Nos vies valent plus que leurs profits

« Je nourris mon pays, et il me tue » : les luttes des ouvrières agricoles tunisiennes

« Je nourris mon pays et il me tue » manifestation du 7 mai à Tunis.

En Tunisie, au cœur des campagnes brûlées par le soleil et les inégalités, les « Amilat », ces femmes qui travaillent la terre sans jamais la posséder, sont de nouveau en lutte.

Le 29 mai 2025, deux d’entre elles ont encore perdu la vie sur une route du Kef, dans un accident de transport. Vingt-six autres ont été blessées. Cette énième tragédie n’est pas un accident, mais la conséquence directe d’un système qui sacrifie leurs vies sur l’autel d’une main-d’œuvre bon marché et corvéable à merci.

Dès le 7 mai, elles étaient des centaines à défiler sur l’avenue Habib Bourguiba, au cœur de Tunis, pancartes en main, en mémoire des victimes des « camions de la mort ». Le 12 mai, elles tenaient un sit-in devant le ministère de l’Agriculture. Le 20, elles lançaient une grève générale. À travers ces mobilisations, elles exigent des salaires dignes, un travail protégé, l’application immédiate du décret no 4 de 2024, conquis de haute lutte cette même année, qui prévoit une couverture sociale et une reconnaissance légale de leur métier.

Le système agricole tunisien actuel est né d’une dépossession. Les terres les plus fertiles, spoliées sous le protectorat français, n’ont jamais été restituées. Dans les années 1970, sous couvert de modernisation, l’État a accentué cette logique : privatisations, démantèlement des petites exploitations familiales, concentration foncière au profit d’une minorité pour répondre aux besoins du marché européen. Un système qui prospère depuis sur l’exploitation d’un vivier de main-d’œuvre surexploitée : les ouvrières agricoles. Celles-ci représentent plus de 70 % de la main-d’œuvre agricole et, malgré leur rôle central dans l’agriculture, seulement 6,4 % d’entre elles sont propriétaires de terres.

Aujourd’hui, les Amilat travaillent sans contrat, sans assurance, dans des conditions dangereuses pour des salaires de misère. Elles gagnent environ 13 dinars par jour, souvent bien en dessous du salaire minimum légal de 20,30 dinars, bien en dessous de leurs homologues masculins. Leurs tâches sont harassantes : labourer à la main, semer, sarcler, récolter sous un soleil écrasant, pour des miettes et souvent sans eau potable. Elles sont déplacées d’un champ à l’autre, entassées dans des pickups sans banquettes ni ceintures, leurs vies suspendues à chaque virage sur les routes rurales. Ces « camions de la mort » circulent souvent sans permis ni normes de sécurité de base, et ont causé de nombreux accidents mortels.

Un « camion de la mort »

En octobre 2024, après des années de mobilisation, elles avaient obtenu la rédaction d’un décret censé garantir une protection sociale minimale : couverture santé, retraite, indemnités. Mais cette promesse, comme tant d’autres dans la bouche de l’État, est restée lettre morte. En 2019 déjà, la loi 51 était censée réglementer le transport des ouvrières agricoles. Elle non plus n’a jamais été appliquée. Dans les ministères, on parle budgets, procédures, délais techniques. Dans les champs, on parle de faim, de douleurs chroniques, de morts.

Le président Kaïs Saïed a bien tenté de récupérer leur combat en évoquant des « projets communautaires » féminins. Mais il n’a jamais été question de socialisation de la terre, encore moins de placer celle-ci entre les mains des travailleuses. Ce simulacre de coopérativisme, s’il existait, ne serait que sous contrôle étatique. Les Amilat ne sont pas dupes. Elles savent distinguer les effets d’annonce populistes de la conquête de véritables droits.

En avril 2025, l’Observatoire social tunisien a recensé 422 mouvements de protestation. Une explosion des mobilisations, bien que fragmentées, avec les revendications des ouvrières agricoles en première ligne. Elles organisent leurs propres réseaux de solidarité, font entendre leur voix dans des collectifs comme « Voix des ouvrières agricoles », soutenues par des associations féministes et des syndicalistes. Elles construisent, au jour le jour, les bases d’une riposte collective.

La mobilisation des Amilat rappelle à la Tunisie post-révolutionnaire que la lutte pour la dignité de 2011 n’a pas commencé aux portes des grandes villes, que face à un pouvoir qui n’a que le mépris à offrir, face à un capitalisme qui les broie tout en se nourrissant de leur sueur, leur réponse est claire : il n’y a rien à attendre de l’État et des promesses creuses, tout se joue dans l’organisation et la lutte.

Nora Debs

 


 

Pour s’informer sur le sujet :

• L’association Aswat Nissa, organisation non gouvernementale féministe, a documenté la mobilisation sur leur Instagram, et Sarah Ben Said, directrice exécutive de l’association a fait des interviews sur la radio mosaïque FM).
https://www.instagram.com/p/DKPLR4co6QX/?igsh=MW00NTYxN3Q4aXdkMg==

Se reporter également à différentes dépêches d’actualités,

• dont businessnews.tn ; https://www.businessnews.com.tn/Ouvri%C3%A8res-agricoles-tunisiennes–de-l%E2%80%99invisibilit%C3%A9-%C3%A0-la-lutte-pour-la-dignit%C3%A9,526,147692,3

Quelques articles de 2024 :

• https://medfeminiswiya.net/2024/01/24/tunisie-la-fragilite-toujours-renouvelee-des-ouvrieres-agricoles/
Sur les fermes coopératives :
• https://noria-research.com/mena/the-age-of-communitarian-enterprises-rural-women-in-kais-saieds-vision-for-alternative-development/