Alors que les principaux indices avaient perdu plus de 10 % en quelques jours depuis l’annonce faite le 2 avril d’importantes taxes à l’import de produits industriels, Trump a brutalement fait volteface et repoussé ses décisions à trois mois, tout en maintenant un taux uniforme de 10 %, afin de laisser le temps à la négociation. Il faut dire que non seulement les bourses dévissaient, mais les grands patrons américains, y compris celui qui est toujours une sorte de ministre avec pleins pouvoirs, Elon Musk, avaient protesté. Mais la guerre commerciale continue avec la Chine, Trump ayant passé les taxes à l’import à 145 %, son homologue chinois en étant pour l’instant à 125 %, sans qu’on sache plus trop où l’on en est de la réplique à la réplique de la réplique. Et « les marchés », même si les bourses et les cours du pétrole sont remontés dès que Trump a tourné casaque, n’apprécient pas : les investisseurs ont besoin de certitudes, tandis que, là, chaque jour apporte sa nouveauté !
Les marchés et les grands patrons font reculer Trump
Et donc, après avoir plus discrètement fait connaître sa désapprobation des taxes à l’import annoncées, Elon Musk a répondu mardi 8 mars, à des déclarations de Peter Navarro, le conseiller commercial de Trump, sur Tesla : « Navarro est vraiment un crétin. [Il] est bête comme ses pieds. » Or, Navarro est l’instigateur desdites taxes. Un autre grand patron américain, lui aussi soutien de Trump, Bill Ackman, président du fonds spéculatif Pershing Square Capital, a déclaré : « Le président est en train de perdre la confiance des dirigeants d’entreprises à travers le monde », dénonçant une « guerre économique mondiale » risquant de « détruire la confiance » dans l’économie américaine. Quant à Jamie Dimon, le PDG de J. P. Morgan Chase, la plus grande banque des États-Unis et une des plus importantes du monde, il a publiquement manifesté son inquiétude des impacts des droits de douane mis en place par l’administration Trump, estimant que cette politique allait probablement augmenter l’inflation et ralentir la croissance.
Trump a donc reculé, tout en expliquant bien entendu que c’était prévu depuis le début. Quoi qu’il en soit, il n’est pas seulement l’apprenti sorcier qui s’émerveille des effets de ses annonces et de son pouvoir. En quelques jours, il avait tout de même obtenu que de nombreux États implorent un traitement de faveur et fassent acte de soumission, ce qu’il a résumé avec sa délicatesse habituelle mardi 8 avril, lors du dîner du Comité national républicain du Congrès : « Ils me lèchent le cul. Ils meurent d’envie de passer un accord ! » Ce qui revient, quelles que soient les suites – dans les trois mois annoncés… ou dans deux jours, qui peut savoir –, à rebattre les cartes dans le monde tout en rappelant à tous que les États-Unis entendent rester la plus grande puissance de la planète.
La politique de Trump peut-elle favoriser un développement de l’industrie aux États-Unis ?
Au-delà des effets de bateleur de foire, Trump a un discours assez simple : si vous voulez vendre des produits aux États-Unis, produisez-les aux États-Unis.
Cela peut-il fonctionner ? Trump n’a rien inventé. Alors que la mondialisation battait son plein, l’Union européenne élevait des barrières douanières vis-à-vis des constructeurs automobiles japonais, puis chinois, contraignant une entreprise comme Toyota à construire des usines en Europe pour pouvoir accéder sans taxes au marché européen. Sarkozy avait pu souligner, en son temps, que les Toyota qui sortaient de l’usine d’Onnaing, près de Valenciennes, étaient les plus « françaises » des voitures vendues en France, plus en tout cas que les Renault, Peugeot ou Citroën, en partie produites en Espagne ou au Maroc.
Au plus fort des hausses de taxes, Audi avait annoncé la suspension immédiate des livraisons de ses véhicules aux États-Unis, de même que le groupe britannique Jaguar-Land Rover, leurs voitures devenant immédiatement bien trop chères. Mais c’était pour changer de stratégie pour accéder au marché américain : Volkswagen dispose d’usines en Alabama, et envisage depuis plusieurs semaines d’y produire des Audi et des Porsche. Pour Audi, cela se ferait sans doute au détriment de ses installations d’Ingolstadt en Allemagne et de San Jose Chiapa au Mexique.
