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Les réfugiés ukrainiens : solidarité européenne et intérêts capitalistes

Depuis 2014, l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass, des millions d’Ukrainiens ont été forcés de quitter leur maison. En 2016, on comptait déjà près de 1,5 million de déplacés en Ukraine même, des réfugiés dans leur propre pays (qui comptait alors 45 millions d’habitants). Ces civils fuyant la guerre étaient à la fois chassés par les attaques pro-russes et abandonnés par des autorités ukrainiennes ne prenant rien en charge, ni eux ni leur hébergement.

En février 2022, c’est cette fois à l’échelle européenne qu’un afflux de réfugiés est déclenché par l’invasion russe de l’Ukraine. Six millions d’Ukrainiens quittent leur pays, dont 90 % de femmes et d’enfants. C’est l’exode le plus massif en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dix millions de personnes abandonnent leur domicile tout en restant sur le territoire ukrainien. En l’espace de quelques semaines, près d’un quart de la population est chassée de ses foyers. Sur les six millions partis d’Ukraine, deux millions y reviennent cependant avant l’été 2022.

Ainsi la Pologne accueille deux millions de personnes au déclenchement du conflit. Ce pays en situation de plein emploi comptait déjà un million et demi de travailleurs ukrainiens avant 2022. Les autres pays de l’UE, frontaliers de l’Ukraine, accueillent aussi largement : 300 000 en République tchèque, 500 000 en Roumanie, 340 000 en Moldavie pour un petit pays qui compte 2,6 millions d’habitants. L’Allemagne, la France, l’Italie, le Royaume-Uni, le Danemark, la Belgique, les Pays-Bas, l’Espagne, le Portugal et la Hongrie sont également des pays d’accueil, mais l’Allemagne se démarque en accueillant plus d’un million de réfugiés de façon très organisée, là où la France n’en accueille que 100 000.

Un accueil spécial pour les Ukrainiens en Europe

En février-mars 2022, on assiste à une vague de solidarité de la part des populations et des dirigeants d’Europe de l’Est et centrale. Des pays réticents à accueillir les réfugiés du Moyen-Orient ouvrent leurs portes aux Ukrainiens et Ukrainiennes, à commencer par la Pologne et la Hongrie. Cette même Pologne qui a construit un mur d’acier de 186 kilomètres à sa frontière avec la Biélorussie pour empêcher les migrants du Moyen-Orient d’entrer sur son territoire, et cette même Hongrie qui a rendu toute obtention d’une protection internationale quasi impossible pour les réfugiés de Syrie, d’Afghanistan, etc. La Pologne, elle, s’est illustrée par un filtrage des personnes se présentant à sa frontière avec l’Ukraine, refusant les étudiants étrangers, souvent Africains, qui vivaient en Ukraine.

Avant la guerre, dans l’UE, la circulation des Ukrainiens était liée avant tout aux besoins de main-d’œuvre : en 2021 ils y étaient les premiers bénéficiaires de cartes de travail. Des réfugiés ont ainsi pu rejoindre des membres de leur famille déjà installés pour ces raisons de travail.

Cette vague de réfugiés ukrainiens a été accueillie avec un soutien affiché des institutions nationales et européennes : une directive européenne sur la protection temporaire des réfugiés, jamais appliquée, a été ressortie du chapeau en mars 2022. Elle a permis de contourner les procédures d’asile habituelles en offrant des titres de séjour renouvelables (APS ou autorisation provisoire de séjour), avec un accès au travail, des solutions d’hébergement, la scolarisation des enfants, des cours de langue et une protection sociale. Ce statut provisoire a également permis aux Ukrainiens de retourner dans leur pays sans perdre cette protection, ce que le statut de réfugié habituel ne permet pas. Fin juillet 2024, 4,3 millions d’Ukrainiens bénéficiaient de cette protection temporaire1. Les pays européens démontraient ainsi qu’ils étaient capables d’accueillir des millions de réfugiés dans un court laps de temps et dans des conditions relativement dignes, loin des fantasmes de l’extrême droite raciste !

