Deux des épisodes les plus dramatiques de la résistance palestinienne réfugiée dans les pays arabes voisins, Septembre noir en Jordanie en 1970, et l’intervention syrienne du côté de l’extrême droite libanaise en 1976 sont caractéristiques de la politique affichée de « soutien » des dirigeants du monde arabe à la cause palestinienne. Caractéristiques aussi de l’impasse dans laquelle une direction nationaliste, plus soucieuse de construire son État et d’en obtenir la reconnaissance mondiale que d’organiser la lutte des opprimés, conduisait le mouvement palestinien.
Le simple déroulement des faits, que nous résumons ci-dessus, est parlant.
1970, le roi de Jordanie à l’œuvre
Le fait que la Jordanie ait fait partie de la coalition arabe contre Israël dans la guerre de 1967 n’empêchait pas le roi Hussein de Jordanie, qui avait succédé à son père en 1952, d’émarger aux comptes de la CIA en tant que correspondant, pour quelques millions de dollars par an1.
Au lendemain de la guerre de 1967, alors que l’armée israélienne ne cessait pas ses raids militaires et bombardements en Jordanie, visant les camps de réfugiés, sans réaction de l’armée jordanienne, c’est à l’intérieur du pays que le roi de Jordanie estimait son pouvoir menacé. Au mois de juin 1970, l’armée jordanienne avait fait une première tentative contre les milices palestiniennes à Amman : 1 000 tués et blessés parmi les Palestiniens2. L’opération avait tourné court face au soutien apporté par la population aux fedayins palestiniens, et Arafat avait sauvé la mise du roi par la signature d’un cessez-le-feu, sous l’arbitrage du gouvernement irakien. Ce n’était que partie remise.
Le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) de Georges Habache ne cachait pas que le renversement de la monarchie lui semblait nécessaire… tandis que le chef du Fatah et de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), Yasser Arafat, ne cessait de chercher des compromis avec elle. Mais du côté du roi, pour tenter d’écraser militairement la résistance palestinienne sans risquer d’être mis au banc des gouvernants du monde arabe, il fallait un feu vert, ne pas assumer seul. Ce fut l’adhésion de l’Égypte de Nasser au « plan Rogers » proposé par les États-Unis : il s’agissait d’un projet de plan de paix entre Israël et les pays arabes, qui se réglerait sur le dos des Palestiniens en entérinant l’acceptation des territoires occupés. Ni Carter avec Camp David en 1978, ni Trump avec les accords d’Abraham en 2020, n’ont beaucoup innové.
À la suite des détournements, début septembre 1970, de quatre avions de ligne (dont un provenant d’Israël) par des combattants palestiniens qui espèrent marchander la libération des passagers (gardés dans des hôtels) contre la libération de militants palestiniens emprisonnés en Europe, le président américain Nixon parle d’une éventuelle opération militaire des États-Unis. Il n’en fera finalement rien, estimant que la tâche reviendrait plutôt à l’armée israélienne. Mais il fait avancer vers la zone des navires de la VIe flotte pour dissuader tout éventuel appui de l’armée syrienne ou irakienne aux Palestiniens.
Le roi Hussein assure ses arrières en prenant contact avec les États-Unis et avec Israël avant de décréter la loi martiale, le 15 septembre, et de lancer son offensive sur les quartiers palestiniens d’Amman et les camps. Malgré les promesses de Bagdad, le contingent de soldats irakiens présent en Jordanie depuis 1967 pour prétendument protéger les Palestiniens laisse faire. La Syrie envoie timidement quelques blindés et troupes au sol, qu’elle retire à la première riposte de l’aviation jordanienne sur ordre du ministre de la Défense, Hafez El-Assad (père de l’actuel président syrien), plus préoccupé par la préparation du coup d’État qui allait l’amener au pouvoir quelques mois plus tard que par le sort des Palestiniens.
Ce fut le massacre de Septembre noir : entre 3 500 et 10 000 (selon les sources) et des dizaines de milliers de blessés. Et un nouvel exode, à la suite du massacre, sous l’arbitrage du président égyptien Nasser qui réunissait le 27 septembre, au Caire Arafat et Hussein pour la signature d’un accord de cessez-le-feu.
À part quelques contingents autorisés à rester, mais sous contrôle sévère de l’armée, tous les combattants palestiniens furent transférés au Liban. Cela va prendre quelques mois. Fin avril 1971, les derniers convois de fedayins avec leurs équipements quittaient la Jordanie, parachevant l’accord signé au Caire. Le 2 mai 1971, le roi Hussein fêtait ça avec le secrétaire d’État américain William Rogers (l’homme du plan), par un repas suivi d’une visite des quartiers de la capitale et des ruelles du camp de réfugiés de Wahbash, jadis fief des militants palestiniens du FPLP de Georges Habache3.