Il ne s’agirait donc pas d’une augmentation des capacités globales de production de ces multinationales – les ventes de voiture neuves ont baissé en 2024 –, mais d’un déplacement aux États-Unis d’usines implantées ailleurs. Fermer une production au Mexique pour la rouvrir aux États-Unis augmentera les « coûts de production ». Cela peut n’avoir que des conséquences marginales pour le groupe Volkswagen – les acheteurs d’une Porsche ne sont pas à quelques milliers de dollars près ! –, mais cela en aurait pour des dizaines de milliers de travailleurs au Mexique et ailleurs.
Face à l’objectif affiché de Trump – pour vendre aux États-Unis, fabriquez aux États-Unis –, Macron a réuni le gotha des patrons français pour les exhorter à y suspendre leurs investissements. A-t-il convaincu les patrons de le suivre ? Le Figaro rapporte ce propos du patron d’un « géant du CAC 40 », ce qui limite à Bernard Arnault pour LVMH, Patrick Pouyanné pour Total-Énergie ou Olivier Blum pour Schneider Electric : « Ce que dit Macron, je n’en ai rien à cirer. Nous avons des activités aux États-Unis. Il n’est pas question de les abandonner. » Et, de fait, un Bernard Arnault sur le podium des hommes les plus riches de la planète et qui ne cache pas ses sympathies pour Trump, avait annoncé dès janvier son intention de diversifier ses activités aux États-Unis – le groupe LVMH possède déjà trois sites de production de maroquinerie aux États-Unis, dont l’un avait été inauguré en 2019 avec… Trump. Les injonctions, qu’elles soient cocardières ou relèvent des dirigeants de l’UE, ne valent pas grand-chose face aux profits juteux représentés par l’accès au marché américain. Et autant les propos d’un Macron, les patrons, comme les dirigeants d’un certain nombre d’États, n’en ont « rien à cirer », autant ils prennent les menaces de Trump très au sérieux. Question de crédibilité et de moyens de rétorsion !
Alors, personne n’a de boule de cristal pour prédire ce qui va se passer, si tant est que les dirigeants des entreprises concernées le savent eux-mêmes, tant les décisions de Trump sont fluctuantes. Mais il n’est pas impossible que la stratégie de Trump ne parvienne pas à au moins quelques résultats, tant sur le plan des concessions imposées aux partenaires des États-Unis que sur celui d’investissements industriels sur le sol américain.
Cela se traduira-t-il, comme l’a promis Trump, par la sauvegarde des emplois aux États-Unis et même des créations d’emploi ? Pour la sauvegarde, rien n’est moins sûr ! Car les capitaux qui s’investiraient aux États-Unis pour y implanter des usines, ou les relocalisations d’usines actuellement implantées au Mexique ou ailleurs, devront dégager des profits semblables à ceux qu’ils généraient. Des emplois, peut-être, de très bas salaires et des conditions de travail très dégradées à coup sûr ! Qui viendraient concurrencer les autres emplois des mêmes entreprises, dans les usines où les salaires sont plus élevés.
La fin de la mondialisation ?
La paralysie mondiale de la production durant la pandémie de Covid-19 avait déjà porté un coup à la dispersion des éléments constituant les circuits de production. La crise sanitaire avait souligné les fragilités de cette organisation – on songe, en France et ailleurs, à l’épisode des masques chirurgicaux ou à la pénurie de paracétamol. Des dirigeants comme Macron avaient alors insisté sur la nécessité de récupérer la « souveraineté » dans certains secteurs considérés comme stratégiques. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres et, pour ne reprendre que l’exemple du paracétamol, la reprise de la production de son principe actif1, déclarée nécessaire pendant la crise sanitaire de 2019-2020 et annoncée par Macron en 2023 ne sera effective que dans le courant de l’année 2025.
