
La revue Jacobin (version latino-américaine) du mois d’août 2025 envisageait la tenue de primaires permettant la présentation d’un bloc de gauche unie comme une garantie de victoire électorale face à la poussée déjà sensible de l’extrême droite. Le bilan de la séquence mérite qu’on s’y attarde car il est produit de l’échec patent de la gauche gestionnaire (le progressisme comme on le désigne en Amérique latine) mais aussi plus largement d’une poussée électorale de l’extrême droite sur le continent depuis 2019, au Salvador ainsi qu’un redéploiement de l’impérialisme américain soucieux de préserver sa zone d’influence contestée sur le plan commercial par la Chine.
Le second tour des élections présidentielles au Chili, le 14 décembre, laisse présager la victoire de J. A. Kast, le candidat d’extrême droite. Une gauche unie et une droite divisée auraient dû constituer une configuration favorable à ce gouvernement de gauche et gestionnaire. Que s’est-il produit ?
Il est difficile de qualifier le gouvernement de Gabriel Boric de gouvernement de gauche au sens réformiste social, et encore moins d’anti-néolibéral ou d’anticapitaliste. Le gouvernement actuel est plutôt conservateur, un gouvernement capitaliste néolibéral, soutenu par une large coalition allant de l’ancienne Concertación (DC, PS, PPD…1) au Frente Amplio et au PC. L’hégémonie dans l’administration Boric, les ministères et les sous-secrétariats les plus importants sont entre les mains de politiciens expérimentés de la Concertación. Les promesses progressistes de la campagne présidentielle de Boric n’ont pas été tenues, sous prétexte que la majorité au Congrès est entre les mains de la droite, qui a fait sienne l’agenda de la droite. Examinons quelques cas pour illustrer cela :
Politiques d’austérité et réductions des dépenses sociales.
Le ministre des Finances, Mario Marcel, a été le principal architecte de la politique fiscale du gouvernement actuel. Économiste néolibéral chevronné, il a travaillé comme économiste senior à l’OCDE, consultant à la Banque mondiale, à la BID (Banque interaméricaine de développement) et au FMI. Il a été président de la Banque centrale du Chili de 2007 à 2021. C’est un personnage qui rassure la bourgeoisie et les multinationales et qui est considéré comme un « faucon fiscal », c’est-à-dire un fervent partisan des politiques de réduction des dépenses sociales et d’austérité.
Lorsque Gabriel Boric a pris ses fonctions, le déficit public atteignait 7,7 % à la fin de l’année 2025, il devrait être de 2,3 %. Cela montre une forte contraction des dépenses publiques, qui s’explique toutefois en partie par les prix élevés du cuivre, principale ressource du Chili, et par l’augmentation des recettes fiscales due à l’amélioration de la croissance après la pandémie de Covid.
Toutefois, la politique d’austérité et d’ajustements a été le facteur le plus important. Examinons quelques exemples pertinents :
1. Réduction des dépenses permanentes : les budgets de plusieurs ministères et services publics ont été gelés et réduits. Dans la pratique, cela s’est traduit par une diminution des capacités opérationnelles de l’État (moins de recrutements, moins de ressources pour les appels d’offres, etc.).
2. Report des projets d’investissement : une série de projets d’infrastructure publique qui n’étaient pas considérés comme prioritaires à court terme ont été retardés ou réexaminés afin de libérer des ressources.
3. Programmes sociaux : certains programmes de subventions et de transferts ont été revus et ajustés sous prétexte de garantir qu’ils profitent aux populations les plus vulnérables, ce qui a entraîné une réduction de leur couverture.
4. Fin du financement d’urgence lié à la Covi-19 : de nombreuses subventions et aides économiques massives mises en place pendant la pandémie (telles que les bons IFE et les retraits de fonds de prévoyance) ont pris fin.
Conflit avec le peuple mapuche
Sous le gouvernement actuel, nous connaissons l’état d’urgence le plus long depuis la fin de la dictature dirigée par Pinochet. Pratiquement pendant toute la durée du mandat de l’actuel gouvernement Boric, nous avons une occupation policière et militaire du territoire mapuche. L’exception est devenue permanente, tout comme les abus policiers, la répression, les perquisitions violentes dans les communautés, les détentions arbitraires, y compris contre des mineurs.
Un leader mapuche, Héctor Llaitul, dirigeant de la Coordinadora Arauco Malleco (CAM), a été condamné à 23 ans de prison pour des infractions à la loi sur la sécurité de l’État (une loi qui remonte à la dictature civile et militaire chilienne), vol simple et atteinte à l’autorité. La dirigeante mapuche Julia Chuñil est portée disparue depuis un an. Elle était présidente de sa communauté mapuche, défenseuse de sa terre et militante écologiste. Miguel Angel Toledo, ancien capitaine des Carabineros2, a été retrouvé mort à son domicile le 20 novembre dernier. Il avait dénoncé le vol organisé de bois, les montages policiers et la participation de hauts responsables à des réseaux criminels. Ses témoignages décrivent un système structurel de corruption et de violence institutionnelle au sein des Carabineros, qui accusent faussement les Mapuches.
