Le président du Kenya, William Ruto et son ministre des Finances, John Mbadi, viennent d’annoncer, dimanche 18 août, leur intention de rétablir les nouvelles taxes qu’ils avaient dû abandonner fin juin face aux manifestations qu’ils n’avaient pu faire taire, malgré une répression sanglante. Ce ministre des Finances, qui expliquait dimanche à la télé que la ré-instauration des taxes qui avaient mis le feu aux poudres était indispensable pour « payer les enseignants » (dixit) et surtout satisfaire les exigences des créanciers du Kenya, à commencer par la Banque mondiale et le FMI, n’est qu’un de ces prétendus opposants politiques que Ruto était allé chercher pour sauver la face en changeant son gouvernement au lendemain des sanglantes émeutes du mois de juin contre les taxes et la vie chère. Après son annonce, la journaliste et militante Hanifa Adan, qui est, selon la presse, l’une des figures du mouvement de protestation, a tweeté sur X « la lutte continue ».
Une loi qui frappe les couches les plus pauvres
Pour augmenter les recettes de l’État de 2,7 milliards, la loi de finances qu’avait décidé le président Ruto instaurait toute une série de nouvelles taxes, notamment sur des produits alimentaires, l’usage de la voiture et d’Internet, des taxes qui auraient pour principale cible les plus pauvres. Dans un pays où 38 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et où l’inflation dépasse les 6 % la mesure était insupportable. D’autant plus quand on regarde le train de vie des plus privilégiés, notamment l’énorme palais où vit Ruto, et ses nombreux voyages en jet privé, sans parler de la corruption endémique. Si la jeunesse s’est retrouvée en première ligne dans la mobilisation, c’est aussi parce qu’avec un chômage qui atteint chez les jeunes 67 %, elle aurait subi de plein fouet ces attaques.
Les journées de mobilisation
La mobilisation a commencé à la mi-juin par un #RejectFinanceBill2024 devenu viral sur Tiktok et X : un appel aux députés pour qu’ils votent contre le projet de loi présenté par le gouvernement.
Le 18 juin, un appel était lancé à une journée de mobilisation pour stopper le projet de loi qui devait passer deux jours plus tard en deuxième lecture au Parlement. Face à une manifestation relativement calme à Nairobi, principalement composée de jeunes, la police a procédé à plus de 200 arrestations, utilisé du gaz lacrymogène, et attaqué plusieurs journalistes. Le 19 juin, la commission budgétaire du Parlement a proposé des amendements sur les points les plus sensibles de la loi pour calmer le jeu, ce qui a entrainé l’effet inverse : pour la première fois, la démission de Ruto était réclamée par les manifestants. Le 20 juin, le mouvement s’élargissait à de nombreuses villes autres que Nairobi. Le vote de la loi au Parlement ainsi que les premiers manifestants tués par la police ont accru la colère. Le 23 juin, alors que le président Ruto appelait les manifestants au dialogue, se propageait sur les réseaux un appel à une grève nationale le 25 juin. Ce jour-là, au terme de la manifestation massive à Nairobi, les manifestants submergeaient la police et envahissaient le Parlement.
Une répression symptomatique de la violence étatique au Kenya
Après l’invasion du Parlement, l’armée a ouvert le feu, faisant une vingtaine de morts, massacre justifié par le président Ruto parlant de « menaces à la sécurité nationale » et accusant les manifestants « d’actes de trahison ».
La répression a continué les jours suivants et a fait à ce jour plus de 60 morts, et 300 personnes ont été enlevées par la police ou ses sbires. Alors que le Kenya est souvent présenté comme le modèle de démocratie libérale en Afrique de l’Est, les méthodes de toute dictature y ressurgissent quand la population fait irruption sur la scène politique. Et contrairement à la présentation que lui donne souvent la presse, le Kenya a une longue tradition de violence politique, dont celle qui avait suivi l’élection présidentielle contestée de décembre 2007 (des centaines de morts, plus de 200 000 déplacés). Une histoire dont Ruto est un parfait représentant : il a commencé sa carrière politique auprès de l’ancien président et dictateur Daniel arap Moi (président de 1978 à 2002), dans l’organisation Youth for Kanu 92 qui avait pour but d’intimider ses opposants, notamment les membres de l’ethnie Kikuyu, et il a lui-même participé à la grande vague de répression de 2007-2008, ce qui lui a valu d’être accusé de crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale.
