoir des élus aux conseils généraux et au Parlement que de s’investir dans les luttes ouvrières.

Suite à la participation de ministres réformistes au gouvernement Clemenceau, qui réprima la grande grève des mineurs de Courrières en 1906, le congrès d’Amiens adopta une charte consacrant le but révolutionnaire. C’est ce qu’on appelait la « double besogne » : si la CGT œuvrait à des « améliorations immédiates », elle se fixait comme perspective « l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ».

Un syndicat de plus en plus intégré à l’État

La CGT ne résista cependant pas à l’éclatement de la Première Guerre mondiale en 1914 et à la croissance du courant réformiste en son sein. Son secrétaire général, Léon Jouhaux, syndicaliste révolutionnaire, se rallia bien vite à l’union sacrée, dans la lignée des dirigeants de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). Le mot d’ordre « À bas la guerre ! » se transforma en « Défense nationale d’abord ! ». Seul le groupe La Vie Ouvrière, du nom du journal créé au sein de la CGT des années auparavant, résista à la vague nationaliste avec des militants comme Pierre Monatte et Alfred Rosmer. Après la révolution russe de 1917, les dirigeants de la CGT luttèrent contre l’influence du bolchévisme, excluant de nombreux militants du Parti communiste de France contraints de créer, en 1921, la CGT-Unitaire (CGT-U).

Mais le stalinisme passa par là, et le PCF en avait suivi le train. L’aspiration à l’unité pour réagir face à la crise économique des années 1930 et la victoire du fascisme en Allemagne avait été détournée sur le terrain électoral d’un Front populaire derrière la SFIO. C’est sous le signe de cette alliance que la CGT et la CGT-U se réunifièrent en 1936. Léon Jouhaux, qui était secrétaire général depuis 1909 et avait fait la guerre aux militants communistes, en restait le secrétaire général, et ce jusqu’en 1947. L’énorme machine réformiste de la CGT, avec sa politique de collaboration de classe, freina la grève générale de 1936 marquée par des centaines d’occupations d’usines. Jouhaux négocia de nuit à Matignon avec les représentants patronaux pour faire accepter certaines revendications : congés payés, augmentation générale des salaires… Les patrons, qui avaient peur de tout perdre, furent bien soulagés que la CGT appelle ensuite à reprendre le travail ! Et ce, alors même que de nombreux grévistes étaient prêts à aller plus loin.

Au lendemain de la guerre, si Léon Jouhaux restait le secrétaire général de la CGT, le dirigeant du PCF Benoît Frachon, nommé aussi secrétaire général, en partageait la direction. De fait, les militants du PCF dominaient très largement dans toutes les structures de la CGT. À ce moment-là, le PCF était, au nom de l’unité derrière de Gaulle dans la résistance, associé au gouvernement. Il fallait relancer l’économie et, alors que Maurice Thorez, le principal dirigeant du PCF lançait son slogan « La grève est l’arme des trusts ! », Benoît Frachon appelait à la « bataille de la production » et la CGT s’opposait aux grèves qui explosaient malgré elle. En remerciement, pourrait-on dire, c’est aux syndicats représentatifs, c’est-à-dire essentiellement la CGT, que fut confiée la gestion de la Sécurité sociale que le gouvernement mettait en place. La CGT poursuivait son intégration aux structures de la société capitaliste, devenant en quelque sorte une bureaucratie très liée à l’État.

Guerre froide et concurrence

Cette idylle politique ne dura pas : les bourgeoisies occidentales rompirent avec l’URSS, l’alliée de circonstance pendant la guerre. Ce fut la guerre froide, qui les conduisit à éjecter en 1947 les partis communistes des gouvernements des pays occidentaux auxquels ils avaient été associés : Belgique, Allemagne fédérale (organes administratifs), Autriche, Finlande, Danemark ; mais surtout France et Italie. Parallèlement, la bourgeoisie française favorisa la scission syndicale avec la création de la CGT-FO (Force ouvrière) dont Jouhaux prenait la présidence, le tout avec l’appui financier de la centrale syndicale américaine AFL-CIO et, dit-on, en sous-main, de la CIA. Mais la CGT restait très largement majoritaire. Elle se donna alors une allure un peu plus combative, comme dans une grève des mineurs en 1948, réprimée par l’armée – envoyée par un gouvernement dirigé par le Parti socialiste – ou en lançant ses militants dans des grèves archi-minoritaires. En tout cas, pour l’essentiel, elle a détourné la colère sociale sur des objectifs plus politiciens et nationalistes, en miroir de la politique défendue par le PCF, comme la lutte contre le plan Marshall : en novembre 1947, le Comité confédéral national (CCN) affirmait : « Le CCN condamne le plan Marshall qui, loin d’être un plan d’aide à la France et à l’Europe, n’est qu’une partie d’un plan d’asservissement du monde aux trusts capitalistes américains et la préparation à une nouvelle guerre mondiale. »

La manne que pouvait représenter pour une confédération syndicale, en moyens et en nombre de permanents, la gestion des caisses de sécurité sociale lui fut quelques années plus tard retirée au profit de Force ouvrière, qui se la vit à son tour en grande partie retirer au profit de la CFDT en 1995, car la bourgeoisie choisit ses gestionnaires et ses interlocuteurs privilégiés. (Le patronat a d’ailleurs acquis la parité dans la gestion à partir des ordonnances de 1967 et, de toute façon, le budget de la Sécurité sociale est, depuis 1996, voté par les députés sur proposition du gouvernement.)

