Nos vies valent plus que leurs profits

Point de vue : Lénine 1914-1916, de la dialectique de Hegel à la révolution permanente

[Rédigé à l’occasion du centenaire de la mort de Lénine, cet article n’a pas prétention à exprimer le point de vue de toute l’organisation, et encore moins de clore une discussion qui a préoccupé le marxisme depuis des décennies. Discussion qu’il prétend simplement poursuivre et à laquelle il souhaite apporter une contribution.

On s’excusera aussi des sources purement franco-françaises de cet article. Car la discussion n’est ni nouvelle ni française. La thèse d’une rupture entre le Lénine d’avant et après 1916 est envisagée dès les années 50 par James1 et Dunayeskaya2 (alias Johnson et Forest dans le SWP américain) ; la continuité est défendue entre les polémiques sur l’Empiriocriticisme jusqu’à L’État et la révolution par Slaughter3 du SLL puis WRP anglais, continuité aujourd’hui à la mode avec les derniers travaux de Lars Lih. (L. B.)]

La période qui mène Lénine de 1914 à 1916 est certes celle d’une bataille politique, sans précédent de fait dans l’histoire du mouvement ouvrier, et pour cela d’un travail théorique soutenant la lutte contre la guerre, contre le réformisme, pour une compréhension de l’impérialisme, sur la question de l’État. Un travail théorique rendu possible par un paradoxe individuel qui sera bientôt celui de tout une génération : la nécessité dès 1914 d’un détour par la compréhension de la dialectique et la lecture de son théoricien inégalé : Hegel. En plein désastre pour l’Internationale socialiste et à la veille d’une boucherie mondiale, qu’est-ce que Lénine va faire dans cette galère philosophique hégélienne, la plus difficile, la plus incompréhensible, mais la plus fondamentale pour le marxisme ?

Le 3 août 1914, la Russie, l’Allemagne, la France, l’Autriche-Hongrie et le Royaume-Uni sont en guerre. Le 4 août le groupe parlementaire social-démocrate d’Allemagne vote les crédits de guerre, de manière unanime, malgré certaines oppositions. En tout « inter-nationalisme » et portés par l’« union nationale » forgée en fait depuis des décennies, les députés socialistes français font de même. Ils entraînent derrière eux les principaux partis de la social-démocratie internationale. En moins de quelques mois, presque toutes les organisations et partis socialistes se soumettent à leurs impérialismes nationaux.

Certes, a posteriori on peut voir dans le vote du 4 août la conséquence logique du développement de l’activité politique social-démocrate au cours des années précédentes. L’intégration des appareils politiques et syndicaux aux institutions capitalistes de chaque pays est de plus en plus profonde, le développement d’une « aristocratie ouvrière » alimentée par le pillage des ressources naturelles et humaines des colonies et la participation de ces structures « socialistes » (politiques, syndicales ou coopératives), avec ses milliers de techniciens et permanents, au développement impérialiste de l’économie capitaliste des pays européens, sont difficiles à oblitérer. Pourtant la nouvelle stupéfait les mieux informés : devant le numéro du quotidien social-démocrate Vorwärts, qui donne l’information, Lénine envisage un instant un faux produit par l’état-major allemand4. Il le jette à la corbeille.

Début septembre, il parvient à quitter l’Autriche et s’installe en Suisse, à Berne. Il dénonce comme une « trahison » le vote des crédits de guerre des députés sociaux-démocrates allemands. Il les accuse, non pas de ne pas avoir pu empêcher la guerre, mais de s’y être ralliés. Les députés allemands et français pouvaient visiblement voter contre ces crédits de guerre puisque même des membres mencheviks du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) l’ont fait. En subordonnant toutes leurs forces aux diktats militaires des bourgeoisies nationales, il est désormais impossible aux organisations socialistes de tirer parti de la crise pour les renverser. À tous ceux de Russie et de l’Internationale qui se sont déclarés contre l’union sacrée, Lénine propose donc des mots d’ordre, des thèses et une politique, celle du « défaitisme révolutionnaires » : chaque peuple doit rechercher la défaite de son propre impérialisme, son ennemi est dans son propre pays, ses propres bourgeoisie et gouvernement. Il faut donc fonder une nouvelle internationale et se préparer à retourner la guerre impérialiste en guerre civile.

Les mois qui s’annoncent sont ceux où tout est à reconstruire : des organisations, des partis, une internationale. Et la révolution risque de se faire attendre. Or la question reste : comment des partis de masse comme la social-démocratie allemande qui organisait la classe ouvrière « du berceau jusqu’au cercueil » dans tous les aspects de la vie sociale, politique, syndicale, associative, culturelle et sportive, jusqu’à constituer « un État dans l’État », avec plusieurs centaines de milliers d’adhérents et des syndicats de plusieurs millions, ont-ils pu comme un seul sombrer dans le chauvinisme et la subordination aux États impérialistes qu’ils étaient programmés à combattre ? Comment des dirigeants internationaux de la stature de Kautsky ou Plekhanov ont-ils pu accepter, justifier et commettre une telle trahison ?

 

Tranchée allemande et troupes russes

Trahison pratique et confusionnisme théorique

L’admiration de Lénine à l’endroit de ces marxistes dit « orthodoxes » a été grande malgré son opposition fréquente et régulière à leur politique. Certains parmi eux, comme Kautsky et Bernstein, n’ont été rien de moins que les « légataires testamentaires » d’Engels lui-même.

Certes, les confusions ne sont pas nouvelles, le réformisme avait toujours existé dans l’Internationale socialiste et dans son parti allemand, puisque ce dernier était le résultat d’une fusion entre « révolutionnaires » marxistes et « réformistes » lassalliens. Mais les révolutionnaires, à l’épreuve de la clandestinité et des « lois antisocialistes » promulguées par Bismarck dès 1875, avaient finalement peu à peu gagné une certaine hégémonie, imposant le marxisme comme doctrine dominante, non seulement dans le parti allemand mais aussi dans toute la IIe Internationale.

Mais avec cette stabilisation économique des années 1890 en Allemagne et en Europe occidentale, les débats sur des concepts fondamentaux du marxisme ont repris. Les crises périodiques annoncées par Marx lui-même sont-elles inéluctables ? Allons-nous vers une catastrophe finale du capitalisme, ou au contraire celui-ci ne garantirait-il pas sa pérennité, y compris à grand renfort de conquêtes coloniales ? Car même cette question coloniale fait débat dans l’Internationale socialiste : pillage des ressources humaines et naturelles générant oppression et misère des peuples écrasés, ou mission civilisatrice par les progrès techniques et industriels au service de toute l’humanité ? De fait toutes les thèses principales du Capital sont remises sur la table et disséquées.

Dès la fin des années 1890, il y a donc eu l’avertissement constitué par ce que l’Internationale a appelé peu après la « crise révisionniste ». Pour la première fois, la polémique favorable au réformisme était relancée, venue non pas de courants hétérodoxes mais de véritables éminences du marxisme international. Édouard Bernstein lui-même, un an à peine après la mort de son maître Friedrich Engels a entrepris un examen critique et dévastateur du marxisme tout entier… En 1898, dans une série d’articles regroupés sous le titre Problèmes du socialisme, et qui ont finalement pris en 1899 la forme d’un livre, Socialisme théorique et sociale-démocratie pratique, que visiblement Lénine s’est procuré en août 1899, Bernstein s’est livré à une « déconstruction » avant l’heure du marxisme (c’est-à-dire une destruction en règle), sur tous ses présupposés théoriques :

– Au matérialisme historique5, Bernstein voudrait substituer une « multiplicité des facteurs », juxtaposés les uns aux autres et dont il serait impossible de « démontrer » la hiérarchie. Il inscrit parmi ces facteurs le « devoir moral » tel que Kant et les néo-kantiens de l’école de Marburg se le représentent, « à côté » des moyens de production qui seraient… un autre « facteur ».

– Pour les mêmes raisons, Bernstein dénonce la dialectique hégélienne6 comme responsable de toutes les erreurs du marxisme, puisqu’elle est selon lui la logique de la destruction révolutionnaire et… de la « révolution permanente » dont, dit-il, Marx et Engels n’ont jamais réussi à se déprendre (un chapitre oublié, nous y reviendrons).

– Il juge la théorie de la valeur-travail7 par trop « abstraite » et, en bon « sceptique »8, il veut la compléter par une théorie déjà en vogue de « l’utilité marginale », la confondant volontiers avec le « prix », substituant à la « valeur travail » les « coûts de productions », attaquant par conséquent toute la théorie de la « plus-value », de « l’expropriation du producteur immédiat »9, du capitalisme, de l’impérialisme et de la fonction de la classe ouvrière dans leur renversement. En bref tout Le Capital de Marx.

– Il en vient ensuite logiquement à la théorie des « classes sociales ». Fort du constat du développement en Allemagne d’une classe moyenne, de l’augmentation numérique d’une petite-bourgeoisie de « possédants » (dont il ne se demande pas de qui ils sont les sous-traitants) et d’une « aristocratie ouvrière », Bernstein nie l’aggravation des conflits de classes ainsi que la conception marxiste des catastrophes et crises économiques, inhérentes au capitalisme.

– Il en déduit l’abandon de la perspective de la « dictature du prolétariat » renvoyée à une « époque terroriste de la Révolution française »10. Arguant les succès électoraux des socialistes au parlement et dans les syndicats, il identifie désormais « démocratie », « moyen et but du socialisme », et « absence de domination de classe », il affirme que les syndicats en sont le fer de lance et fait l’apologie de la collaboration syndicale avec le patronat. Pour lui, avec des droits démocratiques, les « prolétaires » ont désormais « une patrie » qu’ils doivent défendre ; la social-démocratie a une mission civilisatrice et donc nationale, y compris dans les colonies. L’internationalisme désuet ne peut faire fi de l’union nationale, ni justifier l’abdication face aux impérialismes rivaux11.

– Il en conclut que le socialisme, identifié à la « démocratie » et héritier du « libéralisme », ne peut être qu’une visée vers la « paix perpétuelle », telle que Kant l’avait décrite pour le concert des nations, à laquelle on doit aspirer non par la lutte violente mais par les réformes successives, dans les strictes limites imposées par les institutions. Car, selon lui, « la fin », le socialisme, « n’est rien », le « mouvement » vers des réformes institutionnelles « est tout »12.

Quel rapport avec notre sujet et la dialectique hégélienne ? C’est qu’Édouard Bernstein au chapitre II de son Socialisme théorique et sociale-démocratie pratique, a lancé au marxisme un véritable défi, celui qui engage la « méthode » même du marxisme, cette « dialectique de Hegel » que Bernstein a dénoncée comme la logique de la révolution violente (conspuée comme « blanquisme ») et même de cette « révolution en permanence » de l’Adresse au Comité central de la Ligue des communistes (1850), qui hantait déjà le Manifeste communiste (1847) et dont Marx et Engels n’ont jamais réussi à se déprendre depuis qu’ils en ont été les théoriciens. En effet, cinq ans avant que Trotski ne l’aperçoive et quinze ans avant que Lénine ne le comprenne grâce à sa lecture de la Science de la logique de Hegel, c’est bien la dialectique hégélienne que Bernstein a accusé de constituer la logique de la « révolution permanente ».

Édouard Bernstein

Le défi de Bernstein au marxisme, à la dialectique et à la « révolution permanente »

Ce défi, personne ne l’a relevé ni même parfois aperçu. Ni Rosa Luxembourg dans Réforme sociale ou révolution (qui ne s’intéresse pas à la dialectique ni à la « révolution permanente »), ni les commentateurs tardifs depuis Henri Lefèvre jusqu’à Stathis Kouvélakis, en passant par Mickaël Löwy, ou Roger Garaudy (quelle que soit la funeste postérité négationniste de ce dernier), pour ne citer que ces commentateurs français, ni bien d’autres dans d’autres pays. Tous ont vu le tournant théorique opéré par Lénine de 1914 à 1916, dû à sa lecture de la Science de la logique de Hegel. Mais aucun, pas même aujourd’hui, n’a vu ou souhaité commenter le fond de la critique théorique de Bernstein établissant – à notre avis à juste titre – le lien essentiel entre « dialectique hégélienne » et « révolution permanente ». Notre texte permettra peut-être au moins de le révéler et de revenir sur cet aspect (en fait un peu important) du débat.

En effet, Bernstein n’y va pas de main morte et comprend bien le lien essentiel que Lénine se prépare à saisir et que Trotski défendra jusqu’à la fin13 entre la dialectique et le marxisme :

« Le Manifeste communiste proclama, en 1847, “que la révolution bourgeoise à la veille de laquelle se trouve l’Allemagne, étant donnés le développement du prolétariat et l’état avancé de la civilisation européenne, ne pourra être que le prologue immédiat d’une révolution prolétarienne”. Cette autosuggestion historique digne du premier illuminé venu serait incompréhensible chez un Marx – qui à cette époque, avait déjà sérieusement étudié l’économie – si on ne l’analyse pas comme un reste de la dialectique antithétique hégélienne, dont Marx, pas plus qu’Engels, n’a jamais su complètement se défaire. »14

Grande accusation, donc, à la dialectique : elle ose découvrir le réel derrière le possible et le possible derrière le réel, sans jamais identifier les deux (comme le fait le prétendu matérialisme déterministe des sociaux-démocrates et mencheviks), c’est-à-dire qu’elle analyse les contradictions inhérentes à la réalité elle-même, et chaque réalité à partir de la contradiction dont elle est le résultat. Crime inouï à la « science » et à la logique formelle, qui ne peut être commis que par un « illuminé », fût-il auteur du Manifeste communiste.

