Éditions La Fabrique, 2025, 160 p., 13 €
Le texte écrit par Clara Serra, militante féministe et essayiste espagnole, s’inscrit dans le contexte des affaires de viol qui ont ébranlé la justice et qui ont à juste titre choqué un large public, comme les viols de Mazan en France.
En Espagne, c’est le procès qui suit l’épisode dit de la Manada qui a agité l’opinion publique et occasionné des manifestations qui visaient à faire reconnaître le viol subi par une jeune femme de 18 ans lors des fêtes populaires de Pampelune. C’était en juillet 2016, cinq hommes se surnommant « La Manada » (la meute en espagnol), entraînent la jeune fille dans un hall d’immeuble, lui imposent des relations sexuelles et filment la scène. Les auteurs sont d’abord inculpés pour viol, mais le tribunal de Pampelune requalifie ensuite les actes commis d’« abus sexuel », sous prétexte qu’il n’y a pas eu de violence ou d’intimidation physique. En Espagne, la victime devait alors prouver qu’il y avait l’une, l’autre, ou les deux pour faire reconnaître un viol devant un tribunal. La nouvelle législation adoptée à la suite de cette affaire déplace la charge de la victime vers l’agresseur, puisque que c’est lui qui doit prouver qu’il y a eu consentement. C’est la doctrine du « solo si es si » (seul un oui est un oui) – autrement dit, la doctrine du consentement positif.
Cette réforme de la justice témoigne d’une prise en compte de la parole des victimes, en plus d’être le produit de mobilisations des organisations féministes et de celles et ceux qu’elles ont réussi à entraîner derrière elles. C’est en ce sens une avancée. De même que l’intégration du « consentement libre et éclairé » à la loi française suite à l’affaire Gisèle Pelicot. Tout en défendant cette avancée, presque comme une mesure d’urgence, permettant à davantage de violences sexuelles d’être reconnues et jugées, Clara Serra entend s’interroger sur le caractère « libre et éclairé » de ce consentement. La doctrine du « oui » comme moyen d’identifier la violence sexuelle pose problème, car il ne peut pas être, dans bien des cas, un critère discriminant. Autrement, un « oui » arraché à la jeune victime de la Manada aurait-t-il invalidé la qualification de viol pour les actes de ses agresseurs ?
Précisons qu’avant ces réformes de la justice dont discute l’autrice de La Doctrine du consentement, la loi n’était pas basée sur autre chose que sur le consentement. Depuis que la justice a abandonné le paradigme de « l’honneur » à la fin du XIXe siècle – qui jugeait les atteintes à l’honneur (notamment celui des hommes !) et non pas le crime sexuel, c’est-à-dire l’atteinte à l’intégrité physique et morale de la personne qui le subit – les débats portent sur les moyens de prouver, au cours d’un procès, l’absence de consentement. La doctrine du consentement positif représente un changement en tant qu’elle cherche les signes du consentement plutôt que les signes du refus de consentir à un rapport sexuel quelconque.
L’un des problèmes que pose Clara Serra à partir de la doctrine du consentement positif est le suivant : la formule du consentement positif (le “oui”) a le défaut d’exclure des relations sexuelles imposées une série de situations coercitives dans lesquelles le “oui” est imposé. Car, nous, communistes, le savons bien, le contrat « libre » ne peut l’être que lorsque l’individu est dans une situation qui lui permet de dire « non ». Pour faire l’analogie, nous ne pouvons dire « non » à un emploi pénible et mal payé que lorsque nous avons le choix d’une meilleure situation.
Ainsi, pour que le « oui » puisse être valide il faut supposer la possibilité du « non ». Pour Clara Serra, la doctrine du « oui », en prétendant régler le problème de l’identification de la violence sexuelle, suppose les femmes incapables de dire « non », tout en conférant une valeur de véritable acquiescement à leur « oui ». Clara Serra, qui ne semble pas prétendre éradiquer le patriarcat par des moyens judiciaires, mais propose néanmoins aux féministes des revendications à adresser à la justice bourgeoise, écrit : « Exiger que les lois disposent d’outils pour aborder correctement les contextes particuliers dans lesquels le consentement est compromis, voire rendu impossible, voilà une revendication féministe à adresser au droit. » Contre les violences sexuelles aujourd’hui, l’autrice revendique « que puissent être traités avec justice tous les cas où l’on ne peut pas dire non et tous les cas où les oui ne sont pas valides ».
