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Lénine contre Staline : l’État sans révolution


 

 

L’article ci-dessous fait partie d’une série d’articles

Lénine (10 avril 1870- 21 janvier 1924)

 

 


 

 

Fragment du Testament de Lénine

 

 

Un passé qui ne passe pas

Le stalinisme a marqué l’histoire du mouvement ouvrier. Être « communiste », c’est, de fait, même concernant Lénine, être amalgamé au régime politique – la dictature stalinienne – qui s’est donné ce nom.

L’article paru dans Mediapart le 21 janvier 2024, au titre significatif, Cent ans après, comment la pensée de Lénine survit au léninisme, signé de Mathieu Dejean, Fabien Escalona et Romaric Godin, cite Marina Garrisi : « Si le fossé politique et humain qui sépare Lénine de Staline est documenté, la bureaucratisation de l’État soviétique […] ne commence pas avec la mort de Lénine ni avec l’accession de Staline au pouvoir. Lénine était certes hostile à la bureaucratie, mais en avait une compréhension insuffisante et la réduisait (trop souvent) à des survivances héritées du passé tsariste. » Le but n’est pas de polémiquer avec une citation tronquée, mais la thèse de l’article, comme toute l’idéologie dominante, voudrait que Staline soit l’inévitable successeur de Lénine, considérer la dégénérescence bureaucratique de la révolution russe comme sa continuation, identifier la dictature de la bureaucratie stalinienne et la dictature du prolétariat, en bref faire du stalinisme la suite logique du communisme léniniste, reprochant au moins aux seconds d’avoir rendu possibles les premiers, heureux en fait que ceux-là viennent discréditer ceux-ci.

La lutte des classes dans la Russie soviétique

Mais la période de 1917 à 1927 a été une période où la lutte de classe a été exacerbée dans le monde, et c’est cette exacerbation qui s’est manifestée dans l’évolution du régime soviétique. 1927, c’est la date où l’opposition de gauche a subi une défaite durable à la suite de l’écrasement de la Commune de Canton, écrasement qui a mis un terme à la deuxième révolution chinoise. Les événements politiques qui se sont produits durant cette période ne peuvent donc en aucun cas être décrits comme des conflits de pouvoir fondés sur des intérêts personnels, une guerre de clans ou encore la psychologie et les capacités des dirigeants bolcheviques. Bien au contraire, le triomphe de la bureaucratie dirigée par Staline a été le résultat d’une lutte de classe acharnée dans le monde et en URSS même. C’est cette lutte de classe qui a bouleversé l’URSS, au point d’ailleurs qu’un étranger qui aurait fait le même voyage à dix ans d’intervalle aurait trouvé le pays méconnaissable, aurait cru visiter deux pays différents, aux régimes politiques contradictoires1.

Peut-on alors reprocher à Lénine ne pas avoir « tout compris » à la nature de ce phénomène social unique qui a vu naître un régime dont le pouvoir n’était plus exercé par la classe ouvrière, sans pour autant l’être par la bourgeoisie ? Si l’exercice du pouvoir par une bureaucratie est un phénomène commun à pratiquement tous les États bourgeois, nulle part ces bureaucraties ne sont à ce point détachées de la classe dominante pour le compte de laquelle elles exercent le pouvoir que la bureaucratie soviétique l’a été de la classe ouvrière. Lorsque Lénine est mort, en janvier 1924, il avait bien identifié le développement monstrueux de la bureaucratie d’État, il avait bien perçu son incarnation en Staline, mais les jeux étaient loin d’être faits. En 1924, la crise révolutionnaire ouverte dans le monde entier par la révolution russe était loin d’être close. Ce n’est qu’en 1936 que Trotski finira par caractériser le phénomène dans La Révolution trahie qui précèdera trois autres opuscules2 et des centaines de textes qui, au terme de bien des confrontations et débats, permettront d’élaborer une théorie d’ensemble cohérente et une politique face à la bureaucratie.

En revanche, s’il y a un reproche qu’on ne peut pas faire à Lénine, c’est celui de ne pas avoir identifié cette bureaucratie (faute de la caractériser complètement) et surtout de ne pas l’avoir combattue… jusqu’à son dernier souffle.