La « relocalisation » des productions « stratégiques » était alors clairement envisagée, ce qui laissait déjà entendre que c’en était fini de la mondialisation, en tout cas telle qu’elle avait fonctionné depuis la fin du XXe siècle, c’est-à-dire dans un relatif libre-échange.
Mais on n’efface pas plusieurs décennies d’organisation de la production d’un trait de plume ! Pour l’instant, en tout cas, les économies des grands pays du monde restent étroitement imbriquées. L’informatique envahissant tous les secteurs, la production de composants électroniques est aujourd’hui essentielle. Pendant longtemps, les États-Unis ont occupé la première place. Mais d’autres ont fini par les supplanter. La majorité des composants électroniques sont produits en Asie – en Chine, à Taïwan, en Corée du Sud, en Inde. La Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) produit plus de la moitié des composants électroniques vendus dans le monde. Foxconn est le fournisseur principal d’Apple, mais aussi un fournisseur important de Nvidia, Motorola, Dell, Microsoft et Amazon. La TSMC comme Foxconn restent très dépendants de la Chine – malgré la construction de centres de production en Inde ou au Vietnam, les principales usines de Foxconn se trouvent en Chine, à Shenzhen, Zhengzhou et d’autres sites répartis sur tout le territoire chinois – Foxconn emploie de l’ordre du million de travailleurs dans le monde, principalement en Chine.
Ce qu’on a appelé la mondialisation s’est, entre autres, traduit par l’éclatement des circuits de production. Par exemple, comme souligné après les premières mesures prises par Trump à l’encontre du Canada et du Mexique, avant qu’une voiture sorte des usines de production américaines, certaines pièces pouvaient franchir plusieurs fois l’une ou l’autre des frontières en s’intégrant à tel ou tel assemblage. Mais c’est vrai de l’ensemble de la production industrielle dans tous les pays. C’est ce qui a jeté sur les routes et sur les mers des dizaines de milliers de camions et de porte-conteneurs qui acheminent les pièces sur leur lieu d’assemblage dans un petit ensemble, lui-même amené à circuler entre divers lieux de production avant la réalisation du produit fini. C’est ce que les économistes appellent les « chaînes de valeur », ce qui importe aux capitalistes dans chaque étape de la production étant sa « valeur ajoutée » – en réalité cela traduit simplement la recherche de la production au moindre coût dans une division du travail poussée jusqu’à l’absurde du point de vue de la société en général, les coûts réels de cet éclatement étant supportés par les dégâts de l’environnement. On est bien loin des « trusts verticaux » des débuts du capitalisme de monopole où une entreprise comme Peugeot fabriquait elle-même les outils nécessaires dans ses ateliers.
À l’heure actuelle, il est difficile de savoir si les intentions affichées par Trump sont destinées à devenir structurelles ou ne sont qu’un simple « coup » dans un jeu de poker mondial afin d’obtenir de ses partenaires ce qu’il attend d’eux. Visiblement, la seule contrepartie ouvertement réclamée par Trump vis-à-vis de l’Europe pour assouplir sa position serait un engagement de cette dernière à acheter davantage de produits pétroliers américains dont la rentabilité est menacée par la baisse actuelle des cours du pétrole, baisse qui anticipe peut-être un ralentissement mondial des échanges. Ce qui n’est, en passant, qu’un approfondissement de la politique menée par Biden quand il exigeait que l’Allemagne renonce au gaz russe… et se tourne vers le gaz de schiste américain, bien plus cher. Il est clair que, si la guerre des taxes amorcée par Trump devait aboutir à des mesures durables et se généraliser à coups de ripostes des autres États, l’éclatement des chaînes de production, tel qu’on le connaît depuis la fin du XXe siècle, prendrait un sérieux coup.
La guerre commerciale prépare-t-elle la guerre tout court ?
