
L’Empire : enquête au cœur du rap français, de Simon Piel, Paul Deutschmann et Joan Tilouine
Plus qu’une histoire du rap en langue française, les trois auteurs nous proposent dans cette enquête, une analyse du tournant qu’a dû prendre cette « industrie » avec le changement de pratiques d’écoute de la musique. Une autopsie d’un rap désormais pris en otage par le capital.
À ses débuts, le rap se construit comme une réponse aux inégalités sociales, à la violence institutionnelle et aux discriminations vécues par les populations afro-américaines aux États-unis. Par exemple, le groupe NWA (Niggaz With Attitudes) produit un rap frontal et contestataire. On pense notamment à Fuck tha Police, sortie en 1988, qui dénonce la brutalité policière subie par les jeunes Afro-Américains. Ces titres deviennent des symboles de résistance face aux formes de domination sociale, tandis que le mouvement des Noirs américains est en déclin après son pic des années 1960.
Longtemps ignoré par les majors capitalistes de l’entertainment, ce style musical aujourd’hui au sommet de l’industrie avec des contrats dont les avances peuvent atteindre plusieurs millions d’euros, attire la convoitise de la grande criminalité. Comme le montre L’Empire, les majors collaborent avec des structures parfois créées par des figures du crime organisé. Ces partenariats prennent la forme d’accords confidentiels, dissimulés dans les zones opaques de groupes cotés en Bourse, dont les actionnaires sont Bouygues, Bolloré ou encore l’État français.
Pour des rappeurs devenus entrepreneurs, le sens des affaires semble aller de soi. On peut citer, par exemple, Ninho, qui a créé sa chaîne de restauration rapide Jefe Burger, laquelle propose même la possibilité de devenir franchisé pour environ 30 000 euros.
Rien d’étonnant, dès lors, comme le rappellent les auteurs, de voir certains rappeurs évoluer dans les cercles de la grande bourgeoisie. Ces dernières années, plusieurs rapprochements ont été médiatisés : Booba apparaissant aux côtés de Vincent Bolloré, ou encore Gims et Ninho associés à des événements en lien avec la famille Arnault. Jul, de son côté, a pu tourner un clip au sommet de la tour CMA CGM à Marseille, siège du groupe dirigé par Rodolphe Saadé, troisième entreprise mondiale du transport et de la logistique, et détenteur de médias. Un partenariat a même été mis en place avec le rappeur marseillais, lui permettant d’annoncer la sortie de son album Mise à jour grâce à une affiche de 400 m² apposée sur le flanc du Girolata, un navire reliant Marseille à la Corse et appartenant au groupe du milliardaire.
Mais l’enquête va même jusqu’à démontrer que certains artistes de la scène francophone n’hésitent plus à s’afficher aux côtés de dirigeants politiques. Gims et Dadju, par exemple, entretiennent des liens de proximité avec Mohammed VI, roi du Maroc. Ils sont également proches de Lionel Talon, organisateur du festival WeLovEya à Cotonou et héritier d’une partie de l’empire industriel de son père, Patrice Talon, actuel chef d’État du Bénin. Emmanuel Macron, quant à lui, utilise ces évènements pour maintenir des réseaux d’influence auprès de personnalités africaines. Pour ces dirigeants bourgeois, apparaître aux côtés de figures populaires du rap constitue un moyen de bénéficier de leur popularité.
Sans que les auteurs ne le rappellent, il semble évident que le monde du rap ne coupe pas pour autant ses liens avec le milieu de la criminalité organisée, comme le démontrent des affaires récentes autour des rappeurs Werenoi, Maes ou encore Koba laD. Cette compagnie sulfureuse ne dérange pas tant que ça les majors et les politiciens : tant qu’il y a du fric et du pouvoir, il y a de quoi s’entendre.
En résumé, un ouvrage très documenté qui explore les liens d’une musique populaire en apparence liée aux aspirations de la jeunesse, notamment de la jeunesse pauvre, avec le crime organisé, le grand capital et les dirigeants de certains États.
Marcel Smith