La menace de l’isolement de la révolution

Si la classe ouvrière russe à la tête de la révolution d’Octobre, ralliant la paysannerie, avait mis en place le premier État ouvrier au monde, il n’en demeure pas moins que cette classe ouvrière, très minoritaire, se trouvait à la tête d’un pays économiquement arriéré, peu industrialisé. 75 ans auparavant, Karl Marx avait écrit : « Le développement des forces productives est pratiquement la condition première et absolument nécessaire [du communisme] pour cette raison encore que l’on socialiserait sans lui l’indigence et que l’indigence ferait recommencer la lutte pour le nécessaire et par conséquent ressusciter tous le vieux fatras… »3 Or c’est précisément ce « développement des forces productives » qui faisait défaut à la Russie.

Il ne faut donc à aucun moment perdre de vue que toute la politique du parti bolchevique, et de Lénine en particulier, se fondait sur une victoire de la révolution en Occident. Un prolétariat allemand victorieux, dans un des pays les plus industrialisés du monde, aurait ravitaillé la Russie des soviets en machines, en produits manufacturés et lui aurait fourni des dizaines de milliers d’ouvriers hautement qualifiés, des techniciens et des cadres, quitte à demander plus tard en retour produits alimentaires et matières premières. Si la révolution en Allemagne avait triomphé en 1918, le développement économique de l’URSS, comme celui de l’Allemagne, se serait poursuivi à pas de géant et aurait changé le destin de l’Europe, voire du monde. Mais, la révolution allemande de 1918-1919 a été écrasée sous la houlette de la social-démocratie.

Du « communisme de guerre » à la NEP

Après le premier échec de la révolution allemande, le « communisme de guerre » s’est imposé pour des années comme mesure intérieure nécessaire à la survie du régime soviétique confronté à la guerre civile. Cela signifiait que la vie économique était exclusivement subordonnée aux besoins du front.

1921 a été une année charnière : la production ne cessait de baisser, non seulement à cause de la guerre, mais aussi parce que les paysans ne trouvaient pas de contrepartie à leur production et n’avaient donc aucun intérêt à produire davantage que pour eux-mêmes. On comptait, début 1921, plus de cinquante foyers d’insurrections paysannes sur le Don, le Kouban, en Ukraine. Le symptôme le plus évident des révoltes paysannes, d’une déliquescence de l’État soviétique et d’un affaiblissement du pouvoir des bolcheviks a été la révolte de Cronstadt. Mais, si les révoltes pouvaient être réprimées – elles risquaient de représenter le point d’ancrage que les puissances impérialistes avaient perdu avec la défaite des armées contre-révolutionnaires dans la guerre civile –, rien ne pouvait obliger les paysans à semer davantage, c’est même le contraire qui s’est produit. Les famines ont entraîné des centaines de milliers de morts, les pillages par des bandes étaient monnaie courante (y compris par des gamins orphelins de la guerre civile).

Lorsque s’est ouvert le Xe congrès du PC(b)R4 à Moscou en mars 1921, les délégués et participants pouvaient malgré tout se féliciter, car, comme l’a noté Lénine dans son discours d’ouverture : « C’est la première fois que notre congrès se tient alors que le territoire de la République soviétique est délivré des troupes ennemies, appuyées par les capitalistes et impérialistes du monde entier. »5 Le jeune État ouvrier a effectivement vaincu la contre-révolution… mais à quel prix ? L’industrie ne produisait plus en volume que 20 % de sa production d’avant-guerre, la production de fonte n’était que de 2,4 % du niveau de 1913, celle de l’acier de 4 %, des manufactures de coton 4 %, du sucre 5,8 % ; la valeur des produits manufacturés livrés à la consommation n’atteignait que le huitième de celle de 1912.