Mais le plus grand crime de la dialectique pour Bernstein est surtout d’arrimer au marxisme ce que d’autres appelleront plus tard, à la suite de Marx et Engels, la « révolution permanente ». En effet, il reproche à Engels d’avoir « reproduit, dans l’édition nouvelle des Révélations sur le procès des Communistes, les deux adresses de mars et de juin 1850, rédigées par Marx et lui, où la “révolution en permanence” est assignée au prolétariat révolutionnaire. »15 Concession, dit-il, d’Engels à l’anarchisme (ou au « blanquisme »), pourtant si bien combattu par lui dans le parti social-démocrate allemand et dans l’Internationale.

Bernstein s’interroge : « Si la révolution européenne était aussi imminente […], et si la tactique esquissée dans l’Adresse était encore valable en principe… »16 alors, selon Bernstein, Engels aurait dû se rallier à ce qu’il ne comprend que comme de « l’anarchisme », c’est-à-dire à la « révolution violente ». Il continue : « Cette ambiguïté qui répondait si peu au caractère d’Engels, avait son origine dans la dialectique empruntée à Hegel »17.

C’est ce qu’il explique ensuite :

« La philosophie hégélienne a été définie par plusieurs auteurs comme le reflet de la grande Révolution française. […] Le produit le plus radical de celle-ci avait été le mouvement de Babeuf et des Égaux18. Ses traditions ont été reprises, en France, par les sociétés révolutionnaires secrètes […] dont plus tard sortit le parti blanquiste. Leur programme était le renversement de la bourgeoisie par la force. […] En Allemagne, Marx et Engels, appuyés sur la radicale dialectique hégélienne, étaient arrivés à une doctrine fort semblable au blanquisme. L’héritier naturel de la bourgeoisie ne pouvait être que son antagoniste le plus déterminé : le prolétariat, composante essentielle de l’économie bourgeoise. »19

Hegel, Marx, Engels… Le cauchemar d’Édouard Bernstein

L’argument principal de Bernstein pose donc que la « révolution », requalifiée de « blanquisme » ou « terrorisme prolétarien », est en fait un malentendu hégélien. Le raisonnement est simple : Hegel = dialectique = Révolution française = babouvisme = blanquisme = marxisme. Un raccourci que Hegel aurait mal apprécié tant il a plaidé que le jacobinisme « montagnard » était en fait un « fanatisme révolutionnaire » que la réalité (sociale et économique) elle-même n’était pas encore prête à accepter. Toute sa théorie de l’État consistait à dire que sa fonction était précisément de résoudre et surmonter les contradictions de « classes » (c’est le mot de Hegel20), fondement de la « société civile », pour éviter la guerre civile et le terrorisme révolutionnaire… Une leçon que le réformiste Ferdinand Lassalle, cofondateur avec les marxistes du Parti social-démocrate allemand, avait bien retenue de Hegel.

Cependant Bernstein perçoit et comprend dans la dialectique toute la logique de la lutte des classes, qu’il attribue à Marx. Il aurait voulu circonscrire cette lutte des classes à « l’économie », à la société civile, dans les strictes limites institutionnelles. Car si la dialectique devait se mettre à faire de la « politique », cette dernière ne pourrait être que celle du « coup d’État » révolutionnaire. Car Bernstein ne distingue pas le parti minoritaire et conspiratif blanquiste, de la conspiration révolutionnaire du parti d’une classe sociale en mouvement… qui définira le bolchevisme21. Comme le remarquera Trotski, cette confusion a perpétuellement été retournée contre la révolution et ceux qui s’en réclament. Les bolcheviks seront taxés de « blanquisme » et de « terrorisme » par les mencheviks russes et bientôt par Kautsky lui-même22 au sein du parti social-démocrate allemand.

Bernstein poursuit :

« [Marx et Engels] élaborèrent leur doctrine économico-matérialiste. Mais, dans la partie matérialiste, ils argumentaient toujours en hégéliens. […] La révolution partielle est une utopie et seule la révolution prolétarienne est encore possible, enseigne Marx dans les [Annales franco-allemandes]. Cette conception menait directement au blanquisme. »23

Voilà donc la dialectique accusée de nourrir la « révolution permanente » : organiser un parti de classe indépendant c’est être factieux, et prendre la direction d’une révolution grâce à lui c’est faire du terrorisme prolétarien. Or tout ça, dit Bernstein, est déjà dans l’Adresse à la Ligue des communistes (1850) parce que déjà dans le Manifeste communiste (1847). De là à ce que certains sociaux-démocrates s’en inspirent, en 1905 ou après, en Russie ou ailleurs… Un spectre que Marx et Engels appelaient déjà en 1850 la « révolution en permanence »24 et qui hante Bernstein ainsi que toute la social-démocratie. Car selon Bernstein, on peut distinguer « deux courants » dans le socialisme, que « la théorie marxienne chercha à combiner »25 :

– l’un « constructif », continuateur de réformes (réformiste en fait), sur le terrain de l’étude des conditions « économique » de l’émancipation ;

– l’autre « destructeur », inspiré du mouvement populaire révolutionnaire, auquel il emprunte la lutte des classes, sur le terrain « politique » (révolutionnaire).

Kautsky, qui aime Bernstein et souscrit à cette distinction, rétorque que, l’un et l’autre, ils avaient depuis des décennies accepté ce « dualisme »26.

Mais Bernstein n’y tient plus :

« Nulle part l’esprit blanquiste ne se manifeste avec autant de netteté que dans l’Adresse à la Ligue des communistes de mars 1850, où l’on trouve des indications minutieuses sur la façon dont auront à se comporter, lors de la révolution prochaine, les communistes, afin de rendre “permanente” cette révolution. […] Toute compréhension économique s’évapore en présence d’un programme que le premier venu des révolutionnaires de brasserie n’aurait pas pu rédiger en des termes plus illusoires. […] Mais le terrorisme prolétarien qui, étant donné l’état des choses en Allemagne, ne pouvait être qu’une force destructrice et devait, par conséquent – à partir du jour où il fut employé contre la démocratie bourgeoise – procéder politiquement et économiquement de façon réactionnaire, était présenté comme une force prodigieuse, qui précipiterait l’évolution économique et, avec elle, la transformation sociale. »27

Selon Bernstein, les corrections apportées par Marx et Engels à la conception révolutionnaire et à la « révolution permanente », n’ont été que de pure « forme » et non sur le « fond » : « en ce qui concerne l’exagération des facultés créatrices de l’action révolutionnaire au profit de la transformation socialiste de la société moderne, le marxisme n’a jamais pu se débarrasser complètement de la conception blanquiste. »28 Sur la terreur révolutionnaire exercée en 1793 et 1848, Bernstein rappelle que le « marché » était local et non national : la terreur a ruiné la nation, engendrant des aggravations toujours plus intolérables du point de vue du but poursuivi. « L’industrie n’était pas suffisamment développée et les organisations nouvelles, qui auraient pu remplacer les anciennes, faisaient défaut. »29

Les prémisses de l’Adresse à la Ligue des communistes, selon lesquelles le pouvoir du parti ouvrier indépendant arriverait « inéluctablement » après l’échec du parti bourgeois progressiste et du parti petit-bourgeois radical dans le processus révolutionnaire propre à l’Allemagne, sont « douteuses ». Toute critique de la révolution, y compris « en permanence » ne peut donc passer que par une critique de la dialectique hégélienne. Mais dans ce cas, c’est le marxisme lui-même qu’il faut critiquer (et c’est le but de l’ouvrage de Bernstein) :

« Car sur ce point la critique du blanquisme serait devenue l’autocritique du marxisme, autocritique non de quelques points secondaires, mais d’éléments essentiels de sa doctrine, en premier lieu – nous venons de le voir – de sa dialectique. Chaque fois que nous voyons capituler la doctrine qui place l’économie à la base de l’évolution sociale, devant la théorie qui porte au pinacle le culte de la violence, nous nous heurtons à une sentence hégélienne. […] La grande tromperie de la dialectique hégélienne consiste dans le fait qu’elle n’est pas complètement erronée. Elle ressemble à la vérité comme un feu follet à la lumière. Elle ne se contredit pas, puisque, d’après elle, chaque chose comporte son antithèse propre. Est-ce une contradiction de placer la violence là où tout à l’heure encore était placée l’économie ? Évidemment non, puisque la violence elle-même est “un facteur économique”. »30

Tous contre Bernstein ? Rien de moins sûr…

  

Du côté du parti allemand : Karl Kautsky, Rosa Luxembourg, Alexandre Parvus

Les réponses condamnant les positionnements de Bernstein n’ont pas manqué, venues de tout le socialisme international et des plus grands en son sein : de Kautsky lui-même, de Parvus, de Plekhanov ou de Rosa Luxembourg. Les articles de cette dernière, que Bernstein reconnaît être la plus « talentueuse » contre ses propres écrits, sont rassemblés dans l’ouvrage Réforme sociale ou Révolution ? Mais il est évident que le problème n’est pas que théorique, malgré l’orthodoxie, il s’agit bien pour Bernstein – et c’est le sens du titre donné à son livre – de réconcilier le socialisme européen avec ses pratiques réelles d’intégration, de parlementarisme et de collaboration de classes31. Et il est bien évident aussi que si Kautsky ou Plekhanov répondent à Bernstein, traité d’« hérétique » et d’« apostat » au congrès de Hanovre (1899), ils sont en fait d’accord avec lui sur bien des arguments décisifs. De fait, il n’est pas exclu du parti.

En réalité ce chapitre de Bernstein sur « le marxisme et la dialectique hégélienne » n’est pas le plus commenté, Rosa Luxembourg notamment préfère s’attaquer aux conséquences que Bernstein en tire. De même, dans sa réponse à Bernstein, Kautsky ne voit pas le lien établi entre « dialectique » et « révolution permanente ». Ou alors, ne le voyant que trop, il ne défend la première que mollement : « Où Marx et Engels s’appuient-ils sur la dialectique hégélienne dans leur prophétie du manifeste communiste ? »32 Ennuyé, il s’interroge : « qu’est-ce que cela prouve contre la dialectique ? En supposant que Marx et Engels n’aient véritablement pas su s’en servir, ce serait un argument contre eux, mais non contre la méthode. »33 Mais en vérité, Kautsky admet volontiers l’évolutionnisme darwinien, réinterprété pour les besoins de la thèse, – Bernstein lui-même se dit plus « évolutionnaire » que « révolutionnaire » –, mais il ne comprend pas grand-chose à cette « dialectique » qui voudrait rendre raison des phénomènes par la contradiction dont ils seraient le produit, alors que lui-même voudrait voir le capitalisme disparaître « spontanément », sans heurts, de lui-même et par lui-même.

Contre cet « évolutionnisme » réformiste, c’est le marxiste russe Plekhanov, fondateur du POSDR, qui ferraille contre les Allemands : pour le meilleur et pour le pire, mais toujours avec la conviction que la défense du marxisme passe par celle de la dialectique hégélienne. Il cite abondamment Tchernychevski au secours de Hegel34 (nous y reviendrons), mais là encore, il ne voit pas l’argument : lorsque Bernstein déduit la « révolution permanente » de la dialectique, Plekhanov n’y voit qu’une discussion sur le « temps », la « vitesse des processus »35 (mais pas sur leur logique), et ne voudraient pas imputer des « erreurs » de pronostics à la dialectique. De fait Plekhanov, comme on le verra, s’oppose à cette « révolution en permanence » ; quant à la dialectique, il la connaît peu, et Lénine lui reprochera36 plus tard de ne jamais s’être mesuré à la Science de la logique.

Georges Plekhanov

Plekhanov en tire pourtant cette citation dans Les Questions fondamentales du marxisme37 (que Lénine connaît bien), et il la brandit contre les « évolutionnistes », parmi lesquels il range Bernstein et bientôt Kautsky (sans encore s’inclure lui-même) : « Expliquer conceptuellement la génération et la corruption à partir du caractère progressif de la transformation possède l’ennui propre à la tautologie ; cette explication tient ce qui naît et se corrompt comme déjà entièrement achevé d’avance et fait de la transformation un simple changement d’une différence extérieure par quoi la transformation n’est en réalité qu’une tautologie. »38

Cette citation, comme toute la dialectique, se retournera bientôt contre Plekhanov lui-même. La tautologie consiste dans le fait de dire d’une chose la même chose. L’évolutionnisme « continuiste » nie la contradiction et donc la « rupture », refuse de rendre raison des bouleversements (dans la nature ou dans la société) et rejette la révolution hors du rationnel, dans le « fanatisme ». Tout le marxisme, parce qu’il est fondamentalement hégélien, institue au contraire la contradiction comme fondement, de sorte que le rationnel et la dialectique sont une seule et même chose… Or il revient à Hegel de l’avoir démontré, réduisant ainsi toute théologie à une métaphysique, la métaphysique à une ontologie (théorie de l’être) et l’ontologie à une logique… En bref : Dieu à l’être et l’être au rationnel. Voilà comment Hegel s’est hissé à une position philosophiquement imprenable, là précisément où Marx et Engels l’ont trouvé et se sont à leur tour élevés jusqu’au matérialisme dialectique. Car on voit par là aussi que la question de l’être (idéalisme/matérialisme) ne peut être désolidarisée du type de rationalité définie (logique formelle ou dialectique), car « Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel »39. C’est cela que Lénine juge nécessaire de comprendre en 1914.