1974 : ONU soit qui mal y pense
Le 13 novembre 1974 était « l’Arafat day » à New York, comme titrait la presse. Le chef de l’OLP était pour la première fois invité à parler de son peuple à la tribune de l’ONU. Présenté à la tribune par le ministre des Affaires étrangères algérien, Abdelaziz Bouteflika (futur président viré par le Hirak en 2019), Arafat coiffé de son légendaire keffieh est acclamé par ses pairs représentants des États arabes. À la colère du représentant d’Israël, « l’OLP restera ce qu’elle est et où elle est, c’est-à-dire hors-la-loi et hors de Palestine », c’est le délégué de la Jordanie qui a le culot de répondre, oubliant Septembre noir : « On peut toujours dire que la Cisjordanie appartient à tel ou tel État ; ce qui est certain c’est qu’elle appartient à la population qui y vit. Israël doit mettre fin à l’occupation. »
Et Arafat remercie l’assemblée « d’avoir invité l’OLP à participer à cette session plénière de l’Assemblée générale des Nations unies […]. L’Organisation des Nations unies reprend l’examen de la question de Palestine et nous estimons que cette décision est une victoire pour l’ONU et une victoire pour la cause de notre peuple. […] Les Nations unies d’aujourd’hui sont différentes de ce qu’elles étaient hier, tout comme le monde d’aujourd’hui n’est plus le monde d’hier, […] mieux à même maintenant de mettre en œuvre les principes de sa Charte de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et mieux à même d’appuyer les nobles causes de la paix et de la justice ».
Le 22 novembre, l’ONU vote une résolution reconnaissant le droit du peuple palestinien à l’autodétermination et à l’indépendance et le droit inaliénable au retour des réfugiés. Mais l’ONU de 1974 n’est pas différente de ce qu’elle était la veille et qu’elle est encore aujourd’hui. Si Arafat s’y est vu accorder une certaine respectabilité, c’est du donnant-donnant, en échange de se montrer responsable du jeu du monde des grandes puissances. La résolution n’engage en réalité personne, pas plus les chefs d’États arabes que les autres à soutenir la cause palestinienne…
1975-1976 au Liban : extrême droite libanaise et troupes syriennes contre les Palestiniens
Et en particulier elle n’engageait en rien le président libanais, Soleimane Frangié, qui avait été chargé, à cette séance de l’ONU, du discours de conclusion au nom de tous les chefs d’États arabes. C’est au Liban que se préparait un nouveau drame pour le peuple palestinien.
Le Liban de 1975 n’était plus la « Suisse du Moyen-Orient », comme on l’avait surnommé, avec bien plus de pauvres qu’en Suisse mais avec ses banquiers et son Casino pour la grande bourgeoisie d’affaire (il fonctionne toujours sur les hauteurs de Beyrouth). Ce qui avait fait la fortune de cette mince couche de la grande bourgeoisie libanaise, essentiellement de la communauté chrétienne maronite favorisée par la France du temps où elle dominait le Liban, c’était le rôle à la fois de zone de passage et d’institution financière du Liban pour le trafic commercial entre l’Europe et le Moyen-Orient. Y compris le commerce pétrolier. Les monarchies pétrolières du Moyen-Orient avaient leurs banques, et leur relais financiers à la City de Londres.
La riche bourgeoisie libanaise, parlant français (une fierté que Macron est encore allé saluer lors de son voyage à Beyrouth, lors de la crise libanaise de 2020) avait maintenu sa fortune, bâtie sur le commerce mondial. Remarquons en passant que c’est encore aujourd’hui sur ces relations commerciales et financières qu’elle maintient sa richesse… et réintègre dans ses rangs un Carlos Ghosn fuyant les tribunaux. Mais elle régnait sur un pays sans grande activité économique, un pays de chômeurs vivant d’activités de fortune, d’ouvriers agricoles travaillant pour quelques grands propriétaires fonciers, d’une population pauvre du Sud-Liban (essentiellement chiite) qui, fuyant les raids de l’armée israélienne menés dans cette région contre les réfugiés et combattants palestiniens, venait grossir les banlieues ouvrières et bidonvilles de Beyrouth. Les sommets de l’État, eux, étaient codifiés, depuis la période du protectorat français : la présidence du pays à un dignitaire de la bourgeoisie chrétienne maronite, le poste de Premier ministre à l’une des familles de notables de la communauté musulmane sunnite, et le poste restant, présidence du Parlement, laissé à un notable chiite. Chaque fraction de la bourgeoisie servie, donc. Mais, même entre elles, chacune à la hauteur de sa place dans la hiérarchie sociale. Avec un gâteau réduit, les rivalités et querelles pour le pouvoir s’étaient exacerbées.