La lutte contre la montre : Lénine, la NEP et l’unité du parti

Ce fut donc dans ce contexte alarmant que le Xe congrès opéra le tournant de la NEP (Nouvelle politique économique). La NEP consista à remplacer les réquisitions par un impôt en nature, à restaurer la liberté de commerce à l’intérieur des frontières de l’URSS, l’essentiel reposant sur la remise en vigueur du marché, de ses mécanismes et de ses institutions. Il s’agissait de concessions nécessaires faites à la paysannerie pour qu’elle reprenne la production et nourrisse le pays. Mais qui dit économie de marché, dit acteurs de cette économie : paysans aisés, industriels nouveaux, parfois anciens, hommes d’affaires intermédiaires entre la ville et la campagne, commerçants, toute la différenciation sociale propre à la société bourgeoise est réapparue. Avec le risque que tous ces « koulaks » (les paysans riches) et ces « nepmen » ne trouvent une expression politique, nécessairement favorable à la restauration des relations commerciales et autres avec la bourgeoisie internationale, et, par là même, hostile à la révolution et au pouvoir des bolcheviks.

Le reflux de la classe ouvrière et la montée de l’appareil

Dans le même temps, pour reprendre l’expression de Boukharine, en 1921, on constatait une véritable « désintégration du prolétariat » : de 3 millions en 1919, le nombre des ouvriers d’industrie était tombé à 1,25 million. Les villes menacées par la famine se sont littéralement vidées. La population de Petrograd a diminué de plus de moitié, celle de Moscou de 45 %, et du tiers dans les capitales de province.

Les ouvriers ont joué incontestablement un rôle de premier plan dans la prise du pouvoir en octobre 1917. Au cours de la guerre civile, ils ont fourni les cadres les plus dévoués à l’armée rouge et à l’administration soviétique. Mais la fonction gouvernementale a fait fondre les rangs de la classe ouvrière, notamment dans les secteurs où s’était recrutée son avant-garde : métallurgistes, cheminots ou mineurs. Lénine l’a constaté dans un discours prononcé le 20 novembre 1922 : « Les forces du prolétariat ont été surtout épuisées par la création de l’appareil. »6

Deux ans après la prise du pouvoir, les soviets s’étaient peu à peu vidés de leurs participants et de leurs activités. La guerre civile avait mis l’armée dans une posture de plus grande autonomie par rapport aux soviets. L’appareil de l’État ouvrier, faute de parvenir à mobiliser une classe ouvrière qui désertait les soviets, était tenu intégralement par le parti. « La bourgeoisie, dira Lénine, comprend bien qu’en réalité “les forces de la classe ouvrière” consistent à présent dans la puissante avant-garde de cette classe : le Parti communiste russe. »
En effet, le reflux de la classe ouvrière n’a pas empêché le parti de grossir : en mars 1919, le parti comptait 250 000 membres, un an plus tard, 610 000 et, en mars 1921, 730 000. La montée de l’appareil du parti, combinée avec le vide social laissé par la désertion des soviets, encouragea les opportunistes de tout le pays à le rejoindre en masse. Un recensement de 1919 donnait déjà des renseignements sur l’origine sociale et les emplois des membres du parti : seulement 11 % étaient ouvriers d’industrie et 53 % travaillaient à des échelons divers de l’État soviétique. C’est ainsi que s’est amorcé le processus de « différentiation fonctionnelle » qu’a décrit Christian Rakovski en 1928 dans l’ouvrage écrit en exil à Saratov, à plus de 700 kilomètres de Moscou, Les dangers professionnels du pouvoir7 :

« La fonction a introduit au sein de la classe ouvrière des modifications dans l’organe même, c’est-à-dire dans la psychologie de ceux qui sont chargés des diverses tâches de direction dans l’administration et l’économie étatiques, et cela à un point tel que, non seulement objectivement mais subjectivement, physiquement mais aussi moralement, ils ont cessé de faire partie de cette même classe ouvrière. Ainsi le directeur d’usine jouant au « satrape » [despote local] bien qu’il soit un communiste, n’incarnera pas aux yeux des ouvriers les meilleures qualités du prolétariat, et cela malgré le fait qu’il travaillait peut-être à l’établi il y a quelques années encore. […] Si nous passons au parti lui-même, à la bigarrure que nous trouvons déjà dans la classe ouvrière, il convient d’ajouter la coloration que lui donnent les transfuges des autres classes. La structure sociale est bien plus hétérogène que celle de la classe ouvrière. Il en a toujours été ainsi, naturellement avec cette différence que, lorsque le parti avait une vie idéologique intense, il fondait cet amalgame social en un seul alliage grâce à la lutte d’une classe révolutionnaire en action. »

