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Les graines du figuier sauvage, film de Mohammad Rasoulof

Les graines du figuier sauvage, film de Mohammad Rasoulof
Actuellement en salle, 2 h 48

Téhéran, 2022 : Iman est un inspecteur judiciaire récemment promu, chargé d’écrire les réquisitoires pour le compte du régime des mollahs, y compris des avis d’exécution… Pieux et plus que respectueux du régime, il met de côté ses quelques cas de conscience pour ne pas entraver son ascension sociale et professionnelle. Côté familial, l’atmosphère semble aimante mais conservatrice. « Tout va bien »… tant que chacune reste à sa place, à commencer par la femme d’Iman, Najmeh, dévouée et soumise au service de son mari. Les deux filles adolescentes, Sana et Rezvan, étanchent leur soif de liberté comme elles peuvent à l’abri du regard des hommes et du régime.

Mais il y a des moments, c’est le propre des secousses révolutionnaires, où le statu quo n’est plus tenable… à l’image de la révolte qui a secoué l’Iran en septembre 2022 suite à la mort de Mahsa Amini, battue à mort par la police en détention après avoir été arrêtée pour « port de vêtements inappropriés ».

La famille d’Iman se retrouve plongée au cœur de cette révolte et le fossé se creuse irrémédiablement. D’un côté, le père passe ses journées à établir des centaines de réquisitoires expéditifs contre les manifestants, de la prison ferme à la peine de mort. De l’autre, les deux filles, interdites de sortir, suivent et soutiennent le mouvement essentiellement par procuration, les yeux rivés sur les réseaux sociaux et les images terribles de la répression. La mère, elle, se raccroche à un désormais illusoire retour à une vie familiale apaisée… tout en se faisant elle-même petit à petit rattraper par la marche des événements et son amour pour ses filles. Un jour, l’arme de service du père disparaît mystérieusement. S’ensuit un huis clos familial à la tension de plus en plus prégnante jusqu’au dénouement final.

La force du film de Rasoulof, tourné clandestinement, est de réussir à saisir tout un mouvement de révolte à l’aune de ce thriller familial : faute de pouvoir exprimer leur révolte à l’extérieur, c’est dans la sphère familiale que les deux jeunes filles vont chercher à faire éclater le carcan oppressif symbolisé par leur père. Entrecoupé d’images réelles du mouvement, la fiction, à travers le prisme d’une analyse tout en finesse de l’évolution de ces rapports familiaux, arrive à saisir au plus près l’élan de révolte qui s’est emparé de la jeunesse iranienne pour soulever la chape de plomb d’un régime théocratique profondément réactionnaire. Pour cette jeunesse, pas de marche arrière possible malgré la répression, les centaines de morts et les milliers d’arrestations : les « graines du figuier sauvage » continuent, partout, de pousser. Combien de femmes et de filles, à l’image de celles dépeintes dans le film, qui ne « s’assoient plus » quand le père l’ordonne ? Et si les manifestations ont provisoirement cessé, de nombreuses femmes continuent encore aujourd’hui à marcher à Téhéran les cheveux au vent malgré l’interdit.

De même que les trois jeunes actrices du film, Rasoulof est aujourd’hui en exil. Il assure dans ses interviews que « le temps marche pour la nouvelle génération » et que le régime iranien est pourrissant. On ne peut que le rejoindre et… pousser le constat plus loin : c’est bien un mouvement « Femmes, vie et liberté » encore plus puissant qu’il faudra pour changer le sort de tous les opprimés et exploités.

Le film a reçu à Cannes le Prix spécial du jury. Il allie de l’excellent cinéma à une actualité toujours brûlante. Et ne vous y trompez pas : malgré les 2 heures 48 que dure le film, vous ne verrez pas le temps passer !

Boris Leto