Lénine et la philosophie… Avant 1914

Lénine ne lit finalement l’ouvrage de Bernstein qu’en août 1899. Loin de la lutte, atterré, « il se morfond, ne dort plus, maigrit »40. De fait, il n’a pas vraiment lu Hegel, ni en 1894 pour répondre aux populistes, et en particulier à Mikhaïlovski, ce qui ne l’empêche pas de défendre la dialectique, même maladroitement, en ne se référant qu’à Marx et Engels sur une douzaine de pages41, ni même – ce qui est plus ennuyeux – en 1908, pour répondre à Bogdanov dans Matérialisme et empiriocriticisme.

Matérialisme et empiriocriticisme
1908 : Lénine joue encore aux échecs avec Bogdanov, Gorki observe

Le désaccord théorique (et donc aussi philosophique) avec le jeune médecin et « philosophe » Bogdanov, déjà gagné à la philosophie kantienne de Mach, date au moins de 1904. Période où Lénine passe avec lui un « compromis » pour garantir une « neutralité » philosophique42 des bolcheviks : la philosophie peut attendre, la politique non43. Mais lorsqu’en 1908, en pleine période de réaction et de répression (qui suit la révolution de 1905), Bogdanov polémique contre toute action parlementaire à la Douma, pour le « rappel » des députés du POSDR, pour l’appel des masses à la révolution, tout en accusant Lénine de « parlementarisme » et de complaisance envers le menchevisme, ce dernier considère que le compromis philosophique n’a plus vraiment lieu d’être. C’est alors qu’il se lance dans la rédaction de Matérialisme et empiriocriticisme, avec un bagage léger : « il n’a encore que feuilleté Kant, Feuerbach et Hegel »44. Décidé donc à escalader l’Himalaya en tongs…

Une critique de Matérialisme et empiriocriticisme à la hauteur des enjeux, exigerait un autre article, voire une brochure ou un livre : nous ne la ferons donc pas ici. Nous ne rentrerons pas non plus dans les débats à son sujet qui ont animé les physiciens et leurs compétences. Nous ne traiterons que des quelques problèmes philosophiques (et certes pas tous, car ils engagent tous les fondements métaphysiques des sciences modernes) qui permettent seulement de comprendre le chemin parcouru par Lénine entre cet ouvrage de 1908 et sa lecture de la Science de la logique en 1914.

Qu’il nous suffise de dire qu’au début du siècle on voit une fois encore apparaître une nouvelle philosophie des sciences. Cette théorie dénoncée par Plekhanov et Lénine comme « empiriocriticiste » est notamment portée par le physicien Ernest Mach. Des scientifiques comme les Français Pierre Duhem (philosophe des sciences, spécialiste tardif de la thermodynamique) et Henri Poincaré (le mathématicien) vont s’en réclamer.

L’ennui pour Lénine c’est que ces physiciens-philosophes revendiquent une neutralité sur le terrain ontologique (théorie de l’être) et refusent de décider entre idéalisme et matérialisme. De plus, il s’horrifie qu’un certain nombre de militants du Parti bolchevik (Bogdanov, Bazarov, Tchernov, etc.) veuillent faire de cette théorie la conception « gnoséologique » du marxisme, c’est-à-dire la théorie de la connaissance fixant ce que notre raison peut ou non connaître.

Cette conception dénoncée par Lénine réhabilite selon lui, sous une fausse neutralité, un idéalisme subjectif qu’il rapproche de la philosophie de Berkeley, un idéalisme radical qui identifie l’être et la perception (le rocher n’existe que dans la perception sensible que j’en ai : lorsque personne ne le regarde ni ne le touche dans la rivière, il cesse d’exister). Pour une fois donc, l’ennemi du marxisme n’est pas seulement un « idéalisme transcendantal » tel que Kant a pu le fonder, mais aussi un matérialisme déterministe, voire « mécaniste », dans les strictes limites de ce que l’entendement, voire les sensations peuvent en appréhender…

Dès lors, cette philosophie intervient dans le débat sur la primauté entre l’esprit et la matière, problème majeur de la philosophie comme le rappelait Engels dans son Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (mais auquel pourtant toute l’histoire de la philosophie ne peut se réduire, comme le découvrira Lénine). Est-ce « l’esprit » qui est premier ou la matière ? L’esprit est-il une détermination de la matière ou bien est-ce la matière qui est une abstraction de la pensée ? Or, dans ce débat, il n’y a plus d’un côté les « méchants idéalistes » et de l’autre les « gentils matérialistes », comme peut se le représenter une conception naïve mais toujours en vogue du marxisme aujourd’hui.

Selon Mach nous n’avons affaire qu’à des perceptions (ou sensations), et la chose en elle-même, objet de la sensation, nous n’y accédons toujours que par nos sensations, elle est une sorte de « loi » qui régit l’organisation de nos sensations, mais rien en dehors d’elles. Selon Lénine, sous les apparences de « l’objectivité physique » c’est donc au mieux un « idéalisme objectif » que réhabilite cette théorie (la réalité objective n’est pour la conscience que par les catégories de l’entendement, sous forme de lois objectives, par lesquelles notre pensée organise son rapport à la réalité), au pire c’est un « idéalisme subjectif » (selon lequel rien n’existe indépendamment de la manière dont l’esprit subjectif le perçoit ou le conçoit).

Lénine se bat, se débat, mais souvent se répète et s’embourbe… Il ne parvient à combattre l’objectivité des sciences que par une forme de « relativité » ou d’« approximation » historiques45, renvoyant au progrès infini des sciences l’objectivité absolue. Corrélat prétendu « matérialiste » d’une métaphysique de la « chose en soi » kantienne, dont la dialectique hégélienne puis marxiste (si tant est qu’on puisse faire la différence) s’était pourtant débarrassée.

« Matérialiste », Lénine n’a pourtant pas de concept de « matière », il ne la définit que comme l’existence infinie de la nature « en dehors de nous » : « Car le concept de matière ne signifie […] que ceci : la réalité objective indépendamment de la conscience humaine qui la réfléchit. »46 Il confond ainsi idéalisme et « abstraction », « matérialisme » et « objectivité » (celle précisément que revendique « la Science » depuis Kant… contre le marxisme).

Dans Matérialisme et empiriocriticisme, Lénine ressuscite donc malgré lui cette « chose en soi » qui se cacherait derrière les phénomènes, comme garantie de leur objectivité… Au moins, pense Lénine, cette « chose en soi » existe indépendamment de notre rapport à elle, même si elle n’est connaissable que par le « progrès infini » (et donc en fait inatteignable) de la science : cela revient au même, puisqu’elle reste hors de portée de la raison et donc de l’action humaine…

Pire encore, reprenant la formule malheureuse d’Engels47, il ne conçoit donc les sciences et les idées que comme un « reflet »48, une imitation, une « approximation » de la réalité matérielle. Une espèce d’idéalisme platonicien inversé, ignorant ce que Hegel, Marx, et aussi Engels, connaissent sous le nom de la dialectique de la « réflexion » (et non du « reflet » !) tirée de la Science de la logique, fondement du matérialisme marxiste et notamment de sa conception de la « pratique » comme on va le voir. Autant de concessions que Hegel aurait dénoncées comme une contravention au rationnel, et Marx au matérialisme dialectique.

En effet, cette identité du matérialisme et de la dialectique, Lénine ne la maîtrise pas encore. En revanche il la pressent, et fin 1908 il écrit dans le texte Marxisme et révisionnisme :

« En matière de philosophie, le révisionnisme a toujours marché à la remorque de la “science” professorale bourgeoise. […] Les professeurs “revenaient à Kant”, – et le révisionnisme se traînait derrière les néokantiens. Les professeurs reprenaient les platitudes mille fois ressassées par les curés contre le matérialisme philosophique, – et les révisionnistes, souriant avec condescendance, bafouillaient […] que le matérialisme est depuis longtemps “réfuté”. Les professeurs traitaient Hegel en “chien crevé” et prêchant eux-mêmes l’idéalisme, un idéalisme mille fois plus mesquin et plus plat que celui de Hegel, haussaient les épaules d’un air de mépris à propos de la dialectique, – et les révisionnistes allaient s’embourber derrière eux dans le marais de l’avilissement philosophique de la science, en remplaçant la dialectique “subtile” (et révolutionnaire) par une “évolution simple” (et de tout repos). »49

1914-1916 : Lénine et ses « Cahiers sur la dialectique de Hegel »

« Lénine lisant Hegel »

Toute la tradition intellectuelle russe (moderniste ou anti-moderniste, occidentaliste ou slavophile, révolutionnaire ou réformiste) a pourtant depuis les années 1840 une réelle connaissance de la philosophie de Hegel, soit pour la brandir soit pour la vomir, depuis Bakounine jusqu’à Plekhanov, en passant par Herzen, Lavrov ou le « populiste » Tchernychevski50. Plekhanov et Lénine les ont lus (comme Marx a lu au moins Herzen et Tchernychevski) et parfois ont même polémiqué avec eux.

Mais contrairement à ce que prétendra le philosophe stalinien, Louis Althusser (qui n’aura de cesse – comme Bernstein – de tenter d’expurger le marxisme de son « noyau rationnel » dialectique), et comme le lui répondront à juste titre certains commentateurs : si Lénine avait déjà tout compris à la dialectique en 1914 et n’avait « pas eu besoin » de la Science de la logique pour ça51, « les mois passés à lire et annoter Hegel en plein conflit mondial » ne seraient qu’« un passe-temps aussi gratuit que pervers »52.

Car, malgré la tâche politique immense laissée aux internationalistes sur les ruines et par les trahisons de la social-démocratie internationale, et contre toute attente en cette fin d’année 1914, Lénine se rue à la bibliothèque de Berne, à la recherche de ce « noyau rationnel »53 du marxisme, c’est-à-dire « la dialectique ». Il se jette dans la lecture de l’ouvrage qui en constitue la théorie la plus générale et la plus complète (inégalée depuis), l’un des plus difficiles de toute l’histoire de la philosophie : la Science de la logique de Hegel. La lecture et les notes de Lénine sur cet ouvrage, ainsi que sur les Leçons sur la philosophie de l’histoire, l’Encyclopédie des sciences philosophiques, les Leçons sur l’histoire de la philosophie de Hegel, sur la Métaphysique d’Aristote, des œuvres de Plekhanov, Avenarius, Leibniz, de Feuerbach, Marx, de Hilferding sur Mach, etc., sont regroupées dans les Cahiers philosophiques54.

Ces Cahiers seront « exclus, du temps de Staline, des œuvres complètes de Lénine, tout comme les Manuscrits de 1844 des œuvres de Marx »55. Leur point commun : le trop grand intérêt pour la dialectique hégélienne, dont le plus grand défaut est de refuser toute réduction à un débat simplificateur, et parfois stérile, entre « idéalisme et matérialisme » à laquelle toute la tradition stalinienne, jusqu’à Althusser compris56, nous a depuis habitués. Une tradition stalinienne qui restera convaincue que la dialectique c’est-à-dire le « noyau rationnel » du marxisme serait en lui-même « idéaliste ».

Une des premières éditions russes des Cahiers philosophiques, 1934

Marx pourtant l’avait revendiqué et avait voulu en son temps le rendre accessible. Alors qu’il rédigeait les premiers chapitres du Capital, il a écrit à Engels le 14 janvier 1858 : « Si jamais j’ai un jour de nouveau du temps pour ce genre de travail, j’aurais grande envie, en deux ou trois placards d’imprimerie, de rendre accessible aux hommes de bon sens le fond rationnel de la méthode que Hegel a découverte, mais en même temps mystifiée… »57

Suite à la lecture de la Logique de Hegel, le démenti de Lénine à toute réduction simplificatrice est lui aussi sans appel : « L’idéalisme intelligent est plus près du matérialisme intelligent que le matérialisme bête. » Et il ajoute : « Idéalisme dialectique au lieu d’intelligent ; métaphysique, non développé, mort, grossier, immobile, au lieu de bête. »58

De fait ce n’est pas un recueil de textes facile à lire et encore moins à terminer. En effet ce sont des notes, qui ne sont que pour lui-même et jamais pour une publication : citations de Hegel, réflexion sur ces citations, interrogations, interjections… Bravo à ceux qui ont tout fini et encore plus aux commentateurs qui se sont risqués à une synthèse et interprétation globale ! Mais, pas d’autre choix que de s’y coller, quitte à abréger au maximum en essayant d’exposer ce qui intéresse à ce point Lénine dans la lecture de Hegel. Car la Science de la logique de Hegel se divise en trois parties qui constituent chacune une partie du rationnel et en quelque sorte trois « dialectiques » différentes.

Lénine annote…

La première partie, ou « Doctrine de l’Être », expose et développe une dialectique du « passage » immédiat d’une détermination dans une autre.