Trotski a apporté plus tard ces compléments pour comprendre la psychologie des futurs bureaucrates et leur rapport à l’État ouvrier : « La démobilisation d’une armée rouge de 5 millions d’hommes devait jouer dans la formation de la bureaucratie un rôle considérable. Les commandants victorieux prirent les postes importants dans les soviets locaux, dans la production, dans les écoles, et ce fut pour apporter partout, obstinément, le régime qui leur avait fait gagner la guerre civile. Les masses furent partout peu à peu éliminées de la participation effective au pouvoir. »8

Voilà donc cette nouvelle caste bureaucratique qui a fait son apparition dans les usines, dans les soviets et dans le parti. Telle était donc la situation quand l’État soviétique prit le tournant de la NEP en 1921. Or, l’année 1921 a aussi été l’année où le rythme la révolution mondiale s’est ralenti. C’est dans ce contexte de recul de la révolution mondiale et d’ancrage de la bureaucratie qu’eut lieu l’élection de Staline au poste de secrétaire général du parti au XIe congrès en avril 1922.

« Le dernier combat de Lénine »9

Un homme de l’envergure de Lénine ne pouvait pas ne pas saisir les risques de dégénérescence que comportait la victoire de la révolution et son isolement dans un pays arriéré.

Le 13 novembre 1922, au IVe congrès de l’Internationale communiste, il faisait état des difficultés auxquelles était confrontée la jeune Russie soviétique :

« Pourquoi donc commettons-nous des sottises ? Cela se conçoit : premièrement, nous sommes un pays arriéré ; deuxièmement, l’instruction, dans notre pays, est minime ; troisièmement, nous ne sommes pas aidés ; aucun État civilisé ne nous aide. Au contraire, ils œuvrent tous contre nous. Quatrièmement, la faute en est à notre appareil d’État. Nous avons hérité de l’ancien appareil d’État, et c’est là notre malheur. L’appareil d’État fonctionne bien souvent contre nous. […] Nous avons maintenant d’énormes masses d’employés, mais nous n’avons pas d’éléments suffisamment instruits pour diriger efficacement ce personnel. En fait, il arrive très souvent qu’ici, au sommet, où nous avons le pouvoir d’État, l’appareil fonctionne tant bien que mal, tandis que là-bas, à la base, ce sont eux qui commandent de leur propre chef, et ils le font de telle sorte que, bien souvent, ils agissent contre nos dispositions. Au sommet nous avons […] quelques milliers seulement, ou, tout au plus, quelques dizaines de milliers des nôtres. Or, à la base, il y a des centaines de milliers d’anciens fonctionnaires, légués par le tsar et la société bourgeoise, et qui travaillent en partie consciemment, en partie inconsciemment, contre nous. On ne saurait y remédier dans un court laps de temps, cela est certain. Nous devons travailler durant de longues années pour perfectionner l’appareil, le modifier et y faire participer des forces nouvelles. »10

Les discours et articles de Lénine de 1920 à 1922 multipliaient les références à cette bureaucratie. Mais, dans la Pravda du 3 janvier 1923, Sosnovski décrit comment ceux qui applaudissent les discours de Lénine ne changent pourtant rien à leurs pratiques : « Lénine a souvent souligné que l’appareil des fonctionnaires des bureaux se rend souvent maître de nous, alors que c’est nous qui devrions en être les maîtres. Et tous d’applaudir Lénine, et aussi les commissaires, les chefs, les responsables. […] Ils applaudissent de bon cœur, car ils sont tout à fait d’accord avec Lénine. Mais prenez-en un par un des boutons de son veston et demandez-lui : “Alors, l’appareil de ton bureau, lui aussi, il s’est rendu maître de son chef ?” Il va prendre un air outragé : “Ce n’est pas pareil. C’est tout à fait exact, mais seulement pour l’autre, pour le voisin. Moi, j’ai mon appareil bien en main”. » 11

Dès son retour à l’activité politique, après sa première attaque cérébrale, Lénine s’est concentré sur le problème de cette bureaucratie montante. Se plaignant des « mensonges et vantardises communistes » qui lui faisaient « atrocement mal au cœur », il a cherché parmi ses compagnons de lutte l’allié dont il avait besoin avant l’offensive. C’est en novembre 1923 qu’il proposa à Trotski « un bloc contre la bureaucratie en général et contre le bureau d’organisation en particulier »12.

