Alors que la Turquie connaît depuis le 19 mars une vague de manifestations, sans précédent depuis 2013 suite aux arrestations de dirigeants de l’opposition, la répression s’intensifie. Erdoğan, le président turc, vient de suspendre une chaîne de télévision d’opposition et d’expulser le correspondant de la BBC, après avoir arrêté des journalistes accusés de couvrir les manifestations. Plusieurs d’entre eux ont été libérés, mais restent inculpés. Enfin, alors que le syndicat Disk avait appelé à des mouvements de grève vendredi midi, qui ne semblent pas avoir rencontré un grand succès, nous apprenons qu’Erdoğan, le président turc, a prolongé de trois jours les congés de fin de ramadan – cette fin est fixée au dimanche 30 mars –, dans l’espoir de couper court l’éclatement de grèves, ainsi qu’aux mobilisations étudiantes.
Des centaines de milliers de manifestants à travers le pays
Mercredi 19 mars, Erdoğan a fait arrêter pour corruption et terrorisme le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, largement réélu il y a un an contre le candidat de l’AKP, le parti d’Erdoğan. Dimanche 23, İmamoğlu a été placé détention sous la seule accusation de corruption et a été remplacé à la mairie d’Istanbul par un administrateur nommé par le gouvernement. D’autres membres du conseil municipal ont été arrêtés sous les mêmes chefs d’inculpation. İmamoğlu devait, toujours le dimanche 23 mars, être désigné comme candidat du parti d’opposition kémaliste, le CHP, à l’élection présidentielle de 2028. La « primaire » organisée par le CHP pour cette désignation a été ouverte aux non-membres du parti et 15 millions de personnes y ont participé.
Depuis l’arrestation d’İmamoğlu, des centaines de milliers de manifestants ont envahi les rues, à Istanbul, Ankara et Izmir, les trois principales villes du pays, où l’opposition est majoritaire. On parle même de plus d’un million de manifestants le mardi 25 mars. C’est la première fois que des manifestations de masse se déroulent en Turquie depuis le « mouvement Gezi » de 2013, date à laquelle d’énormes manifestations avaient eu lieu à Istanbul contre les menaces de raser le parc Gezi, un des rares espaces verts de la mégapole, du fait d’un projet immobilier. Les manifestations s’étaient rapidement orientées vers l’exigence du départ d’Erdoğan et avaient été violemment réprimées.
Le parti d’İmamoğlu a, jusqu’à mardi 25, relayé les appels des étudiants à se rassembler – à Istanbul, les rassemblements ont eu lieu devant la mairie, la célèbre place Taksim, haut lieu de la contestation, en particulier en 2013, étant verrouillée par la police. Ces appels ont été largement suivis, bien au-delà des partisans du CHP : non seulement dans les grandes villes, mais dans de nombreuses villes moyennes et petites, ce qui pourrait être le signe d’une certaine profondeur du mouvement. Dans la rue, alors que certains groupes d’extrême droite s’en prennent clairement aux manifestants et jouent les supplétifs de la police, un certain nombre de jeunes impliqués dans les manifestations arborent les symboles des Loups gris1, ce qui rappelle les sympathies d’extrême droite d’un certain nombre de Gilets jaunes au tout début du mouvement, avant que des revendications de classe ne le recentrent.
Les étudiants, fer de lance de la mobilisation actuelle
Ce sont les étudiants qui ont lancé la mobilisation. Le Monde du 25 mars2 rapporte que l’annulation du diplôme universitaire d’İmamoğlu3 et son arrestation, ainsi que celle de plusieurs élus de villes voisines, ont conduit, dès le mardi 18 mars, des groupes d’étudiants à appeler à un rassemblement le lendemain. Le mercredi, les vidéos des arrestations des élus ont décidé un grand nombre d’étudiants à rejoindre la manifestation qui a grossi sur son trajet, enfonçant le cordon de police qui tentait de les retenir, comme on peut le voir dans des vidéos devenues virales.
Un étudiant de 22 ans, interrogé par France Inter a expliqué : « On n’en peut plus. […] On ne peut rien faire, on ne peut aller à des concerts… On veut notre jeunesse qu’ils nous ont volée il y a 20 ans ! […] Cela ne va pas s’arrêter, cela ne doit pas s’arrêter. […] C’est entre nos mains, nous les jeunes, les étudiants, nous […] sommes tous les jours dans les rues. On affronte la police. Nous sommes décidés à faire tout ce qui est en notre pouvoir. Nous irons jusqu’à la révolution. » Face à la répression, il ajoute : « On a peur… Mais le gouvernement ne peut pas mettre tout le monde en prison. Donc jusqu’à la dernière personne, on va essayer. Les policiers répriment et frappent beaucoup. Ils ne font pas que se défendre, ils attaquent aussi. »
Ce n’est donc pas le CHP qui est à l’origine des manifestations. Il ne pouvait faire autrement que les assumer, mais, en parti « responsable », il a, au rassemblement devant la mairie du mardi 25, annoncé que les manifestations quotidiennes devaient s’interrompre pour préparer une grande manifestation samedi 29, cela alors que l’on parle de plus d’un million de personnes dans la rue ce jour-là. Cette dérobade a valu aux dirigeants du CHP d’être alors copieusement sifflés.