Mais il est resté pendant des années à la CGT, syndicat toujours largement majoritaire, la gestion des comités d’entreprise créés eux aussi à la « Libération » (et aujourd’hui pratiquement disparus), avec, dans toutes les grandes entreprises, la gestion des cantines et des œuvres sociales, et donc les moyens financiers et l’appareil rendant les syndicats peu dépendants de leurs propres cotisants.

Premier syndicat, premier collaborateur en cas de crise

La CGT, avec trois millions d’adhérents en 1949 – quand FO n’en avait que 300 000 –, encore 1,5 million au milieu des années 1960 – contre 340 00 pour FO et 450 00 pour la CFDT –, restait toujours, et de loin, le syndicat le plus important en France. Même si la bourgeoisie cherchait à favoriser la progression et la collaboration avec les confédérations concurrentes, c’est avec elle qu’elle devait compter en cas de crise.

Son action fut de nouveau décisive pour aider la bourgeoisie à éteindre l’incendie de la grève générale de 1968. Elle, qui revendiquait l’échelle mobile des salaires pour l’ensemble des travailleurs, ne chercha même pas à négocier cette mesure dans les accords de Grenelle, alors que le pays comptait dix millions de grévistes. Ces accords furent même hués par des milliers de grévistes de l’usine Renault-Billancourt, lorsque le secrétaire général de la CGT, Georges Séguy, vint les présenter aux travailleurs.

Et aujourd’hui ?

La CGT est le syndicat qui, dans ce pays, a dévié le plus de grèves sur des voies de garage. Mais s’il l’a pu, c’est bien parce que c’était, et est probablement encore, le syndicat le plus influent dans la classe ouvrière, même si le nombre de syndiqués de la CFDT a rattrapé celui, déclinant, de la CGT (600 000 chacun environ, mais certainement pas la même implantation dans l’industrie, et de loin).

Car la CGT apparaît toujours comme « le syndicat de la lutte », malgré sa direction intégrée à la société capitaliste en tant que « corps intermédiaire ». Elle compte encore dans ses rangs bien des travailleurs combatifs, des militants qui se considèrent comme « lutte de classe ». Et c’est précisément ce qui déplaît aux patrons qui ne pensent plus avoir besoin de la CGT pour éteindre des mouvements qui, autrement, seraient incontrôlés. Car la politique patronale est contradictoire : d’un côté affaiblir la CGT pour avoir les mains libres au jour le jour ; d’autre part la renforcer pour qu’elle soit toujours capable d’éteindre les feux de la colère ouvrière. La contradiction n’est cependant qu’apparente, car le patronat veille à préserver, voire renforcer, l’appareil dirigeant tout en se débarrassant des militants les plus gênants pour lui.

Même si, dans les manifestations intersyndicales, les drapeaux de la CGT sont nettement majoritaires, la CGT récolte désormais moins de suffrages que la CFDT aux élections professionnelles (23 % à la CGT contre 26 % à la CFDT). Pour une partie du patronat comme pour les gouvernements, c’est l’occasion de favoriser un regroupement des deux confédérations en un grand syndicat domestiqué. De Philippe Martinez à Sophie Binet, l’effacement volontaire des dirigeants de la CGT derrière ceux de la CFDT, que rien n’imposerait sur le terrain, montre que la direction confédérale s’accommoderait bien de ce projet. C’est ainsi que la décision de réduire considérablement la représentation syndicale dans les nouveaux CSE permet de confier ce nombre réduit de « postes » à des militants de l’appareil et d’écarter non seulement les « gauchistes », mais ces militants combatifs qui paraissent aux yeux des travailleurs comme la marque de fabrique de la CGT.

Il y a donc une sorte d’entente tacite entre patronat et directions syndicales pour mettre au pas les travailleurs combatifs. C’est ce qui a mené, par exemple, la fédération de la métallurgie à chasser en 2022 des militants combatifs du syndicat CGT PSA-Poissy pour les remplacer par des militants bien plus en phase avec la politique menée par en haut par la confédération.

Mais la lutte de classe ne disparaît pas comme par enchantement. Le patronat le sait bien puisqu’il en est un acteur. Et, s’il s’efforce de s’associer les syndicats en tant que « partenaires sociaux » à coup de CSE ou de « négociations annuelles obligatoires » qui ne sont que séances d’informations des décisions patronales, lorsque la colère explose, les syndicats sont poussés à se mettre dans le coup, ne serait-ce que pour parler à la place des travailleurs, contrôler les mouvements et être en mesure de les arrêter. Si la CFDT s’est spécialisée dans le partenariat social, c’est à la CGT qu’incombe le rôle de chevaucher les mouvements qui partiraient sans elle pour mieux les freiner et en marchander l’issue, parce que c’est elle qui a, malgré tout, une base ouvrière plus large et plus combative.

C’est pour cette même raison que, même si les militants combatifs, révolutionnaires ou non, doivent parfois, en fonction des blocages bureaucratiques ou des purges, militer sous une autre étiquette syndicale, c’est plus particulièrement dans la CGT que la bataille doit être menée. Afin de proposer, là où ils se trouvent, une activité syndicale conduite d’une tout autre façon, dans la tradition de syndicats combatifs capables de mener les travailleurs à des victoires. C’est-à-dire y être des militants syndicaux dont le rôle est non seulement de maintenir le flambeau de la lutte de classe et pas du « partenariat social », mais, dans les luttes, de permettre à tous les travailleurs de les diriger eux-mêmes : en contribuant à mettre en place, bien au-delà des syndicats qui aujourd’hui ne regroupent qu’une petite minorité de travailleurs, des assemblées générales qui décident et des comités de grève élus, véritables directions des luttes par ceux-là même qui les mènent.

Martin Eraud