En France, le ministère de l’Intérieur a débloqué 100 000 places d’hébergement pour les réfugiés ukrainiens : les mairies et les associations ont été mobilisées pour trouver des hébergements dans des hôtels, parcs de vacances, Ehpad réaménagés, gymnases ou encore chez des habitants. Un système d’« hébergement citoyen » accompagné par l’État a permis d’accueillir 10 000 personnes, avec une aide de 150 euros par mois fournie aux hébergeurs. Des classes spéciales FLE pour enfants ukrainiens ont été ouvertes dans des écoles, des emplois proposés aux parents. Fin 2024, on comptait toujours quelque 100 000 réfugiés ukrainiens en France, dont beaucoup ont été redirigés vers des logements sociaux ou privés. À cette même date, 56 000 APS « protection temporaire » étaient en cours de validité en France.

Il faut souligner le fossé qui sépare les conditions d’accueil faites aux réfugiés ukrainiens et la galère que rencontrent les demandeurs d’asile d’autres pays (même si leurs conditions et leurs demandes ne sont pas les mêmes). En France, en 2022, 29 % seulement des réponses aux demandes d’asile étaient positives, sur environ 130 000 demandes2. Seuls 1 800 Ukrainiens ont déposé une demande d’asile en France en 2022, la majorité écrasante d’entre eux – espérant rentrer chez eux – s’est satisfaite de l’APS renouvelable tous les six mois, donnant accès à l’Allocation de demandeur d’asile (ADA) qui correspond à 14 euros par jour.

Mais bureaucratie et mesquinerie françaises obligent : les Ukrainiens sans papiers arrivés en France avant le déclenchement de la guerre et pour le travail (notamment dans le bâtiment ou l’aide à domicile) sont restés dans une impasse. Exclus de la protection temporaire de l’UE et peinant comme beaucoup d’autres travailleurs immigrés à se faire régulariser auprès des préfectures qui préfèrent souvent délivrer des OQTF. Ils seraient entre 30 000 et 50 000 concernés3.

Avec le temps, les mesures discriminatoires refont surface

Bien sûr, en 2022, face au choc que représente l’invasion russe, l’accueil des réfugiés ukrainiens déclenche dans différents pays, surtout d’Europe de l’Est, un large élan de solidarité. Du côté des autorités, l’accueil est plus calculé, voire intéressé. Il permet d’assurer un stock de travailleurs précaires pour les patrons. Les permis de séjour délivrés aux Ukrainiens dans l’UE étant temporaires, ils poussent le patronat à proposer (et les réfugiés à accepter) des emplois en dessous du niveau de qualification, souvent à temps partiel ou précaires.

Pour les dirigeants de l’UE : il s’agit d’afficher un soutien politique à l’Ukraine face à la Russie, dans la ligne de la politique d’alliance derrière l’Otan, d’aide militaire et financière à l’Ukraine de Zelensky. Il s’agit aussi de stimuler le sentiment pro-européen parmi la population ukrainienne, même si l’UE continue de camper sur sa position de non-adhésion de l’Ukraine à ses institutions !

Et le vieux fatras discriminatoire des politiques d’accueil des étrangers, du « diviser pour mieux régner », réapparaît sous le vernis « pro-Ukraine » des politiciens de l’UE. Dès juin 2022, en Europe centrale, la solidarité des gouvernements envers les réfugiés flanche : la Pologne suspend la gratuité des transports, la Bulgarie expulse des milliers de réfugiés logés dans des hôtels de la mer Noire, pour faire place aux touristes avant l’été. Des Ukrainiens se retrouvent alors logés dans des camps habituellement réservés aux réfugiés africains ou du Moyen-Orient, dont on connaît les conditions de vie révoltantes.

En 2024, le raidissement dans l’accueil se perpétue : la Norvège décide de filtrer au cas par cas les demandes d’asile, notamment celles d’hommes en âge de combattre et celles de personnes venant de l’ouest de l’Ukraine, considéré comme une région sûre. La Hongrie adopte un décret restreignant l’asile aux Ukrainiens venant des régions touchées directement par la guerre. Depuis le 1er septembre 2024, le gouvernement tchèque limite l’accès au logement gratuit pour les réfugiés à 90 jours. En Pologne, la droite dénonce même une « ukrainisation » du pays4.