Et avec le déclin économique, c’est la population pauvre qui écope, et qui réagit. Face au mécontentement social, l’extrême droite libanaise a un bouc émissaire tout trouvé : les Palestiniens. À côté de l’armée, le président Soleiman Frangié, leader de la droite, chef de file d’une des grandes familles maronites, avait ses propres milices, la brigade Marada. Mais les plus puissantes de ces milices qui allaient mener la guerre contre les classes libanaises pauvres et les Palestiniens sont surtout celles du leader de l’extrême droite, Pierre Gemayel. fils d’une autre grande famille maronite et admirateur d’Hitler. Il avait développé ses phalanges pour suppléer à l’armée, qu’il jugeait insuffisante dans les tâches de répression, et pour pouvoir mener celles-ci sans aucun contrôle de cet État où les diverses coteries de la bourgeoisie libanaise se partageaient le pouvoir. Ces phalanges seront responsables de la fusillade du 13 avril 1975 d’un car de Palestiniens, qui a marqué le point de départ de la guerre civile libanaise.
Cette guerre civile, à laquelle les jeux politiques de la société libanaise finiront par imprimer une tournure communautaire ou confessionnelle, était donc avant tout, au départ, une guerre sociale. Sur le côté « confessionnel » que va prendre en partie le conflit, davantage dans l’arrière-pays, dans les villages que dans les grandes villes, et plus dans les années qui ont suivi qu’en 1975-1976, il faut mettre bien des nuances. Le choix même des attentats et zones de combats, étaient de fait ceux des phalangistes de Gemayel : cibler les quartiers pauvres musulmans et palestiniens. Et les ripostes, en symétrique, contre les phalanges et les quartiers chrétiens qu’elles contrôlaient. Mais si la majorité de la population pauvre (et la majorité de la population libanaise tout court) est de religion musulmane, sunnite ou chiite, les notables de la bourgeoisie musulmane savaient choisir leur camp, de classe : « Les musulmans du Liban ne sont pas de gauche, bien au contraire. Dans leur grande majorité ils luttent contre la gauche destructrice », déclare dans un meeting, en novembre 1975, l’un des notables de la bourgeoisie sunnite, l’ancien Premier ministre Rachid Karamé4. Les chefs religieux, sans vouloir s’opposer aux sentiments de l’immense majorité de leur communauté, s’efforcent de prendre leurs distances. « Non ! Le communisme ne s’est pas infiltré parmi les rangs des combattants musulmans et nous ne tolèrerons pas qu’il s’y infiltre. […] Nous affronterons, seuls s’il devenait nécessaire, l’invasion communiste parce que, pour un musulman, l’atteinte à la foi est bien plus grave que l’atteinte à ses droits politiques », prêche l’imam de la mosquée Basta Tahta de Beyrouth. Côté chiite, le chef religieux, l’imam Moussa Sadr, en perte d’influence dans sa communauté qui est en moyenne la plus pauvre du pays et pour ne pas se désolidariser d’elle, choisit la grève de la faim dans une mosquée… pour la paix et la réconciliation. Le parti islamiste Hezbollah, qui aujourd’hui domine la communauté chiite du Liban, n’a vu le jour que bien plus tard, après l’arrivée au pouvoir des Khomeynistes en Iran.
Certes il y avait aussi une gauche libanaise. La principale était une gauche social-démocrate, dirigée par Kamal Joumblatt, issu d’une grande famille de la communauté druze, chef du Parti socialiste progressiste. Son programme se limite à la « mise en application d’un statut de la propriété, du capital et du travail, assurant une collaboration harmonieuse en vue de la prospérité générale », et dans la crise libanaise à quelques réformes constitutionnelles brisant la place prépondérante de la bourgeoisie chrétienne maronite. Rien de plus. Ancien ministre, Joumblatt apparaît comme le chef de file du Mouvement national libanais, la coalition de la gauche libanaise de soutien aux Palestiniens. Il sera l’un des seuls hommes politiques à s’opposer à l’intervention militaire syrienne. Une gauche libanaise plus radicale existe, avec notamment un Parti communiste (réformiste pro-Moscou).
Une petite extrême gauche existe aussi, pétrie d’idées marxistes, qui s’est formée dans les universités dans les années 19605 et s’active dans les comités de quartier qui se mettent sur pied un peu partout. Elle est très minoritaire. Et les syndicats sont là aussi, qu’on a vus intervenir dans la grève de Saïda.
Après la fusillade d’un car palestinien, un appel à une grève générale et à des manifestations ont eu lieu en septembre 1975.
