Le manque de conducteurs de transport en commun que chacun peut constater dans son quotidien risque de se faire plus aigu encore l’été prochain en région parisienne. En effet, avec plus de 15 millions de touristes espérés pour les Jeux olympiques et paralympiques, les besoins seront immenses pour organiser et permettre les déplacements. Car en plus des spectateurs, qui seront en général pris en charge par les services réguliers de la RATP et de la SNCF (même si une augmentation de l’offre est à prévoir), les athlètes, les journalistes, les officiels et les travailleurs chargés du bon déroulement des compétitions seront également amenés à se déplacer régulièrement.
Le groupe Keolis a ainsi, dès le mois de décembre fait passer dans la totalité de ses filiales des offres d’emploi dédiées au détachement pour travailler pendant les JO. Au menu, la mise à disposition dans une filiale ad hoc, mais le maintien des conditions spécifiques de l’entreprise d’origine (en particulier les majorations liées à l’ancienneté). On pourra continuer de ne pas gagner pareil pour un travail identique, merci patron ! Autre chapitre, des primes et des primes et des primes : une quotidienne, une hebdomadaire, les repas et l’hôtel pris en charge, ainsi que quelques allers-retours à domicile. Au total, 2450 euros de ces primes pour qui se rendrait disponible sur la totalité de la période, du 8 juillet au 15 septembre. Dans les autres grands groupes type Transdev, des dispositions analogues sont proposées tandis que les négociations battent leur plein actuellement à la RATP.
Dans cette augmentation ponctuelle réside un aveu de taille : voilà le prix que le patronat du transport est en mesure de mettre lorsque des conditions particulières s’imposent à lui… et il y a encore de la marge, car à n’en pas douter, ce n’est pas pour participer à la glorieuse incertitude du sport que les grands groupes se sont mis dans les starting-blocks ! De quoi inspirer les travailleurs du transport sur la valeur réelle de leur travail et le parasitisme du patronat.
Pourtant, dans les milieux syndicaux, deux attitudes opposées semblent se confronter. D’un côté, les centrales syndicales ont d’ores et déjà donné des gages de respect de l’évènement à venir. Ainsi, le 11 décembre, Sophie Binet déclarait qu’étant partie prenante du comité d’organisation des jeux, la CGT n’allait pas « s’amuser à gâcher la fête ». Responsabilités vis-à-vis des autorités et désinvolture vis-à-vis des travailleurs qui, lorsqu’ils font grève, ne sont pas là pour « s’amuser ». Il faudrait toutefois être bien naïf pour attendre quoi que ce soit d’autre de la CGT (ou des autres centrales syndicales) en pareille occasion. Dans un sursaut de radicalité, la secrétaire générale complète : « Pour éviter les grèves, le mieux c’est de satisfaire les revendications. » La feuille de route est clairement donnée aux militants, il s’agit d’éviter la grève…
L’attitude inverse consiste à présenter les JO comme une opportunité unique pour les travailleurs des transports, un « moment clé », exceptionnel du point de vue du rapport de force, qui leur permettrait de « faire mal ». Ce n’est pas faux dans l’absolu mais cela participe souvent d’une forme de sous-estimation de l’impact d’une grève en temps normal. Ce sont bien les transports qui permettent à toutes les autres entreprises de tourner, même (et surtout !) hors grands événements et hors vacances scolaires.
Les exemples sont légion, qui démontrent malheureusement que ces velléités s’étiolent à mesure que le grand évènement arrive, car la pression augmente du côté de l’État et du patronat, mais aussi de l’opinion publique ou du moins médiatique. Il est également bien difficile de nier le caractère populaire de grandes compétition sportives, car tout ne tient pas au prix des places dans les stades. Le piège serait de reporter toute action gréviste dans l’attente des JO. Tandis qu’il faut battre le fer tant qu’il est chaud : le patronat se prépare dès maintenant pour les JO, les travailleurs pourraient en faire de même.
Les problèmes soulevés à l’occasion des JO recouvrent les revendications unificatrices bien plus générales : salaires, emploi, conditions de travail. Si telle ou telle corporation peut espérer obtenir quelques bonus à l’occasion de l’événement (et ceux négociés à Keolis ou Transdev sont bien limités sous forme de primes), le problème qui se pose est de savoir comment obtenir des avancées réelles et un tant soit peu pérennes. On sait bien que pour gagner, dans un contexte de morcellement infini des entreprises, il faudra systématiquement chercher à s’adresser aux collègues du dépôt d’à côté, faire connaitre (voir faire adopter) des revendications les plus unificatrices possibles – et donc ne pas limiter son horizon à un événement sportif qui, même s’il brasse des milliards, ne permettra pas automatiquement de rattraper tout ce que le patronat nous a repris ces dernières années.
Les travailleurs, qu’ils soient du transport ou non, ont toujours intérêt à la grève, et chacune d’entre elle augmente le niveau de conscience et la confiance dans la capacité collective de la classe ouvrière à se défendre et à contre-attaquer. Il est bien difficile de savoir aujourd’hui dans quel état d’esprit seront les travailleurs des Jeux olympiques et s’ils seront en mesure, entre autres exemples, de faire respecter le droit au repos hebdomadaire dont la remise en cause pendant la compétition est déjà effective par un décret publié en novembre. Mais il faudra dans tous les cas que les travailleurs défendent leurs propres intérêts en toute circonstance, sans se laisser dominer par les calendriers sportifs.
Philippe Caveglia