Le régime durcit la répression
En face, la répression se durcit, contre l’opposition, mais aussi contre les manifestants. Le ministre de l’Intérieur affirme que la police a arrêté plus de 1 400 personnes – mais il y en a sans doute davantage, le décompte, en particulier ailleurs que dans les grandes villes, n’étant pas transparent –, dont plus d’un tiers ont déjà été déférés devant les tribunaux.
Le maire CHP d’Ankara, Mansur Yavaş, risque d’être le prochain sur la liste des élus arrêtés et destitués par le régime. Le régime a interdit aux journalistes de parler des manifestations et en a arrêté plusieurs pour les avoir couvertes. Erdoğan a fait fermer de nombreux comptes X et sites Internet.
Le World Socialist Web Site précisait le vendredi 27 mars : « Parmi les personnes emprisonnées figurent des dirigeants et des membres de nombreux partis de gauche, dont le Parti travailliste (EMEP), le Parti de la démocratie ouvrière (İDP), le Parti de gauche, le Parti des travailleurs de Turquie (TİP), le Mouvement communiste de Turquie (TKH) et le Parti communiste de Turquie (TKP). Levent Dölek, vice-président du Parti des travailleurs révolutionnaires (DİP) et universitaire à l’université d’Istanbul, a été arrêté pour avoir participé à une action de solidarité avec le boycott étudiant. »
En Turquie comme ailleurs, l’élection de Trump aux États-Unis a donné des ailes au tout-réac. Cela s’ajoute au fait que l’Union européenne, militairement lâchée par l’administration américaine, aura besoin de la Turquie non plus seulement pour « stocker » les candidats migrants vers l’UE, mais aussi dans sa course aux armements – la Turquie fait partie des pays invités par Macron et le Premier ministre britannique, Keir Starmer, aux sommets organisés sur la défense d’une Europe prétendument sous la menace russe. Comme toujours, les dirigeants européens se sont seulement fendus de communiqués protestant contre la répression des manifestations – un rôle de donneur de leçon de démocratie qui va bien aux dirigeants français, Macron en tête, qui, comme chacun sait, ont fait dans la dentelle lors du mouvement des Gilets jaunes ! Erdoğan est tranquille du côté des gouvernements en place, il sait qu’ils s’accommoderont du tour de plus en plus dictatorial de son régime : la cote des droits démocratiques pour les classes populaires n’est pas très élevée en ce moment !
Parmi les atouts d’Erdoğan, il y a aussi l’attitude du HDP, le Parti démocratique du peuple, parti classé à gauche et issu du mouvement kurde. Lors des manifestations de 2013, le HDP était resté en dehors du mouvement, ce qui avait considérablement aidé Erdoğan dans sa répression. Aujourd’hui encore, la position du HDP reste ambiguë, alors que de nombreux Kurdes de Turquie participent aux manifestations. Le HDP est sans doute entravé par la probable négociation en sous-main avec Öcalan, le leader historique du PKK, le parti kurde engagé dans la lutte armée contre le régime turc, qui a abouti à l’appel de ce dernier à arrêter les combats, rendre les armes et dissoudre le PKK. Erdoğan a recherché l’appui des Kurdes de Turquie – qui représentent environ un quart de la population – afin d’assurer la modification de la Constitution lui permettant de se présenter aux prochaines élections présidentielles pour un nouveau mandat. Si le HDP demeure l’arme au pied pendant la mobilisation, ou s’il ne la rallie que du bout des lèvres, cela serait un sacré coup de main donné au régime !
Les pauvres s’appauvrissent, les riches s’enrichissent… Air, hélas, connu !
Personne ne peut savoir comment va évoluer la mobilisation en Turquie. Du côté des partis politiques, Erdoğan n’a pas trop à s’inquiéter, mais le mouvement peut s’étendre, et aussi s’approfondir en changeant de nature.
