
L’été dernier, le nom de Torre-Pacheco est malheureusement devenu synonyme de racisme et de xénophobie. Même si elle est désormais tristement célèbre, il convient de rappeler que Torre-Pacheco est une localité de Murcie qui compte 46 000 habitants, dont 20 % sont des étrangers, principalement d’origine marocaine. Cette population assure la moitié de la production régionale de melons qui, selon les données du gouvernement régional, a rapporté 149 millions d’euros aux entreprises de la zone.
Après qu’un jeune d’origine marocaine ait agressé un vieil homme dans cette localité de Murcie, toute la machine médiatique d’extrême droite s’est mise en marche pour répandre des rumeurs racistes, criminalisant l’ensemble de la population immigrée et créant, sous le slogan « seul le peuple sauve le peuple », un climat d’insécurité qui légitimait à la fois ses agressions directes et sa toute nouvelle campagne en faveur des « déportations massives », inspirée par la dernière offensive de Trump contre la classe ouvrière latino-américaine. Des chasses à l’homme contre la population maghrébine de la commune ont rapidement été organisées dans la ville, ce qui a donné lieu à des attaques aveugles contre les Marocains. Des organisations d’extrême droite venues de tout le pays se sont rendues à Torre-Pacheco, depuis Vox et son mouvement de jeunesse Revuelta jusqu’aux groupes fascistes et néonazis tels que Núcleo Nacional et Deport Them Now, face à une passivité policière qui contrastait avec la répression musclée menée par la police du gouvernement PSOE-Sumar contre la grève des métallurgistes de Cadix quelques jours auparavant.
Rien de tout cela n’était nouveau ni spontané. À Torre-Pacheco, l’extrême droite a suivi un modus operandi que l’on retrouve ailleurs en Europe, comme dans les campagnes menées au Royaume-Uni et en Irlande contre les centres d’accueil pour réfugiés, et qui trouve ses racines dans les origines de ces mouvements réactionnaires, avec les lynchages du Ku Klux Klan, les pogroms antisémites de la Russie tsariste ou les attaques contre la communauté juive de Paris pendant l’affaire Dreyfus – auxquels, comme l’a souligné la révolutionnaire Rosa Luxemburg, la classe ouvrière organisée de manière indépendante a répondu avec force. Il s’agit en outre d’une méthode d’action que nous avons vue à l’œuvre et qui se répète dans tout l’État cette année : Salt, Terrassa, Sabadell, Mataró, Marcilla, Hernani, Alcalá de Henares, le quartier madrilène de Hortaleza, le quartier cordouan de la Fuensanta… Le schéma est toujours le même : des incidents ponctuels sont amplifiés par les dirigeants d’extrême droite et leurs médias, suivis du déploiement de milices néonazies et d’appels à harceler la minorité immigrée dans ses maisons, ses commerces et les centres pour mineurs étrangers non accompagnés.
Ce n’est pas un hasard si ces dynamiques s’imposent particulièrement dans les lieux dont l’activité productive principale est l’agro-exportation, où la main-d’œuvre immigrée fournit ce que l’on appelle classiquement « l’armée de réserve industrielle », c’est-à-dire une réserve de travailleurs bon marché, précaires sur le plan matériel et juridique, et surexploitables. Les événements de Torre-Pacheco ont rappelé ceux d’El Ejido (Almería), la municipalité la plus peuplée du « Mar de Plástico »1, il y a 25 ans, lorsqu’une vague de violence xénophobe contre la population marocaine, baptisée « la chasse au Maghrébin », s’est soldée par la destruction de locaux et de véhicules et par des lynchages. Face à ces persécutions, les journaliers immigrés se sont organisés en assemblées et ont appelé à la grève, ce qui a très efficacement mis fin aux agressions et amené les entrepreneurs agricoles, la Junta de Andalucía et le gouvernement à la table des négociations pour discuter de l’hébergement urgent de 400 personnes qui s’étaient retrouvées sans abri, des indemnités pour les pertes subies et de l’engagement des employeurs à ce que les immigrés soient représentés dans la convention agricole. La force de la grève résidait dans le fait que les mêmes entrepreneurs qui encourageaient la violence xénophobe dépendaient néanmoins de la main-d’œuvre immigrée pour réaliser leurs profits.