La bourgeoisie libanaise étant incapable de résoudre sa propre crise, l’extrême droite libanaise et ses phalanges armées se trouvant, fin 1975, en position de faiblesse après six mois d’affrontements avec les forces « palestino-progressistes » (Palestiniens et habitants des quartiers ouvriers), c’est la Syrie d’Hafez el-Assad (devenu cette fois président) qui allait envoyer ses troupes. Elle le fit en deux temps : en janvier 1976 elle envoyait sur place 3 500 hommes. Ce n’étaient officiellement pas des militaires syriens, seulement des miliciens de l’ALP (Armée de libération de la Palestine) recrutés dans les camps de réfugiés palestiniens en Syrie et armés par le régime. Ils venaient épauler la Saïqa, qui était le groupe de résistance palestinienne lié et financé par la Syrie, et qui au Liban était la seconde force palestinienne en concurrence avec le Fatah d’Arafat. Cette première intervention semblait un arbitrage plutôt défavorable aux forces de Gemayel qui venaient de perpétrer de nouveaux massacres dans deux camps de réfugiés et dans le bidonville de la Quarantaine, 30 000 habitants dont une majorité de Kurdes, au nord de Beyrouth. Six mois plus tard, début juin 1976, après plusieurs contacts avec les États-Unis et après avoir garanti à Israël qu’il ne s’agissait pas de s’en prendre aux milices chrétiennes maronites, 12 000 soldats syriens, accompagnés de 250 chars, entraient au Liban.
De façon dérisoire, Kamel Joumblatt et Yasser Arafat joignaient Moscou pour lui demander, en vain, d’exiger le retrait des troupes syriennes. Les combats opposaient cette fois les troupes de l’OLP aux milices pro-syriennes de la Saïqa et de l’ALP. Le 22 juin les phalanges de l’extrême droite libanaise appuyées par l’armée partaient à nouveau à l’assaut du camp de réfugiés de Tal Al-Zartar (17 000 habitants) qui est écrasé après 50 jours de combats, et plus de 2 500 morts. Un millier d’autres sont exécutés au moment de l’évacuation des survivants. Les troupes syriennes assurent le contrôle de la vallée de la Bekaa et assiègent les deux grands camps de réfugiés de Tripoli, pendant que la marine israélienne fait le blocus des ports libanais tenus par les palestino-progressistes.
Pour la seconde fois, et avec bien plus de possibilités qu’en Jordanie, au vu de l’importance du mouvement social au Liban, le conflit palestinien dépassait les frontières de la Palestine : des combattants palestiniens, dans leur pays d’exil, étaient au coude à coude dans la lutte avec des opprimés libanais, voire kurdes qui regardaient vers eux. Les œillères nationalistes de leurs dirigeants les empêchaient pourtant et malheureusement de les voir, et de leur proposer une voie pour l’émancipation commune. Mais les gouvernants du monde arabe, comme ceux des grandes puissances étaient lucides. Et le peuple palestinien se retrouvait à nouveau seul, avec pour ennemi le sionisme bien sûr, les puissances impérialistes, mais aussi l’URSS et tous les gouvernants arabes qui s’étaient proclamés un jour leurs alliés, encourageant ou tolérant désormais la mitraille !
Olivier Belin
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1 Hussein de Jordanie fut rémunéré par la CIA de 1957 à 1977, ses fonctions étant abolies par le président Carter au bout de 20 ans de loyaux services à la suite des révélations liées au scandale du Watergate. Sa rémunération, de plusieurs millions par an, mais réduite les derniers années, couvrait ses frais et loisirs personnels, mais aussi les commissions qu’il distribuait aux fonctionnaires jordaniens à qui il sous-traitait la charge de glisser des informations à la CIA (voir Le Monde du 22 février 1977 : https://www.lemonde.fr/archives/article/1977/02/22/m-carter-suspend-tous-les-versements-clandestins-de-la-c-i-a-aux-hommes-d-etat-etrangers_2875114_1819218.html, ou Libération du 22 mars 1996 : https://www.liberation.fr/planete/1996/03/22/hussein-de-jordanie-vingt-ans-au-service-de-la-cia_165148/)
2 Le Monde du 15 juin 1970 : https://www.lemonde.fr/archives/article/1970/06/15/les-blindes-jordaniens-feraient-mouvement-vers-amman-un-camp-de-refugies-serait-encercle_3118183_1819218.html
3 Gabriel Dardaud, « Les commandos ont été pratiquement réduits à l’inaction par le roi Hussein de Jordanie », Le Monde Diplomatique de juin 1971 : https://www.monde-diplomatique.fr/1971/06/DARDAUD/30330
4 Cité dans Le Liban au bout du fusil de Pierre Vallaud.
5 On trouve dans le roman Dans les Meules de Beyrouth de Toufic Youssef les débats qui animent les universités libanaises dans les années 1960, cette extrême gauche qui renie le confessionnalisme et est confrontée, déjà, à quelques extrémistes religieux.