D’abord, comme beaucoup l’ont remarqué, dans toute prise de notes (et surtout sur Hegel) il y a les notes qu’on prend et celles qu’on ne prend pas. Or Lénine passe rapidement sur la première partie, celle sur l’Être. Certes c’est difficile. L’être, dans son indétermination même, n’est encore ni ceci ni cela, c’est-à-dire n’est encore « rien de déterminé », il est donc (dans cette indétermination) identique à son contradictoire direct : « le néant » ; mais dès lors, comme synthèse de l’être et du non-être, il est donc « devenir » ou « mouvement »59. De quoi mettre Lénine dans le bain. Cette dialectique n’est pourtant que celle de l’être : mais quel que soit le concept de « matière » qu’on construise – depuis la Métaphysique d’Aristote, comme « ce qui est par soi indéterminé »60 (et donc ce qui n’est déterminé que par sa forme) –, il tombera nécessairement sous le coup de cette « dialectique de l’être » (identique au néant).

Lénine découvre la lecture hégélienne de Kant et la formule de Spinoza selon laquelle « Toute détermination est une négation » que Hegel commente longuement… Il termine sa lecture succincte de cette dialectique du passage immédiat des déterminations les unes dans les autres. Mais lorsque Hegel critique la pensée « continuiste » de la progressivité quantitative par laquelle on interprète le changement, reprochant l’oubli que du côté qualitatif le « passage est un saut »61, et qu’il demande « Il n’y a pas de saut dans la nature, dit-on… »62, Lénine s’esclaffe par ces célèbres interjections dans la marge : « Les sauts ! Les sauts ! Les sauts ! »63

La seconde partie, la « Doctrine de l’Essence » est de loin la plus difficile (au point que même un lecteur averti peut passer jusqu’à vingt minutes par page), elle porte sur la structure logique de la réalité effective qui constitue une dialectique de la « réflexion ». Chaque détermination se pose, se rapporte et s’oppose dans une relation essentielle à son opposée, c’est cette partie dira Hegel qui expose la véritable « dialecticité de la dialectique », par laquelle chaque détermination se constitue en se réfléchissant dans sa contradictoire, de sorte que l’« absolu » de l’essence n’est autre que la « relation » et que la seule « nécessité absolue » dans la réalité est celle de la « contingence »64.

Mais surtout, c’est avec la lecture de la « Doctrine de l’Essence » que Lénine prend la mesure du caractère partiel, incomplet et en fait naïf de tous les dualismes prétendus « matérialistes », et en réalité tout aussi « métaphysiques » que ceux de l’idéalisme, qui n’en sont que les contraposés. Lénine s’aperçoit que le « reflet » de la réalité n’est pas extérieur à ce qu’il reflète, mais en est bien plutôt la « réflexion », celle-ci est donc bien quelque chose de la réalité qu’elle réfléchit et par quoi cette réalité se sépare d’elle-même et s’oppose à elle-même. En fait, contrairement à ce qui était subodoré dans Matérialisme et empiriocriticisme, la « réflexion » n’est pas un « reflet », une copie de la réalité extérieure, mais au contraire le moment d’une médiation (un moyen), par lequel elle apparaît et, pourrait-on dire, « devient ce qu’elle est »65. C’est ça l’effectivité : un processus de réalisation.

C’est précisément ce point de confusion que cet hégélien de Marx reprochait au matérialisme « ancien » dans les Thèses sur Feuerbach et dont le concept d’« activité humaine concrète » (praxis) sera en fait le résultat66. Les « idées » sont non seulement le « reflet » mais aussi quelque chose de l’action humaine, elles sont donc quelque chose de l’activité des conditions matérielles par lesquelles celles-ci s’apparaissent à elles-mêmes, se réfléchissent, se séparent d’elles-mêmes et se transforment, y compris dans et par l’action révolutionnaire !

L’essence c’est le « qu’est-ce que c’est ? » de la réalité : or ce qu’elle est, elle le devient. L’essence s’identifie donc au mouvement interne de l’être lui-même. L’être est la manière dont ce mouvement se manifeste, dont il apparaît. L’apparence extérieure c’est l’être, il n’est que le « reflet », la manifestation, le « phénomène » de l’essence en-soi, qui elle-même n’est donc pas autre chose que l’être, mais l’être lui-même en tant qu’il devient ce qu’il est. Reprenant la métaphore du fleuve, Lénine comprend qu’on peut certes distinguer l’« écume au-dessus » et les « courants profonds en bas », mais que « l’écume aussi est expression de l’essence »67. Et il s’attarde sur la distinction chère aux scientifiques entre phénomène et loi. Cette dernière, Hegel la démystifie : première expression de l’essence, c’est au niveau du phénomène que se situe le concept de loi. Pour Hegel, la loi est « la réflexion du phénomène dans son identité avec soi-même », elle est inhérente au phénomène puisqu’elle en est la réflexion tout autant que la condition, en tant que son « image calme », sa « reproduction en repos »68. Lénine y redécouvre le « matérialisme » : « c’est une définition remarquablement matérialiste et remarquablement juste (par le mot ruhige [calme]). La loi prend ce qui est calme – et par là, la loi, toute loi, est étroite, incomplète, approchée »69. Il jubile : « le mouvement et l’“automouvement” (ceci NB ! mouvement autonome (indépendant), spontané, intérieurement nécessaire) […] – Qui croirait que c’est là le fond de l’“hégélianisme”, de cet abstrait et abstrus hégélianisme ?? Ce fond il fallait le découvrir, le comprendre, le [sauver], le décortiquer, l’épurer, et c’est ce que Marx et Engels ont fait. »70. Quel est ce « fond » ? De quoi s’agit-il ?

Justement de la dernière partie de la Science de la logique, la « Doctrine du Concept », et notamment de sa toute-fin, celle qui met tout lecteur sérieux à genoux puisqu’elle consiste dans la dialectique elle-même, le rationnel pur, la « méthode absolue », que Hegel aura le front d’appeler aussi « Idée absolue », là où à peu près tous les secrets de la dialectique sont révélés. C’est dans cette partie que la dialectique est exposée telle que tout marxiste devrait en posséder les rudiments, comme Lénine va s’en apercevoir.

La « Troisième partie » de la Science de la logique

Qu’est-ce que la dialectique pour Hegel, pour Marx et désormais pour Lénine ?

Toute la tradition (social-démocrate et stalinienne) n’a laissé des définitions de la dialectique qu’un champ de ruine. On ne fera pas la liste ici de tous les arguments qui l’ont roulée dans la boue, y compris chez les prétendus « marxistes ». Mais ils peuvent être résumés ainsi : la dialectique contredit les axiomes les plus évidents de la logique formelle, en plus on n’y comprend rien, elle ne « sert » à rien, elle est donc incapable de fonder la compréhension des sciences sur des bases rigoureuses. Pire, comme le rappelait Bernstein : elle est la logique de la contradiction et en cela elle est « irrationnelle ».

Toute la rationalité depuis les Grecs (celle qui succède au 4e siècle avant J.-C. à Athènes) est en effet fondée sur deux principes fondamentaux :

– le « principe de raison » en vertu duquel « rien n’arrive sans raison » ;

– le « principe de non contradiction », axiome de tous les axiomes qui définit la règle de tous les raisonnements et de toute démonstration possible dans toutes les sciences possibles.

La dialectique hégélienne naît précisément de la contradiction interne de ces deux principes entre eux (ce que nous ne pouvons pas expliquer ici). On va prendre le problème par le deuxième. On appelle « axiomes » des principes indémontrables de toute démonstration possible dans une science déterminée.

Aristote définit le principe absolument premier, l’axiome de tous les axiomes, dans le principe de non-contradiction, principe qui vaudra pour toutes les disciplines fondées en raison et procédant par démonstration, c’est-à-dire pour toutes les sciences possibles (en premier lieu les mathématiques). Ce principe est énoncé par Aristote en Métaphysique, Γ, 3 : « Il est impossible que quelque chose soit et ne soit pas en même temps et sous le même rapport. »71

Évidemment notre déception est grande à la formulation de ce principe de non-contradiction qui se résume à un « principe d’identité » : s’il n’est pas possible que quelque chose soit et ne soit pas en même temps et sous le même rapport, ça signifie que toute identité est identique à elle-même (A = A). Sinon, en effet, elle pourrait être et ne pas être en même temps, etc. Ce qui revient à dire que du point de vue de la logique formelle : « un chat est un chat ».

Ce n’est pas faux, mais ça ne dit pas grand-chose, car le principe est « tautologique »72. Or notre déception n’est pas seulement celle de Hegel ou des marxistes, mais aussi de tous ceux qui ont à cœur la connaissance de la logique et de ses principes. En effet, le problème saute aux yeux : si ce principe n’est pas contradictoire, alors il est tautologique, de même s’il n’est pas tautologique, alors il est contradictoire.

Car de deux choses l’une : ou bien A est identique à lui-même et alors le principe ne dit rien de A en disant qu’il est A : A = A (tautologie) ; ou bien le principe dit bien quelque chose et alors cela signifie que A n’est pas identique à lui-même : A ≠ A (contradiction). Tel est, selon Hegel, l’une des preuves dialectiques de la nécessité, y compris logique, de la dialectique.

La définition de la dialectique, certes simplifiée, n’a pourtant rien de sorcier, on pourrait l’exposer ainsi : la dialectique c’est la logique du mouvement (ou du devenir en général) qui procède par développement et par synthèse des contradictions. Lénine donne lui aussi sa reformulation : « On peut définir brièvement la dialectique comme la théorie de l’unité des contraires. Par là on saisira le noyau de la dialectique, mais cela exige des explications et un développement. »73. On ne lui fait pas dire.

Cela signifie d’abord – mais déjà on entre dans du plus difficile – que du point de vue de la dialectique, on ne peut rendre raison de toute réalité que par la contradiction dont elle est le résultat. C’est sa contradiction qui en constitue le fondement, c’est-à-dire la relation essentielle que cette réalité entretient avec sa propre négation… qu’elle est ! (Elle est sa propre négation !)

De quoi mettre à mal – mais aussi à contribution ! – bien des concepts fondamentaux de la logique formelle, celle-là même qui voudrait exclure la contradiction de la logique.

On a souvent cherché à caractériser la dialectique par le triptyque THÈSE-ANTITHÈSE-SYNTHÈSE (que des générations entières ont rebaptisé « thèse-antithèse-foutaise »…). Marx traduit : POSITION-OPPOSITION-COMPOSITION74. En fait, c’est un bon point de départ et Lénine est bien obligé d’y passer.

En effet, poser une thèse c’est poser l’antithèse qui la détermine. En effet dire quelque chose d’une chose c’est ne pas dire autre chose. Or « ne pas » est une négation. C’est donc bien la position de la thèse qui produit l’antithèse comme sa propre négation. La négation contenue dans l’antithèse n’est donc pas une négation extérieure ou indéterminée75 qui sortirait d’on ne sait où. C’est au contraire une négation déterminée. Toute négation est toujours négation de ce dont elle est négation. Elle n’est donc pas une proposition indépendante, mais plutôt « une relation ou un rapport »76.

Lénine commente : « Ce n’est pas la négation pure et simple, pas la négation gratuite, pas la négation sceptique, l’hésitation, le doute qui sont caractéristiques et essentiels dans la dialectique, – qui contient indubitablement en elle l’élément de la négation, et même comme son élément le plus important, – non, mais la négation en tant que moment de la liaison, en tant que moment du développement, avec conservation du positif […]. »77

– Dès lors, le premier moment de la dialectique consiste à poser une détermination. Cet acte de « poser » est précisément ce qu’on appelle en grec : une thèse.

– Mais ce qui est déterminé, est en même temps limité, et suppose donc en soi cette négation qu’est la limite. Au-delà de « la limite », la chose n’est pas ce qu’elle est. En effet poser une détermination, c’est poser un cadre de définition, une limite et donc une négation. La réalité ainsi déterminée intériorise la relation essentielle (qui la définit) à sa propre limite ou négation, qu’elle est essentiellement. Le deuxième moment de la dialectique consiste en la position effective de cet élément négatif de différenciation (antithèse), que comporte effectivement en soi toute détermination78.

– Mais à son tour cet élément négatif contient sa propre relation à ce qu’il détermine. « Son moment dialectique », le « troisième », « consiste donc en ceci, qu’il pose l’unité qui est contenue en lui ». Ce moment est celui de la « négation de la négation »79 qui, comme retour à l’affirmation, est la solution de la contradiction (synthèse).

En cela, la dialectique montre comment le concept se détermine lui-même par sa propre négation interne. C’est cette intériorité de la dialectique qui appartient essentiellement à la pensée (plus précisément à la raison) et ne peut être figurée dans la représentation (sensible). C’est ce qu’on lui reproche. Mais c’est pourtant aussi sa principale force.

Le constat : pas de dialectique sans matérialisme… Et réciproquement !