Les médias, les politiciens de droite ou d’extrême droite répandent peu à peu l’idée que les Ukrainiens reçoivent plus d’aide que les Tchèques ou que les Allemands pauvres. Et d’entendre ici ou là qu’il serait temps pour eux de rentrer chez eux, pour combattre (en Ukraine la loi martiale empêche tout homme entre 18 et 60 ans de quitter pays) ou bientôt pour « reconstruire le pays », c’est-à-dire se faire exploiter sur place au profit de capitalistes locaux, ou américains et européens ? Se répand aussi l’idée qu’il y aurait des migrants économiques cachés parmi les réfugiés de la guerre.

En France aussi, la même tendance se fait jour : en automne dernier, dans la région Grand Est, des dizaines de réfugiés ont reçu un courrier leur annonçant qu’ils devaient quitter leur logement sous prétexte de n’avoir pas fait assez d’efforts d’intégration. Par ailleurs, les difficultés de la vie liée à l’inflation et aux bas salaires forcent beaucoup de réfugiés à rentrer chez eux malgré le danger : un rapport de la Croix-Rouge (de février 2025) souligne qu’un réfugié ukrainien sur trois est endetté. Les réfugiés doivent choisir entre la pauvreté à l’étranger ou l’insécurité, et souvent aussi la pauvreté, en Ukraine.

Cela dit, les Ukrainiens sont en 2024 les premiers demandeurs d’asile en France (13 000 demandes), une augmentation de presque 300 % par rapport à 20235. Ces réfugiés ne se contentent plus de l’APS qui, même si elle est simple à obtenir et donne accès à quelques droits, doit être renouvelée tous les six mois et peut donc ne plus être renouvelée par les autorités le jour où la guerre s’arrête en Ukraine. Ces réfugiés cherchent probablement les moyens d’un séjour plus stable.

Avec l’annonce intempestive par Trump de négociations avec Poutine, quel peut être le sort de ces millions de réfugiés en Europe ? Aux politiques xénophobes et ségrégationnistes des États, y compris à l’égard des Ukrainiens, le mouvement ouvrier doit opposer sa solidarité internationale active. Mêmes patrons, mêmes combats !

Eléa Robin

 

 


 

 

L’Allemagne, pays le plus accueillant… aux discours xénophobes !

En Allemagne, cette pression croissante à traiter moins bien, au fil des mois et des ans, les réfugiés ukrainiens se fait fortement ressentir, car le pays a accueilli 1,1 million de réfugiés avec permis de séjour immédiat et protection sociale complète. Une aubaine dans un pays où, comme dans tous les vieux pays industriels du continent, la main-d’œuvre manque dans les métiers que les États disent « sous tension ». Accueillir correspond donc à un besoin économique. Mais l’intégration au marché du travail n’est pas évidente pour des réfugiés ukrainiens certes qualifiés mais dont les deux tiers sont des femmes jeunes (moyenne d’âge 28 ans) dont la majorité sont diplômées universitaires, et dont plus de la moitié est venue avec des enfants. Les solutions de garde sont rares, les Allemands aussi ont des problèmes pour trouver des places en crèche depuis des années. Début 2023, seules 18 % des réfugiées avaient trouvé un emploi. Aux Pays-Bas, ce sont pourtant 70 % et au Danemark 80 %… surtout dans le secteur du ménage.

Fin 2024, le chancelier allemand Olaf Scholz déclare qu’il est temps que les réfugiés se mettent au travail ou rentrent chez eux. Derrière lui, les libéraux et l’extrême droite font pression pour supprimer le versement de l’« allocation citoyenne » aux réfugiés ukrainiens (sorte d’assurance chômage), dénoncée comme trop généreuse. Les réfugiés ukrainiens en Allemagne reçoivent les mêmes allocations que les Allemands, supérieures donc aux allocations des autres réfugiés. Ce « Bürgergeld » correspond à 563 euros mensuels par adulte (460 pour les demandeurs d’asile non ukrainiens).

E.R.

 

 


 

 

Sommaire du dossier

 

 


 

 

1  Source : Commission européenne.

2  https://www.ofpra.gouv.fr/actualites/rapport-dactivite-2022

3  https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/10/25/les-ukrainiens-sans-papiers-arrives-en-france-avant-la-guerre-dans-une-triple-impasse_6147233_3224.html

4  https://www.lemonde.fr/international/article/2024/10/10/en-europe-un-debat-point-sur-les-conditions-d-accueil-des-refugies-ukrainiens_6347925_3210.html

5  https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Etudes-et-statistiques/Les-chiffres-de-l-immigration-en-France/Asile