De même, cet été, à Loja (Grenade), une bagarre entre des Marocains et des Gitans a donné lieu à une campagne de stigmatisation publique de la population immigrée par le maire, Joaquín Camacho Borrego (PP), également sénateur, qui a repris le discours de l’extrême droite sur l’insécurité et la vulnérabilité des citoyens, évoquant des déportations et faisant même des comparaisons avec Torre-Pacheco. À Loja, le climat xénophobe s’est traduit par une motion municipale sur « l’immigration illégale » qui, présentée par Vox et approuvée par le vote du PP, oblige la police locale à vérifier « l’empadronamiento »2, c’est à dire les inscriptions au registre municipal pour les immigrés (ce qui était déjà le cas), crée une boîte aux lettres pour les dénonciations anonymes et exhorte la Junta de Andalucía à suspendre « toute aide sociale » aux personnes sans résidence légale, alimentant ainsi la rumeur selon laquelle les immigrants sans-papiers perçoivent des allocations alors qu’ils n’existent pas dans le système. Dans son plaidoyer, le conseiller municipal de Vox a fait référence à une opération policière menée il y a plusieurs années, au cours de laquelle cinq personnes ont été arrêtées à Loja, soulignant qu’elles avaient procédé à des inscriptions « illégales » sur le registre nominal des habitants de la commune, mais en restant à la surface et en ignorant délibérément la racine du problème : il s’agissait d’entrepreneurs agricoles qui exploitaient des journaliers marocains en situation irrégulière, les faisant travailler une demi-journée à six euros de l’heure et les entassant dans des conditions inhumaines dans un même logement, où ils leur faisaient payer 450 euros pour les inscrire au registre et 100 euros pour un matelas pour dormir.
Dans le milieu rural, la loi espagnole sur les étrangers garantit que le niveau minimum de reconnaissance de la citoyenneté va de pair avec le taux maximal d’exploitation au travail, en particulier dans les campagnes : bas salaires, irrégularités et abus, embauches par l’intermédiaire d’agences d’intérim, taux d’accidents du travail élevé, agressions sexuelles des employeurs envers les ouvrières agricoles et prostitution, conditions d’esclavage sous le chantage de « régler leurs papiers »… Bon nombre des entrepreneurs qui exploitent la main-d’œuvre immigrée sont les mêmes qui financent Vox et incendient les baraquements des journaliers maghrébins à Almería et Huelva ; même si cela peut sembler paradoxal, l’objectif n’est autre que de terroriser et de discipliner la classe ouvrière immigrée afin qu’elle soit plus docile et exploitable. Le maire d’El Ejido pendant les pogroms, qui était d’abord avec le PP puis avec une liste indépendante, a résumé ce fonctionnement ainsi : « À sept heures du matin, nous avons besoin de tout le monde. À sept heures du soir, ils sont de trop. »
Selon une étude publiée dans la revue scientifique Nature, les immigrés en Espagne perçoivent un salaire inférieur de 30 % à celui des Espagnols. Les employeurs utilisent la division de la classe ouvrière entre Espagnols et étrangers pour surexploiter une main-d’œuvre immigrée qui, selon le Real Instituto Elcano, travaille principalement dans les services domestiques (71 %), l’hôtellerie (45 %), la construction (32 %), l’agriculture (31 %) et les activités administratives et les services auxiliaires (28 %). Le racisme et la xénophobie sont le reflet idéologique de cette division lucrative, qui se produit au travail et qui, en Europe, est garantie par les lois et les politiques des gouvernements de tous bords.
Nous devons souligner cette expression « de tous bords », car le gouvernement espagnol actuel, dirigé par le PSOE, auparavant en coalition avec Unidas Podemos et désormais avec Sumar, malgré ses discours humanitaires, mène des politiques frontalières aussi meurtrières que celles de Giorgia Meloni, qui a d’ailleurs félicité Pedro Sánchez pour le pacte européen sur les migrations et l’asile, négocié sous la présidence espagnole du Conseil de l’Union européenne, qui établit le modèle des camps de rétention et des expulsions du territoire. Le gouvernement de Sánchez, directement et par l’intermédiaire de la Commission européenne, verse des centaines de millions d’euros à des pays comme le Maroc, la Mauritanie, la Tunisie, la Guinée, le Sénégal et la Gambie pour qu’ils fassent le sale boulot en matière de contrôle migratoire, en marge des garanties juridiques européennes. Dans ce contexte, le Maroc, la Tunisie et la Mauritanie ont mis en place un système permettant d’enlever, de transporter et d’abandonner dans le désert des migrants, des réfugiés et même des résidents légaux uniquement parce qu’ils ont la peau noire, lorsqu’ils ne les vendent pas à des trafiquants d’êtres humains.