 
De Hegel… à Lénine

Pourtant, la conscience philosophique ordinaire reste convaincue que l’examen de la contradiction par la dialectique s’enferme dans une impasse. La logique formelle ne peut concevoir que des termes opposés abstraitement et juxtaposés l’un à l’autre (dans l’espace et dans le temps). Selon elle, la contradiction ne peut exister dans le réel, elle est donc renvoyée à une logique de « l’illusion ». La thèse de la logique formelle, qui est en fait « idéaliste » en elle-même, y compris lorsqu’elle se donne les allures de matérialisme (dans le déterminisme mécaniste par exemple), c’est qu’il n’y a de réalité qu’abstraite… soumise au principe de non contradiction. Car tout de ce qui existe concrètement, et a fortiori matériellement, est nécessairement en mouvement, c’est-à-dire qu’il est et n’est pas en même temps et sous le même rapport. Au contraire, pour la logique formelle, seule l’abstraction intellectuelle, parce que soumise à la non contradiction, peut rendre « raison » de la réalité… qui elle-même en serait la manifestation.

Si, donc, la logique formelle est logique de l’abstraction, elle prend toujours déjà le risque de l’idéalisme, ou celui de réintroduire l’idéalisme dans le matérialisme : précisément ce que Lénine reprochait à Mach et à Bogdanov et ce que Marx reprochait au « matérialisme ancien » ou « vulgaire ». De l’autre côté, la dialectique comme rationalité pure articule précisément l’universel, la matière, aux formes particulières (réalités naturelles, culturelles voire idéologiques) dont ils procèdent. La dialectique est donc « par nature » matérialiste : dans sa méthode si ce n’est dans son contenu. C’est précisément le constat – déjà fait par Marx et Engels –, auquel Lénine doit se rendre : « il est remarquable que tout le chapitre sur l’“Idée absolue” ne dit presque pas un mot de Dieu […] et en outre – ceci NB – ce chapitre ne contient presque aucun idéalisme spécifique, mais il a comme sujet essentiel la méthode dialectique. Le total et le résumé, le dernier mot et l’essence de la Logique de Hegel, c’est la méthode dialectique – ceci est tout à fait remarquable. Et encore ceci : dans cette œuvre de Hegel, la plus idéaliste, il y a le moins d’idéalisme, le plus de matérialisme. “C’est contradictoire”, mais c’est un fait ! »80

La thèse de Hegel au sujet de la dialectique consiste en fait à affirmer, à la suite de Kant, que la raison est en effet « par nature dialectique », mais que la contradiction dont elle procède n’est pas seulement dans notre pensée, extérieure à la réalité, elle est le principe interne de la réalité elle-même. C’est ainsi qu’il faut comprendre la formule de Hegel : « Tout ce qui est réel est rationnel et que tout ce qui est rationnel est réel »81. Toute réalité logique, physique, biologique, psychologique, sociale, économique, politique, religieuse ou philosophique est donc le résultat d’une contradiction qui en rend raison, cette contradiction pousse chaque réalité à « devenir ce qu’elle est » et à périr de la contradiction dont elle est pourtant le produit.

Or si la dialectique fait passer toute donnée première un niveau supérieur, à travers sa négation et sa critique radicales, elle n’est pas, comme la métaphysique ancienne, exclusivement contemplative : la contemplation fige son objet pour le saisir tel qu’il est. La dialectique, elle, ne laisse pas son objet à ce qu’il est, mais l’ébranle, le change et le transforme de la même manière qu’elle le connaît. La dialectique est déjà une action : en connaissant la réalité, elle la détermine, c’est-à-dire qu’elle la nie et donc la transforme. Connaître c’est déjà transformer. Par là, comme le mesure Lénine, la dialectique contient la transition de la philosophie dite « spéculative » à cette philosophie de l’action (qui « révolutionne »), chère à Marx et à ses Thèses sur Feuerbach :

« La connaissance théorique doit donner l’objet dans sa nécessité, dans tous ses rapports multiples, dans son mouvement contradictoire an und für sich [en et pour soi]. Mais le concept humain ne saisit “définitivement” cette vérité objective de la connaissance, ne la perçoit et ne l’assimile que lorsque le concept devient “être pour soi” au sens de la pratique. C.-à-d. que la pratique de l’homme et de l’humanité est la vérification, le critère de l’objectivité de la connaissance. Est-ce bien cela la pensée de Hegel ? Il faut y revenir. […] Tout cela est dans le chapitre “L’Idée du connaître” (chapitre II) – dans le passage à l’“Idée absolue” (chapitre III) – c.-à-d. que, sans aucun doute, pour Hegel, la pratique se situe, comme chaînon, dans l’analyse du processus de la connaissance, et précisément comme passage à la vérité objective (“absolue”, selon Hegel). Marx rejoint donc directement Hegel en introduisant le critère de la pratique dans la théorie de la connaissance : cf. les thèses sur Feuerbach. »82

Cette lecture de la Science de la logique nous laissera quelques célèbres aphorismes de Lénine. Historiquement, comme l’ont dit certains, c’est à travers Marx que Hegel a agi dans la conscience (même très enfouie) du 20e siècle83. De fait, pour ce qui est de sa gloire posthume, Hegel la doit en grande partie à Marx, car ce que Hegel a apporté à Marx, Marx le lui a rendu au centuple84. C’est cette dette à Hegel que Lénine exprimera par ces mots, lourds aussi de reproches : « On ne peut comprendre parfaitement le Capital de Marx et en particulier son premier chapitre sans avoir étudié à fond et compris toute la Logique de Hegel. Donc pas un marxiste n’a compris Marx un demi-siècle après lui !! »85 Et pour cause, cette théorie de la valeur est intégralement fondée sur la dialectique de l’essence (comme la dualité onde-corpuscule, comme certains physiciens quantiques s’en apercevront).

Lénine se livre ainsi à un règlement de compte avec sa propre « conscience philosophique d’autrefois » – y compris, avec Matérialisme et empiriocriticisme – ainsi qu’avec l’ensemble des marxistes de la IIe Internationale. Il va même jusqu’à prendre des distances avec le dernier Engels, à qui il reproche, tout comme à Plekhanov, de ne réduire la dialectique qu’à une « somme d’exemples », à des fins « de vulgarisation »86.

En 1922, après la prise du pouvoir de la classe ouvrière en Russie, à l’occasion de la fondation de la revue théorique Sous la bannière du marxisme, destinée aux problèmes philosophiques et scientifiques, dans un article consacré au « matérialisme militant », Lénine réclame la fondation, non pas comme on pourrait s’y attendre, d’une « société pour l’étude de la dialectique marxiste », mais bien d’une « société des amis matérialistes de la dialectique hégélienne »87. Et pour cause, la situation est « critique » pour le Parti bolchevik qui ne comprend dans ses rangs aucun spécialiste en philosophie88, à l’exception de certains dirigeants, et aucun n’a réellement lu Hegel (Trotski ne le lira sérieusement que dans les années 30). Ce qui pèsera lourd dans les débats philosophiques postérieurs, jusqu’à la victoire stalinienne.

Car, au-delà des aphorismes, Lénine voit dans la dialectique une véritable arme de combat, décisive dans la formulation et la compréhension d’objectifs politiques.

Impérialisme et question nationale à la lumière de la dialectique

De cette méthode dialectique, Lénine en tirera d’abord les réflexions qui donneront la brochure de 1916 : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme et qui constitue un chapitre nouveau de la dialectique du Capital. Lénine analyse les contradictions du capitalisme à cette phase de son développement où la « libre concurrence » s’est renversée dans son contradictoire direct : le « régime des monopoles », qui supprime la concurrence à un certain niveau pour la reproduire à un nouveau, plus élevé. Lénine combat les thèses de Kautsky, rallié de fait à Bernstein depuis 1914. En effet, dit Lénine en 1915 : « L’opportunisme [de la IIe Internationale] n’est pas un effet du hasard, ni un péché, ni une bévue, ni la trahison d’individus isolés, mais le produit social de tout une époque historique »89. Il est en fait le résultat de l’avènement des monopoles, de la fusion du capital industriel et du capital bancaire dans le capital financier, de l’exportation des capitaux, de la fusion de ce capital financier avec les appareils d’États impérialistes et leur personnel, capables désormais de subordonner, grâce au pillage des ressources naturelles et humaines à l’extérieur de leurs territoires, des pans entiers non seulement de la classe ouvrière, mais aussi de ses organisations, syndicats et partis, désormais institutions à part entière du capitalisme impérialiste90. Un enchevêtrement organique de contradictions qui ne se résoudront pas avec une théorie kautskiste de l’« ultra-impérialisme », où celui-ci s’achèverait dans un vaste monopole unique et universel, produit d’un processus paisible et linéaire, permettant planification et organisation mondiale de l’économie, vers un « projet de paix perpétuelle »… Sous le régime de l’exploitation de l’homme par l’homme.

En 1916, sur la révolution irlandaise, la question des nationalités et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, c’est avec Boukharine que Lénine polémique : et là encore il mobilise la dialectique.

La thèse de Boukharine est qu’on ne peut lutter contre l’asservissement des nations opprimées sans lutter contre l’impérialisme et le capitalisme en général. Selon lui, en mettant en avant des objectifs partiels et limités des revendications nationales, on détournerait la classe ouvrière des véritables enjeux de la lutte : le renversement du capitalisme. À cette thèse, abstraite s’il en est, juxtaposant et donc opposant les objectifs partiels d’une révolution (bourgeoise) aux possibilités d’une direction ouvrière (de la lutte générale pour les obtenir), Lénine répond sèchement : « La dialectique de l’histoire fait que les petites nations, impuissantes en tant que facteur indépendant dans la lutte contre l’impérialisme, jouent le rôle d’un des ferments, d’un des bacilles, qui favorisent l’entrée en scène de la force véritablement capable de lutter contre l’impérialisme, à savoir : le prolétariat socialiste. »91

Et il ajoute :

« Quiconque attend une révolution sociale “pure” ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution. […] La révolution socialiste en Europe ne peut pas être autre chose que l’explosion de la lutte de masse des opprimés et mécontents de toute espèce. Des éléments de la petite bourgeoisie et des ouvriers arriérés y participeront inévitablement – sans cette participation, la lutte de masse n’est pas possible, aucune révolution n’est possible – et, tout aussi inévitablement, ils apporteront au mouvement leurs préjugés, leurs fantaisies réactionnaires, leurs faiblesses et leurs erreurs. Mais, objectivement, ils s’attaqueront au capital, et l’avant-garde consciente de la révolution, le prolétariat avancé, qui exprimera cette vérité objective d’une lutte de masse disparate, discordante, bigarrée, à première vue sans unité, pourra l’unir et l’orienter, conquérir le pouvoir, s’emparer des banques, exproprier les trusts haïs de tous (bien que pour des raisons différentes !) et réaliser d’autres mesures dictatoriales dont l’ensemble aura pour résultat le renversement de la bourgeoisie et la victoire du socialisme, laquelle ne “s’épurera” pas d’emblée, tant s’en faut, des scories petites-bourgeoises. »92

Une réponse que Hegel lui-même aurait pu faire à Boukharine : « L’universel, pris formellement et posé à côté du particulier, devient lui-même aussi quelque chose de particulier. Une telle position, dans le cas d’objets de la vie courante, frapperait d’elle-même comme inadéquate et maladroite, comme si par exemple quelqu’un qui réclamait des fruits, repoussait cerises, poires, raisins, etc., sous prétexte que ce serait là des cerises, des poires, des raisins, mais non pas des fruits. »93

Nikolaï Boukharine

En 1922, dans son « Testament », Lénine n’hésitera pas à dire de Boukharine, qu’à côté de ses magnifiques qualités, « ses vues théoriques ne peuvent qu’avec la plus grande réserve être tenues pour parfaitement marxistes, car il y a en lui quelque chose de scolastique (il n’a jamais étudié et, je le présume, n’a jamais compris entièrement la dialectique) »94.

Car opposer ou même « juxtaposer » les luttes spécifiques (nationale, économique, de genre, de « race », ou toute autre) au renversement général du capitalisme, ce serait opposer le particulier et l’universel en prenant le risque, ou bien de réduire l’universel à un particulier (en faisant d’une « classe sociale » un particularisme comme les autres), ou bien d’ériger un particularisme (national ou autre) au rang d’universel. Une contravention à la dialectique que l’extrême droite sait parfaitement manier et que commettent bien des luttes spécifiques, qui n’ont pas encore trouvé les moyens politiques de leur satisfaction – si ce n’est dans les strictes limites de l’exploitation de l’homme par l’homme – et qu’elles ne peuvent en fait trouver qu’auprès du seul « particularisme » qui soit réellement « universel » : le projet politique de la classe ouvrière organisée. Mais, a contrario, ignorer les luttes spécifiques sous prétexte que c’est le capitalisme qu’il faudrait renverser, consisterait à oublier que rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans que la population y défende son intérêt, fût-il « particulier ».

Une leçon que les 20e et 21e siècles auront à retenir du marxisme et de la dialectique, et qui nous amène tout droit au problème de la « révolution permanente », que Bernstein avait si bien vu et que Lénine a désormais les moyens, au moins théoriques, de résoudre. En effet, certains commentateurs, notamment Michaël Löwy dans son article « De la grande logique de Hegel à la gare finlandaise de Petrograd »95, auront bien raison de voir dans ces lectures de 1914 à 1916, resituées dans les Cahiers philosophiques, un enjeu théorique qui mène Lénine de la dialectique de Hegel aux « Thèses d’Avril » de 1917.

La révolution permanente : que disent Marx et Engels ?