La rivalité des États-Unis avec la Chine a fini par envahir le discours de Trump. Jusque-là, ce dernier semblait surtout s’en prendre à ses alliés les plus proches : propos grossiers, mises en demeure et sanctions ont bousculé, par leur brutalité, un monde capitaliste pourtant coutumier du genre. Mais les dirigeants des impérialismes de seconde catégorie comme les pays de l’Union européenne, le Canada ou le Japon n’étaient pas habitués à ce qu’on leur tienne le langage de la force qu’eux-mêmes tiennent aux dirigeants des pays qu’ils dominent…
Au-delà des mots, qu’en est-il des raisons des coups de pieds de Trump dans la fourmilière capitaliste ? À défaut de pouvoir pénétrer les pensées tumultueuses du milliardaire américain, on peut en tout cas voir les conséquences de ses décrets.
Comme demandé par Trump, les pays européens ont d’ores et déjà augmenté leurs dépenses militaires et ont parlé d’un budget global pour l’UE voisin de celui des États-Unis (800 milliards d’euros). On ne sait pas si de tels montants seront en définitive mis sur la table, mais la déclaration d’obéissance a eu lieu – même si elle est, à destination du public européen, emballée de déclarations belliqueuses et anti-Trump.
Comme réclamé par Trump, la France et la Grande-Bretagne ont annoncé être prêtes à déployer des forces le long de la frontière entre l’Ukraine et la Russie quand sera signé un accord de paix – sur le contenu duquel on ne leur demande pas leur avis… Là encore, le tout enrobé de déclarations bravaches sur la nécessaire indépendance européenne.
Pour ce qui est de l’accès aux matières premières, Trump a réaffirmé la primauté de l’impérialisme américain sur les ressources de l’Ukraine, coupant l’herbe sous le pied des pays, comme la France, qui négociaient en douce pour leur propre compte. De la même manière, Trump a spectaculairement affiché ses ambitions sur les richesses potentielles du sous-sol du Groënland. Toujours dans la même veine, alors que l’impérialisme français est en train d’être, au moins partiellement, éjecté d’un certain nombre de pays africains, un accord est en voie de conclusion entre les États-Unis et la République démocratique du Congo à propos du sous-sol de ce pays qui, comme on le sait, regorge de minerais convoités – dont les fameuses terres rares pour lesquelles la Chine possède une avance considérable dans l’extraction et le raffinage.
Enfin, alors que la guerre en Ukraine a renforcé les liens entre la Russie et la Chine – liens semble-t-il confirmés par la présence de soldats chinois sur le front –, Trump essaye de casser le bloc Russie-Chine par un alliage de flagornerie et de menaces vis-à-vis de la Russie de Poutine. Il faut dire que l’arsenal russe et la puissance économique chinoise rendent ce bloc potentiellement dangereux en cas d’escalade avec la Chine.
Bref, tout se passe comme si Trump avait mis de l’ordre dans « son camp » en assignant une place bien précise à ses alliés, tandis qu’il essaye de diviser ce qui pourrait constituer un potentiel camp adverse.
Tout cela fournit des atouts dans la guerre commerciale que Trump se déclare prêt à déclencher. Est-ce qu’une telle guerre peut déboucher sur un conflit entre les États-Unis et la Chine, conflit qui reviendrait à enclencher une troisième guerre mondiale ? Toutes les guerres trouvent leur origine dans des conflits économiques qui ont engendré des bouleversements politiques. Mais, inversement, tout bouleversement politique issu de conflits économiques ne se termine pas nécessairement par une guerre. En tout cas, ce qu’on peut dire aujourd’hui, c’est que la première puissance mondiale se donne les moyens d’un conflit si elle ne parvient pas à faire plier ses adversaires par la simple menace.
Il reste que l’imbrication étroite des économies américaines, chinoises et européennes rend un conflit militaire majeur opposant directement les deux principales puissances mondiales difficile dans l’immédiat. Ce qui n’a rien de rassurant pour autant, les choses pouvant aller assez vite.
Un sursis qui rend d’autant plus urgente la construction d’une alternative révolutionnaire aux calculs mortifères des dirigeants de la bourgeoisie.
Jean-Jacques Franquier
1 Rhodia, alors deuxième producteur de paracétamol dans le monde, avait fermé en 2008 la dernière usine de production d’Europe, à Roussillon en Isère.