Nos vies valent plus que leurs profits

Impunité, d’Hélène Devynck

Seuil, 2022, 271 p., 19 €

Lectures féministes
Après #MeToo, que vaut la parole des femmes en France ?

Hélène Devynck fait partie des vingt-trois femmes qui ont raconté à la Justice, puis à des journalistes, les agressions sexuelles ou tentatives d’agression sexuelle qu’elles ont subies de la part de Patrick Poivre d’Arvor. Ce dernier a longtemps gardé sa place comme invité d’honneur dans le monde. « La contradiction n’est relevée nulle part. ‘‘Il faut écouter la parole des femmes mais il ne faut pas la croire’’ apparaît comme une position juste et modérée. »

Ce livre poignant mêle le récit du combat que cette vingtaine de femmes ont mené pour faire reconnaître un agresseur, le système qu’il emploie, et des généralisations sur la façon dont ces femmes s’inscrivent dans le mouvement #MeToo « contre un monde masculiniste archaïque et solide ».

« La plupart de mes compatriotes seraient incrédules ou affreusement vexés si des anthropologues venus du futur décrivaient les mœurs françaises d’aujourd’hui comme primitives. Les Claude Levi-Strauss ou les Françoise Héritier de science-fiction, rentrés chez eux par une savante faille spatio-temporelle, publieraient des articles savants dépeignant une société où les femmes sont agressées autour de la puberté, débordées à la maternité, rejetées à la ménopause. Où les hommes les plus privilégiés ont le droit de profiter sexuellement de qui ils veulent. Où leurs victimes sont piégées, contraintes au silence et condamnées à un défilé de déshonneur si elles transgressent cette règle. »

Hélène Devynck raconte comment le silence s’impose d’abord, comment chaque victime sait que parler risque de conduire à « d’infinies strates de violences supplémentaires ». Comment, en se serrant les coudes, ces quelques dizaines de femmes ont osé attaquer le patriarche au sommet de l’institution. Elle raconte leur dégoût de voir que ces mêmes dirigeants de grands médias, qui avaient rendu possible les agressions sexuelles du présentateur en le mettant dans une position de pouvoir, lui offrent des tribunes sur leur plateau télé, où il peut venir clamer son innocence, et réagir contre le « tribunal populaire » qu’est #MeToo.

L’autrice raconte aussi comment le verdict de la justice bourgeoise a redoublé un temps la violence de l’agression, impunie. Elles qui ont cru un temps qu’il suffisait de dénoncer un agresseur sexuel et son système pour obtenir justice sont « les prescrites, les classées, les sans-suites ». Leur parole ne suffit pas, faute de « preuve » malgré les vingt-trois témoignages. « Pour renvoyer les victimes dans les ronces, le “parole contre parole” est une habituelle justification de l’impuissance à juger. C’est vite oublier ce qu’accuser coûte à la victime et ce que le mensonge rapporte à l’accusé. »

Pire, pour beaucoup, le classement des plaintes signifie qu’elles mentent : « “Tant que la justice n’a rien à lui reprocher, il est innocent.” Drapés dans la logique de l’utopie d’une démocratie égalitaire, au pouvoir judiciaire puissant et équitable, avaient-ils conscience de nous insulter ? Comprenaient-ils que nous entendions : Je ne vous crois pas, vous mentez ; ou, pire : Je vous crois mais on s’en fout ? »

Elle raconte aussi le rôle de l’entourage du présentateur et de l’ambiance patriarcale : « Vous êtes en couple ? Vous êtes fidèle ? » demandait ce « séducteur » à chaque nouvelle femme qu’il croisait sur le plateau, sous les rires de son entourage tolérant tout le continuum du harcèlement à l’agression. Puis de l’entourage après l’accusation. « Une autre difficulté à laquelle sont confrontées celles qui parlent vient des professeurs de renoncement, ceux qui s’inquiètent pour vous et qui vous demandent s’il ne serait pas temps de passer à autre chose, de tourner la page, d’aller de l’avant et de cesser de vous morfondre. Comme si l’impunité affichée, revendiquée comme un trophée, par celui qui n’a rien à craindre de personne, et surtout pas de la justice, pouvait ne pas devenir un problème collectif. Comme si ça ne posait pas la question du fonctionnement du pouvoir. »