Sécurité
Bien que le taux de victimisation [NdT : nombre de victimes sur la population totale] et de criminalité effective soit parmi les plus bas d’Amérique du Sud, le sentiment d’insécurité est l’un des plus élevés de la région et du monde. Les médias, pratiquement tous contrôlés par la droite et la grande bourgeoisie, en particulier la presse et les journaux télévisés, couvrent de manière extensive et répétitive les crimes violents. Cette « surexposition » donne l’impression que les crimes sont beaucoup plus fréquents et proches qu’ils ne le sont en réalité. La droite pinochetiste exploite la peur de la population pour semer l’agitation.
Après d’innombrables cas de violation des droits humains des manifestants et des détenus pendant la révolte sociale [de 2019] et de graves cas de corruption qui ont été révélés parmi les hauts responsables, le « PacoGate 3» qui a provoqué le départ de plus de 30 hauts responsables de l’institution, le gouvernement avait promis de réformer les forces de police, mais a plutôt adopté une série de lois qui renforcent l’impunité de la police et alourdissent les peines pour divers délits. Comme l’ont signalé plusieurs institutions internationales, avec la nouvelle législation adoptée sous le gouvernement Boric, il est très probable que les violations des droits humains commises pendant le « soulèvement social » de 2019 se reproduisent.
Au Chili, les prix des logements ont explosé au cours des dernières décennies, les jeunes familles ne peuvent pas accéder aux conditions requises pour obtenir des prêts bancaires pour se loger ni pour les rembourser. Il existe un déficit de logements qui varie entre 400 000 et 1 800 000 selon les critères utilisés.
Traditionnellement, les travailleurs pauvres ont recours à l’occupation de terrains vagues pour installer leurs campements précaires. Le gouvernement a promulgué de nouvelles lois qui permettent d’expulser plus rapidement les personnes vivant dans ces campements.
La réponse du gouvernement à la multiplication des campements a été l’adoption, à partir de novembre 2023, d’une législation visant à lutter contre les occupations illégales de terrains et à protéger le « droit à la propriété ». Il s’agit de lois qui criminalisent la pauvreté et violent les droits humains.
Relations internationales
Le gouvernement de Gabriel Boric s’est aligné sur la politique étrangère des États-Unis, en particulier dans ses condamnations de Cuba et du Venezuela.
Sur des questions telles que le TPP 11, le traité transpacifique qui cède la souveraineté nationale aux grandes multinationales et auquel Boric s’était personnellement opposé au Congrès, et bien qu’il ait eu la possibilité d’empêcher son adoption, il a permis son adoption au Sénat, alors qu’il lui suffisait de ne pas soumettre le projet au vote.
Nous avons développé cette réponse car nous pensons qu’elle explique en grande partie le « vote protestataire » en faveur des candidats d’extrême droite.
Kast n’est pas un outsider ; il représente des segments puissants de la bourgeoisie chilienne. Pouvez-vous nous parler de lui ?
Kast n’est clairement pas un outsider, il a été député pendant 16 ans au Parlement, où il s’est opposé à toutes les lois visant à améliorer quelque peu les conditions de vie de la classe ouvrière.
Kast est le fils d’un nazi qui s’est enfui au Chili pour échapper aux procès qui se déroulaient en Allemagne après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce même personnage a joué un rôle dans la répression sous la dictature de la droite et des forces armées dans ce pays (1973-1990). Le père de Kast est mentionné comme l’un des participants aux crimes et au massacre perpétrés contre les paysans à Paine, une affaire bien connue au Chili. Kast, l’actuel candidat, a participé dès son plus jeune âge au soutien de la dictature au Chili et est un fervent partisan de Pinochet. Bien qu’il ait initialement appartenu à l’UDI, il s’est ensuite démarqué du parti formé sous la dictature pour soutenir Pinochet et a fondé son propre parti, le Parti républicain, qui se situait encore plus à droite que l’UDI elle-même. Il est clair que les républicains sont un parti d’extrême droite.
Le vote est redevenu obligatoire. Quelles sont vos premières conclusions sur le vote d’extrême droite parmi la classe ouvrière ? Quelles en sont les causes sous-jacentes ?
Avec le vote obligatoire, 16,94 % des électeurs ont fini par annuler leur vote et 4,55 % ont voté blanc, c’est-à-dire qu’un peu plus de 21 % des électeurs n’ont voté pour aucune option.
Comme dans la plupart des pays du monde, de nombreux secteurs de la classe ouvrière votent pour des partis d’extrême droite, mais cela n’a rien à voir avec le fait qu’ils se sentent idéologiquement de droite, mais plutôt avec un vote de protestation, de colère contre le gouvernement actuel qui les a largement déçus avec les politiques qu’il a mises en œuvre contre les travailleurs et l’abandon de toutes les promesses faites lors de la campagne précédente.