Les jeunes expriment leur révolte face à un régime de plus en plus dictatorial et étouffant, mais le mécontentement est général dans un pays qui connaît une hyperinflation, officiellement de 44,4 % en 2024, de 83,7 % selon un groupe d’économistes indépendants, le Groupe de recherche sur l’inflation. Le billet de 200 livres turques qui s’échangeait contre 70 euros il y a dix ans s’échange aujourd’hui contre 5 euros. Alors que 60 % de la population active est payée au Smic, celui-ci n’a été augmenté au 1er janvier dernier que de 30 %, pour arriver à 607 euros. Quant aux retraites de la fonction publique, elles ont été augmentées de 10 à 12 %. Les chiffres officiels montrent un chômage en baisse (à 2,9 millions de personnes, 8,2 % de la population active4), mais une baisse du taux de participation à la vie active, c’est-à-dire une part plus faible de la population au travail par rapport à la population en âge de travailler. Le site du syndicat Disk explique au contraire qu’environ 5 millions de personnes sont prêtes à travailler mais ont renoncé à chercher un emploi et que le nombre de chômeurs « au sens large » est en augmentation et représente 11,2 millions de personnes.
Dans le même temps, le nombre de milliardaires en dollars « devrait même augmenter de 43 % d’ici à 2028, selon les prévisions de la banque UBS. Les restaurants de luxe bondés et le doublement du nombre de Lamborghini et de Bentley vendues en Turquie en 2023 et en 2024 ne sont que la face visible de cette expansion », écrit le correspondant à Istanbul du journal Le Monde, Nicolas Bourcier, dans le numéro du 30 janvier dernier5.
La classe ouvrière va-t-elle entrer dans le mouvement ?
La grande inconnue est donc de savoir si la classe ouvrière, particulièrement nombreuse en Turquie, va se joindre au mouvement et lui donner, par le fait, un tout autre tour. Il semble bien que des grèves ont éclaté. Parallèlement au mouvement, des débrayages pour les salaires ont éclaté à Mersin – une ville ouvrière de plus d’un million d’habitants de la côte méditerranéenne, avec une forte communauté kurde – tandis que les ouvriers de la construction d’une centrale nucléaire et le syndicat des ouvriers agricoles menaçaient aussi d’appeler à la grève. Ceux qui ont organisé ces débrayages ne pouvaient évidemment ignorer les actions en cours, et donc la possibilité que cela débouche sur une convergence entre les luttes ouvrières et la mobilisation étudiante. Le syndicat Disk – Confédération des syndicats révolutionnaires – a appelé à des mouvements de grèves vendredi 27 mars, apparemment sans grand succès. S’il semble bien que Disk a participé aux manifestations depuis le début, les autres organisations syndicales opposées au régime restent en dehors. Eux, comme le CHP, craignent sans doute davantage de prendre le risque d’ouvrir, dans les entreprises, les vannes de la colère que la répression du régime.
L’entrée dans la lutte de la classe ouvrière est sans doute ce qu’Erdoğan aurait le plus à craindre. La jonction entre le mouvement ouvrier et celui initié par les étudiants pourrait complètement changer la donne en Turquie et faire que la grande bourgeoisie turque songe sérieusement à lâcher le régime6. Un Printemps turc qui serait porteur d’espoir pour les classes populaires bien au-delà de la Turquie en ces temps où l’extrême droite se croit toute-puissante un peu partout dans le monde !
Le 28 mars 2025, Jean-Jacques Franquier
1 Les Loups gris sont une organisation armée ultranationaliste, ouvertement anticommuniste, anti-Kurdes, anti-Arméniens, antisémite. Elle est réputée proche d’Erdoğan.
2 https://www.lemonde.fr/international/article/2025/03/25/turquie-a-l-origine-des-manifestations-une-jeunesse-etudiante-qui-n-a-plus-rien-a-perdre_6585945_3210.html
3 En Turquie, un diplôme validant quatre années d’études universitaires est nécessaire pour être candidat à l’élection présidentielle. L’opposition affirme d’ailleurs que le diplôme d’Erdoğan est un faux.
4 https://data.tuik.gov.tr/Bulten/Index?p=Labour-Force-Statistics-February-2025-54060&dil=2
5 https://www.lemonde.fr/economie/article/2025/01/30/en-turquie-les-ravages-de-l-hyperinflation-pour-200-balles-tu-n-as-plus-rien_6523602_3234.html
6 Erdoğan a fait arrêter du dirigeant du Tüsiad, l’équivalent du Medef en Turquie, et de son bras droit qui dénonçaient l’absence d’« état de droit » dans le pays, parce qu’ils estiment que cette absence nuit aux affaires. Dans la même veine, Cem Koksal le patron d’un des principaux groupes industriels turcs, Zorlu Holding, a été contraint de démissionner après une courte incarcération pour avoir voulu indiquer que l’entreprise ne connaissait pas le début du ramadan comme célébration officielle.