Elle raconte enfin comment, à un moment, on les a crues, grâce notamment à une Une de Libération, qui a provoqué du remous dans tout le monde journalistique. « Pour l’éviter, la solution instinctive c’est de regarder ailleurs. Les confrères de l’époque cherchent à éviter un cul-de-sac dans lequel les accule un virilisme véhément : s’ils ont vu et n’ont rien dit, ils sont complices ; s’ils n’ont rien vu, ils sont aveugles et irresponsables. Ils sont, à leur tour, pris dans les rouages de la machine à taire. » Dans ce petit cercle, ils sont peu qui pourtant connaissaient les faits à avoir pris position. « On connaît les statistiques affligeantes répétées en boucle. Les chiffres ne font pas pleurer. […] Tout le monde est contre le viol. On est contre le viol comme on est contre le meurtre et la barbarie. En général. Pourtant, dès qu’un cas concret se présente, le viol s’évanouit. Il se dissipe dans l’intériorisation de la souffrance des victimes, dans le charisme des séducteurs, dans l’océan des classements sans suite, dans les pincements de nez et l’indifférence générale. »

Un livre à mettre entre toutes les mains, pour que les consciences évoluent et que cesse l’impunité.

Simon Vries


 

Un petit extrait pour donner envie de lire plus :

« Pour construire ce système criminel et le faire tourner sans anicroche pendant une trentaine d’années, il ne suffit pas d’un homme, de phénomènes de cour, de la lâcheté d’un groupe social ni de cette tendance profondément humaine à confondre l’autorité avec la vérité. Il faut aussi un immense échafaudage, des superpositions, des légendes sur le pouvoir, la sexualité, la séduction, les hommes et les femmes.

Des millénaires de patriarcat ont recouvert la réalité de jolies histoires aussi fausses que bien tournées. [S’il nous paraît simple de dire ce qu’il y a juste avant 1 milliard, c’est que nos chiffres arabes nous permettent d’écrire facilement 999 999 999. Mais un habitant de la Rome antique nous aurait pris pour un savant fou.] Aujourd’hui encore, raconter un viol, c’est affronter une armée qui n’a aucune conscience de son antiquité, qui ignore les chiffres arabes et essaye d’écrire les grands nombres en chiffres romains. Vertigineux, terrifiant, impossible à regarder en face. Et systématiquement erroné.

On ne nous a pas prises pour des savantes folles ; on nous a prises pour des folles tout court. Ou pour de mauvaises personnes, menteuses, vénales, amères, ratées, manipulatrices, jalouses, vicieuses, perverses, victimes de la mode des dénonciations, pas des violences imposées.

Le système décimal en chiffres arabes des violences sexuelles, je la dois à des générations de penseuses et d’autrices féministes qui ont soulevé, les unes après les autres, les couches de papiers peints de contes de fées dont la performance narrative détourne par des contournements tordus de la réalité observable. […]

Sans toutes celles et ceux qui ont parlé avant nous et ont réussi à sortir de la gangue de l’indifférence gênée, toutes celles qui, petit à petit, nous ont appris à compter juste même avec des grands nombres, nos récits seraient restés lettre morte. Ils auraient été éliminés du discours, et même de la pensée, d’hommes et de femmes qui, à quelques exceptions près, ne sont pas sans empathie, pas plus mauvais que vous ou moi. »


 

Et pour aller plus loin

• Sur YouTube : « PPDA, 20 femmes prennent la parole », émission de Mediapart du 10 mai 2022 – https://www.youtube.com/watch?v=cnsKNvDplFo&ab_channel=Mediapart
• Pour commencer à comprendre les mécanismes patriarcaux qui rendent possible ces aberrations : Pour en finir avec la culture du viol, Noémie Renard, 2018, 12 €.

• Un film : Scandale, 2020, de Jay Roach, avec Margot Robbie et Nicole Kidman, qui raconte comment les présentatrices de Fox News Channel ont dénoncé leur patron et agresseur sexuel, Roger Ailes.