Marx, Engels et l’Adresse au Comité central de la Ligue des communistes

Le problème tel qu’il est redécouvert par Trotski, de 1904 à 1906, et dont la première formulation est donnée dans la brochure Bilan et perspectives, n’est pas nouveau. Pour comprendre le problème posé par la « révolution permanente » et son lien avec la dialectique hégélienne que Bernstein a bien compris, il faut faire un détour par un léger retour en arrière.

Si nous avions été des intellectuels ou des ouvriers français en 1848, à la lecture du Manifeste du parti communiste nous n’aurions pu être qu’étonnés par la description que Marx et Engels donnent de cette classe ouvrière : générée par le capitalisme révolutionnant tous les rapports de production à l’échelle mondiale, par le machinisme et la grande industrie, destinée elle-même à construire un parti mondial pour le renverser… En regardant autour de nous, nous aurions été obligés de constater que cette classe ouvrière concentrée et organisée par la grande industrie n’existe que dans un seul pays : l’Angleterre ! Nous aurions refermé le livre, amusés de trouver encore, en cette première moitié du 19e siècle, une nouvelle famille de socialistes utopiques. Marx et Engels annonçant la prise du pouvoir de cette classe partout où le capitalisme se propage, c’est-à-dire à l’échelle du globe, alors qu’elle n’existe encore presque nulle part.

Ce problème on l’a vu formulé par Marx et Engels au lendemain des révolutions de 1848 dans ce fameux texte de 1850, l’Adresse au Comité central de la Ligue des communistes96. Jusque-là la bourgeoisie minoritaire européenne n’avait pas eu à s’imposer par des révolutions. Sauf en France évidemment où elle avait su rallier toutes les classes de la nation derrière son propre projet politique et avait su garder la direction des mobilisations sans trouver sur sa « gauche » de réels rivaux capables de la lui contester. Mais pour la première fois en 1848, les bourgeoisies française puis allemande, dirigent des insurrections en ayant face à elles non seulement les classes sociales vestiges du féodalisme, mais désormais aussi des classes ouvrières constituées, susceptibles de contester aux bourgeoisies libérales la direction politique des événements. Capables pour la première fois donc de porter un projet politique.

Le texte de Marx est donc une exhortation à la défiance à l’égard non seulement de la bourgeoisie libérale, mais aussi, en son sein « des petits-bourgeois qui s’intitulent républicains ou rouges » ou « se donnent le nom de socialistes » ; c’est une exhortation à s’organiser, à s’armer indépendamment, à se choisir ses propres chefs, son propre état-major, à se défier des « appels à l’union et la réconciliation » ; une mise en garde contre le piège d’un parti commun où « prédomine la phraséologie social-démocrate générale », où « pour ne pas troubler la bonne entente, les revendications particulières du prolétariat ne doivent pas être formulées… ». Marx insiste : « cette union doit être repoussée de la façon la plus catégorique […] Sitôt la victoire acquise, la méfiance du prolétariat ne doit plus se tourner contre le parti réactionnaire vaincu, mais contre ses anciens alliés, contre le parti qui veut exploiter seul la victoire commune ».

La révolution permanente, c’est l’ensemble des directives révolutionnaires adressées au parti ouvrier. Marx les résume une première fois, au début de l’Adresse sous la forme suivante : « Frères ! […] Il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente », et une deuxième fois en guise de conclusion : les ouvriers allemands « contribueront eux-mêmes à leur victoire définitive bien plus par le fait qu’ils prendront conscience de leurs intérêts de classe, se poseront dès que possible en parti indépendant et ne se laisseront pas un instant détourner – par les phrases hypocrites des petits-bourgeois démocratiques – de l’organisation autonome du prolétariat. Leur cri de guerre doit être : la révolution en permanence ! »

La révolution permanente signifie que la révolution peut éclater sur des objectifs qui peuvent rassembler les couches les plus diverses de la société, sans qu’à l’origine elles aient forcément une base de classe bien précise. Choisir les facteurs et les acteurs du déclenchement du processus révolutionnaire n’est pas dans les pouvoirs du parti prolétarien. Mais en revanche, l’issue de la révolution dépend du rôle qu’y joue le prolétariat. C’est donc à lui d’en prendre la tête, de lui imprimer ses méthodes et ses objectifs. Elle est moins le constat de la faiblesse réelle des bourgeoisies que l’attention aux « possibilités » que générerait une direction ouvrière.

Mais pour conquérir ce rôle dirigeant, le prolétariat doit conquérir et préserver son autonomie organisationnelle, politique et militaire. Marx met en garde les travailleurs sur ce point particulier : « Dès que la victoire sera remportée, [les petits-bourgeois] l’accapareront, ils inviteront les ouvriers à garder le calme, à rentrer chez eux et à se remettre à leur travail ; ils éviteront les prétendus excès et frustreront le prolétariat des fruits de la victoire. Il n’est pas au pouvoir des ouvriers d’empêcher les démocrates petits-bourgeois d’agir ainsi ; mais il est en leur pouvoir de rendre difficile cette montée des démocrates en face du prolétariat en armes… »

Cette mise en garde de Marx à l’adresse des ouvriers de la vieille Allemagne encore semi-féodale, date de 1850. Malgré l’arriération encore tenace du capitalisme allemand à cette époque, il reste au pouvoir des ouvriers de ne pas se laisser enrôler derrière les petits-bourgeois nationalistes, mais de se donner les moyens de rallier à leur propre combat, sous leur direction, les autres classes pauvres de la nation. En effet, la contradiction historique dont la « révolution permanente » est la résolution est la suivante : là où la bourgeoisie n’a pas encore réalisé sa révolution, ne s’est pas encore débarrassée des entraves féodales (sur les questions agraire, démocratique et nationale) et n’a pas encore imposé son programme, mais où elle est « contemporaine » d’une classe ouvrière déjà constituée (nationalement ou à l’échelle internationale), cette dernière doit-elle soutenir la bourgeoisie dans l’accession au pouvoir, au risque de rallier ses exploiteurs, ou au contraire doit-elle prendre la direction politique des événements au risque de réaliser les tâches d’une « révolution bourgeoise » mais (dialectiquement) sous direction « ouvrière » ?

Dialectique et révolution permanente en Russie : Marx, Plekhanov et Tchernychevski

   

Alexandre Herzen, Nicolaï Tchernychevski, Vera Zassoulitch et Karl Marx

Ce problème de la « contemporanéité » de vestiges féodaux et de modernité n’est évidemment pas étranger aux intellectuels russes. Un débat divise depuis le début du 19e siècle « Slavophiles » et Occidentalistes sur la voie propre de développement de la Russie. Parmi les seconds, même s’ils ont eux-mêmes du mal à se situer, on trouve des gens comme Herzen et Tchernychevski (auteur du célèbre roman cher aux sociaux-démocrates russes : Que faire ?) qui – comme beaucoup de d’intellectuels russes mais avec quelques années de retard sur les Allemands – sont tous les deux hégéliens. C’est au premier (et non à Plekhanov) qu’on doit la célèbre formule désignant la dialectique, comme « algèbre de la révolution »97. Quant au second il est partie-prenante d’un débat entre populistes et sociaux-démocrates russes que ces derniers demandent à Marx lui-même d’arbitrer. Le thème principal de cette polémique russe : la « révolution permanente »98.

Tous ces auteurs sont conscients depuis les années 1840 d’une relative arriération du développement économique et d’un certain retard de la « modernité » en Russie. Cette arriération prend le nom sous la plume de Marx de la « contemporanéité » spécifique de la Russie tsariste. Or, en 1881 éclate un débat entre « sociaux-démocrates » et « populistes » sur la propriété commune paysanne, de fait « contemporaine » de la propriété privée foncière et la modernisation industrielle capitaliste. La classe ouvrière et les sociaux-démocrates de Russie doivent-ils laisser liquider la propriété collective du sol au profit de l’institution d’une propriété privée foncière, ou au contraire doivent-ils défendre cette propriété communale contre le capitalisme, quitte à prendre la direction politique d’une défense par les paysans de la propriété commune ?

Contre toute attente (mais en fait pas tant que ça), les « marxistes » sociaux-démocrates Georges Plekhanov et Vera Zassoulitch défendent la première thèse contre la « révolution permanente », alors que pour le « populiste » Tchernychevski, la révolution doit passer par la défense de la propriété communale paysanne.

En bon hégélien, Tchernychevski a une solide conception du développement inégal et combiné, restituée dans une métaphore : « L’histoire, telle une grand-mère, aime passionnément les derniers-nés de ses petits-fils. Aux derniers arrivés, elle donne non les os mais la moelle des os que l’Europe occidentale a brisés en se faisant très mal aux doigts. »99 Il veut montrer que la Russie peut parvenir à la phase socialiste sans passer par la propriété privée, il défend donc le maintien de la propriété collective… Il appelle Hegel à son secours contre Plekhanov : « Hegel dit expressément que la plupart du temps les moments logiques intermédiaires ne parviennent pas à une existence objective et restent seulement des moments logiques. Hegel dit à bon droit qu’il suffit qu’un certain moment intermédiaire atteigne à l’existence, n’importe où ou n’importe quand, pour épargner au processus du développement la nécessité de poursuivre son accomplissement effectif en tout autre temps et en tout autre lieu. »100

Marx – qui accusait déjà Proudhon de ne rien comprendre à la dialectique hégélienne et d’avoir sur l’histoire le point de vue moral du bourgeois sur Napoléon : il y a des « bons » et des « mauvais » côtés – signalait, en paraphrasant Hegel101, que dialectiquement et donc « rationnellement », il n’est pas rare que dans le progrès des civilisations, les choses avancent justement par leur « mauvais » côté102, y compris le plus arriéré. C’est pourquoi, alors que Plekhanov et Zassoulitch taxent Tchernychevski de « socialisme utopique » et réclament en 1881 l’arbitrage de Marx, ce dernier – contre toute attente aussi ! – donne raison au second contre les premiers ! Sa lettre à Plekhanov et Zassoulitch restera donc cachée jusqu’en 1924.

Marx explique : « [La « commune rurale » russe] occupe une situation unique, sans précédent dans l’histoire. Seule en Europe elle est encore la forme organique, prédominante de la vie rurale d’un empire immense. La propriété commune du sol lui offre la base naturelle de l’appropriation collective, et son milieu historique, la contemporanéité de la production capitaliste, lui prête toute faite les conditions matérielles du travail coopératif, organisé sur une vaste échelle. Elle peut donc s’incorporer les acquêts positifs élaborés par le système capitaliste […]. Elle peut graduellement supplanter l’agriculture parcellaire par l’agriculture combinée à l’aide des machines […] Elle peut devenir le point de départ direct du système économique auquel tend la société moderne et faire peau neuve sans commencer par son suicide. »103

Voilà ce que pourrait réaliser une direction ouvrière d’une lutte paysanne dans un pays arriéré mais « contemporain » d’un capitalisme développé sur le même territoire ou ailleurs. À condition que cette direction soit indépendante, et donc en capacité de peser au-delà d’elle-même sur des classes sociales qui trouveraient dans la classe ouvrière russe les moyens politiques de la satisfaction de leurs intérêts. Hegel n’est pas de trop pour en rendre raison. Un programme politique qui n’échappe pas à Trotski et auquel se rallient de fait Lénine et les bolcheviks.

Lénine, Trotski : de la « révolution permanente » aux « Thèses d’Avril »

Bernstein avait finalement bien vu et expliqué le lien essentiel entre dialectique hégélienne et « révolution permanente ». Il n’est d’ailleurs pas le premier comme on vient de le voir. Sur le fond et comme le reformulera Trotski en 1928 : « La révolution permanente, au sens que Marx avait attribué à cette conception, signifie une révolution qui ne veut transiger avec aucune forme de domination de classe, qui ne s’arrête pas au stade démocratique mais passe aux mesures socialistes et à la guerre contre la réaction extérieure, une révolution dont chaque étape est contenue en germe dans l’étape précédente, une révolution qui ne finit qu’avec la liquidation totale de la société de classe. »104

Et fondamentalement, il ne s’agit pas d’autre chose pour Trotski, quand il élabore sa propre théorie, dictée par les événements de 1904 à 1906, analysant les tâches des révolutionnaires prolétariens dans ce pays économiquement, politiquement et historiquement arriéré qu’est la Russie. Trotski a-t-il une connaissance du débat entre Plekhanov et Tchernychevski ? Sûrement. De la lettre de Marx aux sociaux-démocrates russes ? Probablement pas. Connaît-il l’attaque de Bernstein contre la dialectique et la révolution permanente ? Évidemment.