Le drame géorgien

Mikoïan, Staline et Ordjonikidze

Dans les jours qui ont suivi, Lénine subit un véritable « choc », avec la révélation des événements qui se sont déroulés en Géorgie.

L’Armée rouge était entrée en Géorgie en 1921 pour y soutenir une « insurrection » bolchevique. La résistance à la domination russe se traduisait par un sentiment national très fort, y compris chez les communistes géorgiens. En 1922, le Parti communiste géorgien s’est dressé contre le projet du commissaire aux nationalités, Joseph Staline, qui prévoyait la formation d’une république fédérée comprenant la Géorgie et destinée à adhérer à l’URSS. Staline était soutenu par son ami Ordjonikidze, secrétaire du bureau national de Transcaucasie (à laquelle appartient la Géorgie). Lénine a alors accusé Staline de s’être montré « trop pressé », mais le plan de Staline ayant été approuvé par le comité central du parti russe, il a appelé les communistes géorgiens à la discipline.

Les communistes géorgiens refusèrent de s’incliner. Ordjonikidze, couvert par Staline, entreprit alors de briser leur résistance par des méthodes d’appareil : il les dispersa aux quatre coins du pays et contraignit le comité central géorgien à démissionner, avec violences et répressions policières à la clef. Les dirigeants géorgiens en appelèrent malgré cela à Lénine et parvinrent à lui faire passer un dossier accablant sur l’activité déployée contre eux par Staline, qui essayait de filtrer les informations pour ne pas fatiguer « le vieux » déjà malade.

Lénine a alors découvert l’ampleur du désastre13 et s’est préparé à une riposte définitive contre Staline : les « forces puissantes qui détournent l’État soviétique de sa route doivent être désignées : elles émanent d’un appareil qui nous est foncièrement étranger et représente un salmigondis de survivances bourgeoises et tsaristes », « seulement couvert d’un vernis soviétique ». Contre Staline, qui était géorgien, désigné clairement dans la discussion, il lança : « Le Géorgien qui considère avec dédain ce côté de l’affaire, qui lance dédaigneusement des accusations de “social-nationalisme” (alors qu’il est lui-même non seulement un vrai, un authentique “social-national”, mais encore un brutal argousin grand-russe), ce Géorgien-là porte atteinte en réalité à la solidarité prolétarienne de classe »14. Ces lignes furent dictées les 30 et 31 décembre 1922 ; le 4 janvier, il ajouta à son testament le post-scriptum sur Staline, dont il dénonçait la brutalité et qu’il recommandait d’écarter du secrétariat général du parti. Il transmit le dossier des Géorgiens à Trotski, en lui demandant de se charger de leur défense, c’est-à-dire du rapport dévastateur contre Staline.

Puis il porta l’attaque publiquement dans des articles parus dans la Pravda, intitulés « Insuffisances de l’Inspection ouvrière et paysanne », le département de Staline, et « Mieux vaut moins mais mieux ». Dans ce dernier article, il accablait Staline sans le nommer : « Les choses sont répugnantes, avec l’appareil d’État », « il n’y a pas de pire institution que l’Inspection », il faut détruire « la bureaucratie, non seulement dans les institutions soviétiques, mais dans les institutions du parti ». Comme le dit Pierre Broué, pour tous les lecteurs avertis, c’est une « bombe » : Lénine attaquait violemment et publiquement Staline. Des membres du bureau politique hésitaient à publier l’article, certains proposant même de ne le publier qu’en un seul exemplaire, qu’on ne montrerait qu’à Lénine. L’article a quand même été publié et Lénine continua l’offensive. Le 9 mars, il subit une troisième attaque cérébrale qui le priva définitivement de l’usage de la parole. Staline pouvait souffler : le parti était désormais privé de sa tête au plus fort de la lutte contre la bureaucratie.