Le problème de la doctrine du consentement positif se loge également ici selon Clara Serra. Cette doctrine dit « non » à la place des femmes, de façon universelle et systématique, à tout ce qui n’est pas un « oui » verbalisé. Pourtant ce « non » – et le fait de supposer aux femmes la capacité de le formuler ! – a son importance. Il a fait partie des luttes des années 1970, dans lesquelles les femmes voulaient faire entendre un refus : celui de se soumettre aux normes du patriarcat, aux désirs des hommes, au rôle de mère.
Les normes du patriarcat sont bien évidemment dénoncées par nombre de féministes défendant la doctrine du consentement positif. Elles reconnaissent que la domination des hommes les place dans une situation qui leur permet d’exercer des pressions. Mais par là-même, elles font de la sexualité hétérosexuelle le lieu d’un danger permanent, une fosse aux lions dans laquelle la seule arme dont disposent les femmes est le « oui ». Cette idée est soutenue par des théoriciennes américaines, comme Catharine MacKinnon, qui ont considéré que le terme même de « violence sexuelle » est un pléonasme, puisque les rapports entre les hommes et les femmes sont toujours et par essence violents. Si l’on adhère à ce point de vue, alors la violence sexuelle n’est plus même discernable de la non-violence sexuelle. En faisant de la violence la norme de la sexualité, on supprime la possibilité de faire la différence entre les situations où la volonté de l’individu est outrepassée (le viol, l’agression) et celles où ce n’est pas le cas.
Alors bien sûr, la sexualité, dans un monde où les femmes sont élevées pour adopter des attitudes qui correspondent à celles attendues par une société qui maintient l’oppression, peut être facteur de souffrance, de déception et même de regret. Mais si l’on assimile la sexualité hétérosexuelle à une agression, il est impossible de protéger les femmes en jugeant les agressions qu’elles subissent. Puisque comme le dit Clara Serra, le patriarcat « ne sera jamais jugé dans un tribunal »… Et c’est bien là que la justice bourgeoise est tout à fait incapable de répondre à l’oppression, qui est le vrai terreau des violences sexuelles.
Paradoxalement, c’est ce même courant féministe qui défend une restriction de ce qui est considéré comme du sexe consenti. Restriction discutable, puisque, nous le disions précédemment, un « oui » peut être extorqué1. La doctrine du consentement positif devient une digue bien peu efficace face à la violence de genre.
Le livre de Clara Serra explore ce paradoxe entre une réalité empreinte de violence et l’illusion libérale, qui consiste à penser que nous sommes des individus souverains et égaux ayant la capacité de passer des « contrats libres ». D’un côté, la théorie féministe à la MacKinnon perçoit le caractère systémique des viols et des agressions, bien que de façon incomplète et donc fausse (sans pointer l’exploitation capitaliste qui pérennise l’oppression des femmes), mais de l’autre, MacKinnon et ses héritières espèrent résoudre ce problème à travers une institution, la justice, qui s’appuie sur une fiction d’égalité.
C’est contre cette perspective qu’entend s’élever Clara Serra, en proposant une porte de sortie – d’abord théorique certes – à l’ornière des solutions institutionnelles dans lesquelles semblent parfois s’enliser une partie des courants féministes et de celles et ceux qui leur prêtent une oreille. À charge des communistes révolutionnaires de donner les outils de la lutte concrète contre la bourgeoisie qui maintient l’oppression des femmes et les violences qui en découlent.
Mona Netcha
1 Dans l’article « Consentement » de L’Encyclopédie (1751), dans lequel Diderot pose le problème de manière très contemporaine, on trouve cette réflexion : « On a beau m’arracher de la bouche que mon sentiment est le même que celui de tel ou de tel, cela ne change point l’état de mon âme. »