En 1906 (avant, pendant et après la révolution de 1905), il avait exprimé sa thèse dans les termes mêmes de la dialectique hégélienne : en vertu de la lutte de classe en laquelle se résume l’histoire de toutes les sociétés, et reprenant comme l’avait fait Marx la célèbre dialectique hégélienne du maître et de l’esclave105, il affirme désormais que plus le « maître » est fort plus le « valet » est faible et qu’inversement : plus le maître est faible, plus le valet est fort106. Restitué en termes de classes sociales, le constat vaut pour la Russie. Au début des années 1930, dans son Histoire de la révolution russe, il restitue la métaphore de Tchernychevski :

« Le capitalisme […] a préparé et, dans un certain sens, réalisé l’universalité et la permanence du développement de l’humanité. Par-là est exclue la possibilité d’une répétition des formes de développement de diverses nations. Forcé de se mettre à la remorque des pays avancés, un pays arriéré ne se conforme pas à l’ordre de succession : le privilège d’une situation historiquement arriérée – ce privilège existe – autorise un peuple, ou bien, plus exactement, le force à s’assimiler du tout-fait avant les délais fixés, en sautant une série d’étapes intermédiaires. Les sauvages renoncent à l’arc et aux flèches, pour prendre aussitôt le fusil, sans parcourir la distance qui séparait, dans le passé, ces différentes armes. Les Européens qui colonisèrent l’Amérique ne reprenaient pas l’histoire par son commencement. »107

En 1905, parmi les sociaux-démocrates russes tout le monde est sûr qu’on s’achemine vers une révolution bourgeoise, c’est-à-dire vers une révolution provoquée par la contradiction entre le développement des forces productives de la société capitaliste et les rapports surannés de classe et d’État légués par l’époque du servage. Mais ce caractère bourgeois de la révolution ne laisse pas prévoir quelles classes auront à réaliser les tâches de la révolution démocratique, de la réforme agraire et de l’unité nationale et quelle forme prendraient alors les rapports entre les classes. Trotski restitue les différentes positions dans un texte célèbre peu après 1905108.

Les mencheviks russes (Plekhanov, Axelrod, Zassoulitch, Martov, etc.) partent du point de vue que le rôle dirigeant dans une révolution bourgeoise ne peut appartenir qu’à la bourgeoisie libérale, en qualité de prétendant « naturel » au pouvoir. D’après ce schéma, incombe au parti du prolétariat le rôle d’aile gauche du front démocratique : la social-démocratie doit soutenir la bourgeoisie libérale dans la lutte contre la réaction, mais en même temps défendre les intérêts du prolétariat contre elle. En d’autres termes, les mencheviks considèrent surtout la révolution bourgeoise comme une réforme libérale et constitutionnelle, qui équivaut – qu’on le veuille ou non – à un soutien ouvert à la bourgeoisie contre les ouvriers et paysans.

Pour Lénine et les bolcheviks, la libération des forces productives de la bourgeoisie du joug du servage signifie avant tout la solution radicale du problème agraire dans le sens d’une liquidation définitive de la classe des grands propriétaires fonciers et d’une transformation révolutionnaire dans le domaine de la propriété de la terre. Tout cela étant indissolublement lié à l’abolition de la monarchie. Le problème agraire, qui touche aux intérêts vitaux de l’énorme majorité de la population, est en même temps le problème fondamental du marché capitaliste. Puisque la bourgeoisie libérale, qui s’oppose aux ouvriers, est liée à la grande propriété foncière sous bien des rapports, la libération vraiment démocratique de la paysannerie ne peut s’accomplir que par la coopération révolutionnaire des ouvriers et des paysans. En cas de victoire, cette révolte commune contre l’ancien régime devait, selon Lénine, amener l’instauration de la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie »109.

Trotski est alors parfaitement convaincu que la révolution agraire et, par conséquent, la révolution démocratique ne peuvent s’accomplir qu’au cours de la lutte contre la bourgeoisie libérale, par les efforts conjugués des ouvriers et des paysans. Mais il s’oppose à la formule « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » car elle a le défaut de laisser en suspens la question essentielle : à laquelle de ces deux classes appartiendra la dictature réelle ?110 Il cherche à démontrer qu’en dépit de leur énorme importance sociale et révolutionnaire, les paysans ne sont capables ni de former un parti véritablement indépendant ni, encore moins, de concentrer le pouvoir révolutionnaire entre les mains d’un tel parti.

Ce débat entre Lénine et Trotski est tranché en 1917, certes par deux ans de lecture du premier sur la dialectique de Hegel, mais surtout par une nouvelle révolution russe.

1917 : Lénine devant les ouvriers des usines Poutilov

Une question de « dialectique » en plein cœur de la révolution de 1917 ?

En avril 1917, Lénine rentre de son exil et propose les thèses qui font scandale jusque dans les rang bolcheviks, connues sous le nom des « Thèses d’Avril ». La révolution a commencé et la dualité de pouvoir est déjà bien installée depuis mars entre le comité provisoire de la Douma (parlement de la bourgeoisie libérale dirigé notamment par le parti K.D.) et le comité exécutif provisoire (porte-parole des soviets des ouvriers et des soldats). Dans ce dernier, ce sont bien encore les mencheviks qui sont majoritaires, et qui le resteront jusqu’en septembre.

L’antagonisme entre les deux fractions de la social-démocratie russe a porté sur la conception du parti, la conception de la révolution et l’attitude à adopter face à la guerre. Les trois questions sont à l’ordre du jour avec la révolution de février. Les bolcheviks pensent pour l’instant qu’ils n’ont d’autre choix que de tenter de pousser le gouvernement provisoire le plus « à gauche » possible dans la révolution démocratique. Mais Lénine a, de son exil, une autre appréciation. Tout en reconnaissant qu’un intervalle est nécessaire entre la révolution bourgeoise de février, qui a pour rôle de détruire le féodalisme, et une révolution prolétarienne qui édifiera peut-être une nouvelle société sur les ruines du nouveau capitalisme, il paraît de plus en plus évident (et Lénine ne le découvre pas en 1917 mais déjà dès 1905 comme on l’a vu) qu’à peine la révolution bourgeoise commencée, les perspectives d’un pouvoir ouvrier qui prendrait la direction des événements se pose à la classe ouvrière russe, déjà massivement organisée dans les soviets, ne serait-ce que pour la réaliser. Or c’est bien à la classe ouvrière, de manière indépendante, de diriger le processus, afin de pouvoir y rallier la paysannerie – quitte comme ça se discutera plus tard à se donner les moyens de peser sur une paysannerie pauvre contre une paysannerie riche. Dès lors si Lénine n’a jamais exprimé explicitement son accord avec la « théorie de la révolution permanente » c’est bien elle qu’il entend réaliser en s’adressant ainsi à son parti, seul capable de la mener à bien. La condition nécessaire du triomphe de la révolution de février, révolution bourgeoise, n’est autre paradoxalement – mais en fait dialectiquement ! – que la dictature du prolétariat « à la tête » des masses paysannes, c’est-à-dire la destruction politique de la bourgeoisie.

Telle est la position de Lénine, qui rallie donc explicitement celle de Trotski après 1905 sous le nom de « révolution permanente »111. C’est aussi ce qu’exige la situation elle-même : contradictoire depuis le renversement du tsarisme en février. Cette contradiction entre des classes aux intérêts opposés se réalise dans la « dualité de pouvoir ». Lénine exprime le problème simplement : la révolution ne fait que commencer et, en fait, la vraie révolution reste encore à faire ; les masses veulent le pain, la paix, la terre ? Ce ne sont que des revendications minimales, partielles mais vitales : la bourgeoisie et son gouvernement provisoire sont incapables de les satisfaire. Au contraire, ils se préparent à la répression. Il ne reste qu’une solution : les ouvriers doivent prendre le pouvoir et rallier à eux la paysannerie et les soldats.

Lénine : entre Trotski et Kamenev

Pourtant, personne n’ose, en l’absence de Lénine et aussi par crainte de l’isolement, défendre ces thèses qui deviendront les positions du parti bolchevik. Toute la Russie révolutionnaire s’est en effet ralliée aux thèses mencheviques : pour un gouvernement de coalition, et pour la poursuite de la guerre. Les dirigeants bolcheviks Kamenev et Staline écrivent dans la Pravda, organe de la fraction bolchevique : « Un peuple libre répond aux balles par des balles et aux obus par des obus. »112. Le 3 avril, Lénine arrive à Petrograd. Le 4, il soutient ses thèses devant la section bolchevique du premier congrès des soviets. Les « Thèses d’Avril » sonnent comme une déclaration de guerre à la politique menchevique et aux « principes élémentaires du socialisme scientifiques d’antan », pour reprendre les mots du menchevik internationaliste Soukhanov113. Kamenev écrit dans l’éditorial de la Pravda du 8 avril : « Pour ce qui est du schéma général du camarade Lénine, il nous paraît inacceptable, dans la mesure où il présente comme achevée la révolution démocratique bourgeoise, et compte sur une transformation immédiate de cette révolution en révolution socialiste. »114 En 1923, Lénine répond dans un article précisément dirigé contre les mémoires de Soukhanov : « Tous ils se disent marxistes, mais ils entendent le marxisme de façon pédantesque au possible. Ils n’ont pas du tout compris ce qu’il y a d’essentiel dans le marxisme, à savoir : sa dialectique révolutionnaire. »115

Une leçon que Trotski à son tour ne sera pas près d’oublier, quand dans les années 1939-1940, et notamment sur la question de la dégénérescence bureaucratique de l’URSS, il déclarera la guerre à des dirigeants – Schachtman et Burnham – du parti trotskiste américain, le SWP. Une guerre commencée sur le terrain philosophique par leur ironie au sujet de la dialectique, une polémique dont les textes seront regroupés dans l’ouvrage Défense du marxisme.

Léo Baserli, 24 juillet 2024

 

 


 

 

Notes

1  https://www.marxists.org/archive/james-clr/works/dialecti/index.htm

https://www.marxists.org/archive/james-clr/works/diamat/diamat47.htm

https://www.marxists.org/archive/james-clr/works/dialecti/james2.htm

2  https://www.marxists.org/archive/dunayevskaya/works/phil-rev/dunayev3.htm
https://www.marxists.org/archive/dunayevskaya/works/1961/01/26.htm

3  https://www.marxists.org/reference/subject/philosophy/works/en/cliff.htm

4  TROTSKI, Ma Vie, chapitre 18, éd. Gallimard, Paris, 1953, p. 245-246

5  BERNSTEIN, Socialisme théorique et sociale-démocratie pratique, chapitre I, A, trad. A. Cohen, éd. Les nuits rouges, 2010

6  Ibid., chapitre II

7  Ibid., chapitre III

8  KAUTSKY, Le Marxisme et son critique Bernstein, trad. M. Martin-Leray, Partie I, c « La Valeur », éd. P.-V. Stock, Paris, 1900, p. 83

9  MARX, Le Capital, Livre I, Section VIII, chapitre 32, trad. J. Roy, Éditions sociales (Poche), 1976, p. 557

10  BERNSTEIN, Socialisme théorique et sociale-démocratie pratique, op. cit., chapitre IV, p. 151

11  Ibid., C, p. 218-221

12  Ibid., chapitre V, p. 237

13  TROTSKI, Défense du marxisme, « Lettre ouverte au camarade Burnham » (7 janvier 1940), éd. Études et documentation internationales, 1976, p. 175 : « Le marxisme est passé de mode dans de larges cercles de l’intelligentsia bourgeoise… Et puis, en parlant de marxisme, on pourrait se voir prendre pour un matérialiste dialectique. Il vaut mieux éviter ce mot compromettant. Par quoi le remplacer ? Par la science, bien sûr, et même par la Science avec un S majuscule, et la science, comme on sait, est fondée sur la “critique” et sur les “expériences”. Cela sonne solidement, sans étroitesse d’esprit, sans sectarisme, de façon professorale. On peut intervenir, cette formule à la bouche, dans n’importe quel salon démocratique. »

14  BERNSTEIN, Socialisme théorique et sociale-démocratie pratique, op. cit., chapitre II, « Le marxisme et la dialectique hégélienne », p. 70

15  Ibid., chapitre II, p. 71

16  Ibid., p. 73

17  Ibid.

18  Gracchus Babeuf et ses partisans dénoncent, dès après la chute de Robespierre en 1794, les privilégiés qui tirent profit de la nouvelle situation que la Révolution française a octroyée à la bourgeoisie française. Ils préconisent l’abolition de la propriété privée afin de rendre tous les Français égaux. En 1796, ils envisagent de renverser le gouvernement (Directoire). Le but de la conjuration dites des « Égaux » est de poursuivre la révolution pour la collectivisation des terres et des moyens de production, pour « la parfaite égalité » et « le bonheur commun ».