Jeannette Jara est militante du Parti communiste et a récemment quitté le ministère du Travail. L’influence du Parti communiste au sein de la Centrale unitaire des travailleurs du Chili (CUT) est-elle significative ? Percevez-vous des tensions entre la direction du Parti communiste et sa base syndicale et électorale ?
Mme Jara est membre du Parti communiste depuis l’âge de 15 ans, selon ses propres déclarations, mais elle a également déclaré qu’elle se considérait comme « social-démocrate ». Officiellement, elle est membre du PC, mais elle défend clairement les politiques néolibérales, comme elle l’a fait pendant son mandat de ministre du Travail sous l’actuel gouvernement Boric.
En ce qui concerne la CUT, ses principaux dirigeants sont liés au PC et au PS. L’actuel président de la CUT, José Manuel Díaz, est membre du Parti socialiste. La CUT est en réalité un appareil qui répond aux partis et non aux travailleurs. En réalité, la CUT n’a pas beaucoup de poids, et il est probable que de nombreux travailleurs qui font officiellement partie de la CUT votent aujourd’hui pour les candidats d’extrême droite, compte tenu de la frustration qu’ils ressentent à l’égard des dirigeants syndicaux.
Selon certaines informations, il existe aujourd’hui un malaise croissant au sein du PC et certains de ses militants ne se sentent pas très représentés par la candidate Jeannette Jara. Par exemple, de nombreux militants ne partagent pas la position de Jara sur Cuba ou le Venezuela.
De Bukele au Salvador (2019) à Milei en Argentine, en passant par l’Équateur cette année, nous avons assisté à des avancées électorales de l’extrême droite. La Colombie et le Brésil pourraient également pencher vers ce camp en 2026. Quels sont les débats au sein de la gauche révolutionnaire sur cette question ?
Tout indique que la balance penche actuellement en faveur de la victoire du candidat de droite Kast, mais il ne s’agit pas d’un vote de soutien au candidat, plutôt d’un vote de protestation contre le gouvernement des « progressistes et sociaux-démocrates » et du PC lui-même, qui fait également partie du gouvernement. Cependant, il est clair que le prochain gouvernement, quelle que soit sa couleur politique, sera un gouvernement de crise.
Il est difficile de définir la position de la gauche révolutionnaire car celle-ci est très fracturée, mais on peut peut-être dire que la plupart des collectifs de la gauche révolutionnaire en ont assez d’appeler à voter pour le « moindre mal », même si ce n’est pas la position de tous les groupes, car il existe une forte pression pour appeler à voter pour Jara.
La pression américaine s’est intensifiée avec le second mandat de Trump. Les 850 000 expulsions de Latino-Américains depuis janvier et l’opération de déstabilisation au Venezuela en sont des exemples. Cela reflète également une tentative de renforcer le contrôle face à l’influence croissante de la Chine. Alors, quelle est la position de la bourgeoisie chilienne dans cette guerre d’influence ?
La bourgeoisie chilienne se situe dans la zone d’influence de l’impérialisme du Nord et se déclare pro-américaine, mais elle est confrontée à un problème : de nombreux investissements dans divers secteurs économiques sont aujourd’hui contrôlés par des investisseurs chinois et une grande partie de nos exportations sont destinées à ce pays asiatique. On peut donc dire que l’équilibre entre les États-Unis et la Chine est complexe et en constante évolution.
La gauche révolutionnaire n’a pas obtenu de bons résultats électoraux malgré les progrès du PTR (Parti des travailleurs du Chili). Quelles sont les tâches immédiates des militants pour reconstruire un outil révolutionnaire au Chili ?
Les résultats électoraux de la gauche révolutionnaire sont plutôt précaires et très limités et, à notre avis (en tant que CIO), la tâche consiste à construire un large parti de la classe ouvrière, qui ne peut se limiter à rassembler les différents collectifs de la gauche révolutionnaire, mais doit être plus large que cela. Il doit prendre en compte les collectifs issus du socialisme historique, qui ne font plus partie du PS officiel depuis longtemps, le MIR et les camarades qui font partie de collectifs issus du MIR et d’autres groupes qui se définissent comme anticapitalistes, ainsi que des regroupements de formation plus récente, comme par exemple les camarades qui faisaient partie de la Lista del Pueblo (Liste du peuple) qui a obtenu 16,27 % des voix à la Convention constituante [2021].
1 Coalition regroupant les restes de la Démocratie chrétienne, des scissions à droite de la social-démocratie, le Parti socialiste. Le Frente Amplio élargissait la coalition sur la gauche avec le PC et la mouvance institutionnelle issue de la révolte d’octobre 2019.
2 Corps de la police militaire.
3 Pacogate pourrait se traduire de l’argot par la flicgate, presque condé gate, au sens de scandale des abus de la police.