Lénine : un des premiers « communistes contre Staline »15

Lénine est mort le 21 janvier 1924. Il a encore fallu plus de quatre ans pour que la bureaucratie se raffermisse au point d’exercer le pouvoir sans partage. Pour écraser la classe ouvrière et le paysan pauvre en Russie, elle a soutenu la bourgeoisie paysanne révoltée contre le pouvoir ouvrier. Chaque échec de la révolution mondiale – en Allemagne en 1923, en Chine en 1925 puis en 1927 – a conforté son pouvoir en URSS en affaiblissant la classe ouvrière.

Profitant de chaque défaite de la classe ouvrière en URSS comme dans le monde, elle a fini par asseoir sa domination à la tête d’un État ouvrier désormais soumis à un long processus de dégénérescence. Après avoir écarté l’opposition de la vieille garde bolchévique, celle qui avait dirigé la révolution d’Octobre, en s’appuyant sur les Nepmen et les paysans riches, les koulaks, elle a dû se retourner contre ces derniers qui ont fini par menacer son existence en tant que bureaucratie de l’État ouvrier issu de la révolution ouvrière.

Après un siècle de lutte de classe et bien des trahisons, la bureaucratie, ou plutôt les bureaucrates, qui aspiraient à la pérennisation de leurs privilèges en se transformant en bourgeois propriétaires de biens, ont porté les derniers coups à l’État soviétique. Mais la fin de l’URSS n’est en aucun cas la fin du léninisme : le combat pour le triomphe du communisme continue !

Léo Baserli, 22 janvier 2024

 

 


 

 

1  Panaït Istrati, Vers l’autre flamme, I, Confession pour vaincus, « Après seize mois dans l’U.R.S.S. Confessions pour vaincus. », éd. Rieder, 1929 et éd. « Folio » Gallimard, 1987

2  Trotski, Bolchévisme contre stalinisme, État ouvrier, Thermidor et Bonapartisme et Encore et à nouveau sur la nature de l’URSS.

3  Cité par Trotski, La révolution trahie, chap. 3, éd. Minuit, 1963, p. 44.

4  Parti communiste (bolchevik) de Russie.

5  Lénine, « Discours d’ouverture » du Xe congrès du PC(b)R, le 8 mars 1921, Œuvres complètes, tome 32, Éditions sociales, 1963, p. 173.

6  Lénine, Œuvres complètes, tome 33, Éditions sociales, 1963, p. 447-456.

7  Rakovski, Les dangers professionnels du pouvoir, in De la bureaucratie, éd. Maspero, coll. « Livres rouges », 1971, p. 124-125.

8  Trotski, La révolution trahie, chap. 5, éd. de Minuit, 1963, p. 65.

9  Titre de l’ouvrage de Moshé Lewin, dont on recommande la lecture : Le dernier combat de Lénine, éd. de Minuit, 1967.

10  Lénine, « Rapport présenté au 4e congrès de l’Internationale communiste », 13 nov. 1922, Œuvres Complètes, t. 33, éd. Sociales, 1963, p. 440-441.

11  Cité par P. Broué dans Le parti bolchevique, chap. 8, éd. de Minuit, 1963, p. 173.

12  Trotski, Ma Vie, Chapitre 39, éd. Gallimard, 1953, p. 485.

13  Lénine, « La question des nationalités ou de l’“autonomie” », 30 décembre 1922, Œuvres Complètes, t. 36, éd. Sociales, 1963, p. 618.

14  Lénine, « La question des nationalités ou de l’“autonomie” » (Suite), 31 décembre 1922, Œuvres Complètes, t. 36, éd. Sociales, 1963, p. 620-623.

15  Titre d’un ouvrage de Pierre Broué sur l’opposition de gauche, puis « trotskiste » en URSS, Communistes contre Staline, le massacre d’une génération, éd. Fayard, 2003.