19  BERNSTEIN, Socialisme théorique et sociale-démocratie pratique, op. cit., chapitre II, p. 76-77

20  HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Partie III, Section II, C, § 243, 244 et Add., trad. R. Derathé, éd. Vrin, 1998, p. 250-251

21  TROTSKI, Histoire de la révolution russe, T. II, « La révolution d’octobre », chapitre « L’art de l’insurrection », Éditions du Seuil, 1995, p. 543-545

22  TROTSKI, Terrorisme et communisme, chapitre IV, éd. Prométhée, 1980, p. 58-59

23  BERNSTEIN, Socialisme théorique et sociale-démocratie pratique, op. cit., chapitre II, p. 77

24  MARX & ENGELS, Adresse du Comité central de la Ligue des communistes, Œuvres choisies, T. 1, Éditions du Progrès, Moscou, 1978, p. 193

25  Ibid., p. 80

26  KAUTSKY, Le Marxisme et son critique Bernstein, op. cit., Partie I, b « La Dialectique », p. 68

27  Ibid., chapitre II, B, « Le marxisme et la dialectique hégélienne », p. 78-79

28  Ibid., p. 81

29  Ibid., p. 82

30  BERNSTEIN, Socialisme théorique et sociale-démocratie pratique, op. cit., chapitre II, p. 86-87

31  D’où le mot connu d’Ignaz Auer à Bernstein : « Édouard, tu es un âne ; on n’écrit pas ces choses, on les pratique. », J. DROZ, Histoire générale du socialisme, Tome II, Partie I, chapitre 1, éd. PUF, Quadrige, 1974, p. 44-45

32  KAUTSKY, Le Marxisme et son critique Bernstein, op. cit., Partie I, b « La Dialectique », p. 52

33  Ibid., p. 50

34  PLEKHANOV, Le « Cant » contre Kant ou le testament spirituel de M. Bernstein, II, in Œuvres philosophiques, T. 2, trad. L. & J. Cathala, Éditions du Progrès, Moscou, p. 396-398

35  Ibid., III, p. 401-402

36  LÉNINE, Cahiers philosophiques, in Œuvres complètes, T. 38, Éditions sociales, 1971, p. 260 : « Plékhanov a bien écrit sur la philosophie (la dialectique) sans doute plus de 1 000 pages […]. Là-dessus, sur la grande Logique, à propos d’elle, de ses idées (c.-à-d. proprement la dialectique comme science philosophique) nil [rien] !! »

37  PLEKHANOV, Les questions fondamentales du marxisme, V, trad. L. & J. Cathala, Éditions sociales, Paris, 1974, p. 33

38  HEGEL, Science de la logique, « Doctrine de l’Être » (version 1832), Section III, chapitre 2, Remarque, trad. G. Jarczyk & P.-J. Labarrière (modifiée), éd. Aubier, 1972, p. 342, éd. Kimé, 2007, p. 424

39  HEGEL, Principes de la philosophie du droit, op. cit., p. 55

40  Jean-Jacques MARIE, Lénine, la révolution permanente, chapitre 3, éd. Payot & Rivages, Paris, 2011, p. 57

41  LÉNINE, Ce que sont les « amis du peuple » et comment ils luttent contre les social-démocrates, Fascicule I, Œuvres complètes, T. 1, Éditions du Progrès, Moscou, 1966, p. 179-190

42  LÉNINE, Lettre à Gorki, 26 fév. 1908, Œuvres complètes, T. 13, Éditions sociales, Paris, 1967, p. 470

43  Jean-Jacques MARIE, Lénine, La révolution permanente, op. cit., chapitre 6, p. 86

44  Ibid., chapitre 8, p. 122

45  LÉNINE, Matérialisme et empiriocriticisme, chapitre II, 5, Œuvres complètes, T. 14, Éditions sociales, 1962, p. 140

46  Ibid., chapitre V, 2

47  Entre autres dans ENGELS, Anti-Dühring, Introduction, chapitre I, trad. Bottigelli, Éditions sociales, 1963, p. 56

48  LÉNINE, Matérialisme et empiriocriticisme, op. cit., chapitre I, 5

49  LÉNINE, Marxisme et révisionnisme, Œuvres complètes, T. 15, Éditions sociales, 1967, p. 29

50  Guy PLANTY-BONJOUR, Hegel et la pensée philosophique en Russie 1830-1917, Partie II, chapitre 7, § 2, éd. Martinus Nijhoff, La Haye (Pays-Bas), 1974, p. 273

51  Louis ALTHUSSER, Lénine devant Hegel, in Lénine et la philosophie, III, 1, éd. Maspero, Paris, 1972, p. 79

52  Stathis KOUVÉLAKIS, Lénine lecteur de Hegel, 2016, « Aphorismes », note 55, Revue Période, http://revueperiode.net/lenine-lecteur-de-hegel/

53  MARX, Le Capital, livre I, Postface à la deuxième édition allemande, 24 janvier 1873, trad. J.-P. Lefebvre, éd. « Quadrige », éd. PUF, Quadrige, Paris, 1993-2006, p. 18 ; sur cette métaphore du « noyau », voir aussi HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Introduction, trad. J. Gibelin, éd. Vrin, Paris, 1963, p. 35

54  LÉNINE, Cahiers philosophiques, op. cit.

55  Roger GARAUDY, Lénine, chapitre « La philosophie », III, éd. PUF, SUP – Philosophes, Paris, 1968, p. 40

56  ALTHUSSER, Lénine et la philosophie, I, 2, éd. Maspero, Paris, 1972, p. 33-34

57  MARX, Lettre à Engels, 14 janvier 1858, Correspondance, 40, Éditions du Progrès, Moscou, 1976, p. 97

58  LÉNINE, Cahiers philosophiques, in Œuvres Complètes, T. 38, Éditions sociales, 1971, p. 260

59  HEGEL, Science de la Logique, « La Doctrine de l’Être » (version de 1832), Première Section, chapitre 1, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, . Kimé, 2007, pp. 67-68 ; éd. Lasson-Hoffmeister, p. 23

60  ARISTOTE, Métaphysique, Livre H, chapitre 1, 1042 a 26, éd. Vrin, 1991, Tome 2, p. 3

61  HEGEL, Science de la logique, op. cit., « Doctrine de l’Être » (version 1832), Section III, chapitre 2, p. 421

62  Ibid., p. 423

63  LÉNINE, Cahiers philosophiques, op. cit.,p. 119

64  HEGEL, Science de la logique, op. cit., Premier tome – La Logique objective, Deuxième livre « La Doctrine de l’Essence », Troisième Section, chapitre 2, p. 231

65  On peut attirer l’attention sur ce que cette formule (ancienne) a de contradictoire : ou bien une réalité est ce qu’elle est (tautologie) et alors elle n’a pas à le « devenir », ou bien au contraire elle a à devenir ce qu’elle est, et alors cela signifie qu’« elle n’est pas ce qu’elle est » (contradiction).

66  MARX, Thèses sur Feuerbach, Thèses I, IX et X

67  LÉNINE, Cahiers philosophiques, op. cit., p. 124

68  HEGEL, Science de la logique, op. cit., Premier tome – La Logique objective, Deuxième livre « La Doctrine de l’Essence », Deuxième Section, chapitre 2, p. 162

69  LÉNINE, Cahiers philosophiques, op. cit., p. 143

70  Ibid., p. 133-134

71  ARISTOTE, Métaphysique, op. cit., Γ, 3, 1005 b 19, T. I, p. 121-122

72  Tautologie : dire d’une chose la même chose : « Un chat est un chat ». Notons au passage que les deux chats ne sont pas tout à fait les mêmes, puisque le premier est « ce chat particulier » et le second désigne le concept universel de « chat ». Or ce chat-ci n’est pas tous les chats en général saisis sous le concept de « chat » qui lui-même est un concept et non « un chat ».

73  LÉNINE, Cahiers philosophiques, op. cit., p. 211

74  MARX, Misère de la philosophie, II, 1, Première observation, Éditions sociales, 1977, p. 117

75  HEGEL, Science de la logique, op. cit., Second tome, La Logique subjective, « La Doctrine du Concept », Troisième Section, chapitre 3, « L’Idée absolue », p. 375

76  Ibid., p. 369

77  LÉNINE, Cahiers philosophiques, op. cit., p. 214-215

78  HEGEL, Science de la logique, op. cit., Second tome, La Logique subjective, « La Doctrine du Concept », Troisième Section, chapitre 3, « L’Idée absolue », p. 376

79  Ibid., p. 377

80  LÉNINE, Cahiers philosophiques, op. cit., p. 222

81  HEGEL, Principes de la philosophie du droit, op. cit., p. 55

82  LÉNINE, Cahiers philosophiques, op. cit., p. 200-201

83  ALAIN, Idées, « Hegel », éd. Hartmann, 1939, « Le club français du livre », 1961, p. 205 : « La philosophie de Hegel est un aristotélisme. […] Dans le fait, la philosophie hégélienne est celle qui a remué les peuples, par le marxisme, et cela est à considérer. »

84  Jacques D’HONDT, Hegel et l’hégélianisme, I, 6, éd. PUF, Que sais-je ?, 1982, p. 56

85  LÉNINE, Cahiers philosophiques, op. cit., « Résumé de la “Science de la Logique” de Hegel », p. 170

86  Ibid., « Sur la question de la dialectique », p. 343

87  LÉNINE, « La portée du matérialisme militant », 12 mars 1922, Œuvres complètes, T. 33, Éditions sociales/Moscou, 1963, p. 237

88  René ZAPATA, Luttes philosophiques en URSS, 1922-1931, Partie I, éd. PUF, 1983, p. 45-46

89  LÉNINE, La faillite de la IIe Internationale, Œuvres complètes, T. 21, Éditions sociales, 1960, p. 253-254

90  LÉNINE, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, VIII, Œuvres complètes, T. 22, Éditions sociales, 1960, p. 303

91  LÉNINE, Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, 10, Œuvres complètes, T. 22, Éditions sociales, 1960, p. 385

92  Ibid., p. 383-384

93  HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, « Science de la Logique », Introduction, § 13, Remarque, trad. B. Bourgeois, éd. Vrin, Paris, 1994, p. 180

94  LÉNINE, Lettre au Congrès, II, 24 décembre 1922, Œuvres complètes, T. 36, Éditions sociales, 1959, p. 607

95  Michaël LÖWY, Dialectique et révolution, Partie III, chapitre VII, 2, éd. Anthropos, Paris, 1973, p. 136-143

96  MARX & ENGELS, Adresse du Comité central de la Ligue des communistes, op. cit., p. 183-193

97  Guy PLANTY-BONJOUR, Hegel et la pensée philosophique en Russie 1830-1917, op. cit., Partie I, chapitre 4, § 3, p. 176

98  Le débat est restitué dans un ouvrage passionnant de Marcello MUSTO, Les dernières années de Karl Marx. Une biographie intellectuelle 1881-1883, trad. A. Burlaud éd. PUF, paru en Français en 2023, dans lequel celui-ci traite de la « révolution permanente », mais « sans la nommer » comme dirait le poète, et donc sans identifier complètement le problème. De sorte qu’il croit pouvoir retourner les positions de Marx contre la méthode dialectique (à laquelle il ne connaît pas grand-chose), alors qu’elles n’en sont que la parfaite confirmation. Ce sont les deux seuls défauts de ce livre, dont on recommande donc la lecture !

99  Guy PLANTY-BONJOUR, Hegel et la pensée philosophique en Russie 1830-1917, op. cit., Partie II, chapitre 5, § 2, Note 61, p. 201

100  Cité par PLANTY-BONJOUR, Ibid.

101  HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., Introduction, p. 33 : « L’histoire universelle n’est pas le lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont des pages blanches ; car ce sont des périodes de concorde auxquelles fait défaut l’opposition. »

102  MARX, Misère de la philosophie, op. cit., II, 1, Septième et dernière observation, p. 130 : « La féodalité aussi avait son prolétariat – le servage, qui renfermait tous les germes de la bourgeoisie. La production féodale aussi avait deux éléments antagonistes, qu’on désigne également sous le nom de beau côté et de mauvais côté de la féodalité, sans considérer que c’est toujours le mauvais côté qui finit par l’emporter sur le côté beau. C’est le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l’histoire en constituant la lutte. »

103  MARX, in Le dernier Marx, « Marx à Vera Zassoulitch : les brouillons », éd. L’Assymétrie, Toulouse, 2019, p. 269-286, Brouillon III, cité par Marcello MUSTO, Les dernières années de Karl Marx, op. cit., chapitre 2, § 3, p. 142

104  TROTSKI, La révolution permanente, Introduction, Éditions de Minuit, 1963, p. 25

105  HEGEL, Phénoménologie de l’esprit, chapitre IV, A, trad. B. Bourgeois, éd. Vrin, 2006, p. 201-211

106  TROTSKI, Bilan et perspectives, 4, Éditions de Minuit (Seuil), 1969, p. 49-52

107  TROTSKI, Histoire de la révolution russe, op. cit., T. I. « La révolution de février », chapitre 1, p. 40-41

108  TROTSKI, Nos différends, Appendice à 1905, trad. G. Bloch, Éditions de Minuit, 1969, p. 381-385

109  LÉNINE, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, 10, Œuvres complètes, T. 9, Éditions sociales, 1966, p. 78-80

110  TROTSKI, La révolution permanente, op. cit., Introduction, p. 23

111  C’est ce que dira en 1927 le dirigeant bolchevik Joffé, dans une lettre d’adieu à Trotski, juste avant sa mort, « Vous avez politiquement toujours eu raison, à commencer depuis 1905, et je vous ai souvent déclaré avoir entendu, de mes propres oreilles Lénine reconnaître qu’en 1905 ce n’est pas lui, mais vous qui aviez raison. Devant la mort, on ne ment pas, et je vous le répète à nouveau maintenant… » (JOFFÉ, Lettre d’adieu à Trotski, 16 novembre 1927)

112  Pierre BROUÉ, Le Parti bolchevik, chapitre 4, Éditions de Minuit, 1971, p. 82

113  Cité par Michaël LÖWY, Dialectique et révolution, op. cit., Partie III, chapitre VII, p. 130

114  Ibid., p. 129-130

115  LÉNINE, Sur notre révolution, 18 janv. 1923, Œuvres complètes, T. 33, Éditions sociales, 1963, p. 489