La jeunesse kényane qui se mobilise aujourd’hui s’est politisée aussi à la suite des nombreuses exactions policières, qui ont fait d’après Amnesty International douze morts lors des manifestations de mars 2023.
Un recul sur lequel le gouvernement voudrait revenir
Le 27 juin, Ruto, devant l’ampleur de la mobilisation, retirait ce projet de loi. Le 11 juillet, voyant que la pression de la rue ne cessait pas et se sentant dans l’incapacité de canaliser ce mouvement, Ruto avait limogé ses ministres et le remaniement était l’occasion d’y faire entrer des membres réputés de l’opposition ; une opposition tout aussi corrompue et dévouée aux intérêts des plus riches, comme on le voit avec John Mbadi. De nombreux poids lourds du gouvernement étaient néanmoins reconduits, de quoi rendre méfiants les manifestants. Son discours promettait de « mettre fin au fardeau de la dette, trouver de nouveaux moyens de lever des recettes nationales, éliminer les dépenses inutiles », et même de « tuer le dragon de la corruption »… autant attendre du lait d’un bouc !
Corruption toi-même
Élu en 2022, Ruto est l’un des hommes les plus riches du Kenya, avec une fortune qui se compte probablement en milliards. Il est impliqué dans des affaires de fraude et a profité de son insertion dans l’appareil d’État pour s’emparer de terres qui ne lui appartenaient pas. Champion des politiques d’austérité et des attaques anti-sociales, le président est désormais surnommé « Zakayo » (Zachée), en référence au riche collecteur d’impôt dont parle la Bible. En 2022, son slogan électoral était « hustler’s nation » (nation des débrouillards) ; c’est surtout la débrouillardise Ruto, qui comprend la corruption et l’a fait devenir milliardaire, alors que pour les classes populaires kényanes la débrouillardise c’est d’arriver à se loger et se nourrir.
Derrière Ruto, le FMI et l’impérialisme
Les manifestants étaient nombreux à arborer des pancartes comme « Nous ne serons pas les rats de laboratoire du FMI ». Le Kenya est un des pays les plus endettés d’Afrique : ses dettes représentent 70 % du PIB, et leur paiement 32 % du budget de l’État. Le gouvernement, qui n’a toujours pas fini de payer, s’est réendetté en 2022, et les nouvelles taxes annoncées cette année étaient censées non seulement aider à payer la dette, mais permettre d’obtenir 1,2 milliard de nouveaux prêts : grandes banques et institutions financières internationales ne prêtent qu’à qui sait saigner son peuple.
L’économie kényane, considérée pourtant comme une des plus prospères d’Afrique, souffre toujours de son passé colonial. Le pillage des richesses se fait non seulement par les grandes multinationales qui sont présentes sur place, et aussi par les grandes banques occidentales qui se servent directement dans les caisses de l’État.
Le lien entre Ruto et les impérialistes est mis en lumière par les slogans des manifestants, comme « Ruto est l’ancien du village du FMI ». Ses nombreuses rencontres avec des présidents de puissances impérialistes le montrent pour ce qu’il est : un gestionnaire loyal de l’ordre impérialiste, proche d’un Biden, qui l’a encore reçu en mai dernier en grande pompe à Washington, d’un Macron ou d’un Sunak, Premier ministre de l’ancienne puissance coloniale dont la grande base militaire britannique au Kenya est une des sources de revenus du régime.
Une mobilisation inédite
La mobilisation des mois de juin et juillet s’est principalement organisée grâce aux réseaux sociaux. Cette jeunesse qui manifestait et affrontait les forces de répression se disait « sans parti, sans tribu et sans leader » et c’est cela qui a de quoi faire peur aux classes dominantes. Après avoir dû reculer, changer son gouvernement et s’associer quelques « opposants » (il vaudrait mieux dire vautours concurrents) supposés donner le change, le président kényan tente de remettre en place ses impôts supplémentaires.
Mais la population pauvre, les jeunes qui se sont révoltés, « sans tribu, sans leader » et justement pour ça unis et indomptables, pourraient bien se lever à nouveau.
Robin Klimt