Le gouvernement du PSOE et de UP3-Sumar a parfois maquillé ces millions d’euros en investissements dans le « développement », mais au final, le sang coule tellement à la frontière sud qu’il finit par les éclabousser. Il est impossible de cacher les piles de cadavres comme celles du massacre de Melilla du 24 juin 2022, lorsque la brutalité policière a tué 37 personnes qui tentaient de franchir la barrière en laissant 70 disparues. La police marocaine est même entrée sur le sol espagnol pour frapper, arrêter et renvoyer immédiatement les immigrants, pour la plupart originaires d’Afrique subsaharienne. Les morts ont été enterrés sans autopsie ni identification. Sánchez a défendu cette action, la qualifiant de « proportionnée », et a félicité le gouvernement marocain ; Unidas Podemos, pour sa part, a déchargé le gouvernement espagnol de toute responsabilité et a critiqué le Maroc pour avoir suggéré dans son enquête que l’État espagnol était coresponsable du massacre.
Les accords mentionnés ci-dessus sur le contrôle des migrations entre le gouvernement et ces pays comprennent généralement « contrataciones de origen »4 et « migraciones circular »5 afin d’importer des travailleurs jetables, une pratique bien connue dans le secteur des fruits rouges à Huelva, où l’organisation Jornaleras de Huelva en Lucha dénonce les abus dont sont victimes les saisonniers sous la menace d’être renvoyés. Au même temps, le PSOE a bloqué le développement d’une initiative législative populaire visant à régulariser 500 000 immigrants.
En revanche, plusieurs confédérations patronales, dont la CEOE, se sont prononcées en faveur de régularisations massives afin de pallier la pénurie de main-d’œuvre et de répondre aux besoins du capital, dans un registre similaire à celui de la gauche institutionnelle, qui parle de la population migrante en termes utilitaires, comme de personnes venues occuper les emplois les plus pénibles et cotiser à la sécurité sociale pour sauver les retraites. Bien que cela puisse sembler contradictoire, cette position des employeurs révèle en réalité que toute l’oppression et la violence que les États capitalistes exercent à leurs frontières n’ont pas pour objectif de couper le flux migratoire, mais de le réduire, afin que ceux qui entrent sur le territoire le fassent en tant que main-d’œuvre bon marché, dépourvue de droits et vulnérable. Selon l’organisation Caminando Fronteras, chaque jour, en moyenne 30 personnes meurent en tentant de franchir les frontières de l’État espagnol, ce qui représente 10 457 décès enregistrés en 2024, la route atlantique vers les Canaries en pirogue étant la plus meurtrière. Beaucoup de ces personnes fuient des pays pillés par l’extractivisme et ravagés par des guerres dans lesquelles interviennent les pays impérialistes européens. Nous sommes face à une extermination dont les responsables sont les gouvernements et les bénéficiaires la classe capitaliste.
Face aux divisions que nous impose un patronat soutenu par une gauche institutionnelle gestionnaire de la misère et de l’exploitation, la classe ouvrière ne peut compter que sur elle-même. D’où que nous venions, nous avons les mêmes intérêts et les mêmes ennemis communs. Tant que nous resterons divisés, l’extrême droite continuera à étendre ses tentacules en profitant de l’impuissance et du manque de perspectives que nous ne pouvons envisager qu’à travers une organisation indépendante, en remportant des victoires et en prenant conscience du pouvoir dont dispose la classe ouvrière grâce à ses outils de lutte sur les lieux de travail. Nous apprenons à quel point nous pouvons être forts lorsque nous frappons ensemble grâce à des expériences telles que celle des travailleurs d’El Ejido avec leur grève contre les pogroms xénophobes en 2000 ; celle des camarades de la grève convoquée par la CNT à Litera Meat ; celle des jeunes qui sont descendus dans les rues de Badalona avec l’OJS pour lutter contre le racisme et la xénophobie ; et celle des femmes de chambre de la CSTA de Grenade. L’extrême droite veut un Torre-Pacheco mondial, mais elle aura en face d’elle des travailleurs autochtones et étrangers unis sous la même bannière.
Alberto Lavín, Izar Grenade
1 « Mar de Plástico » « mer de plastique » fait référence aux serres de plastique qui jonchent la région et sont visibles depuis l’espace.
2 L’empadronamiento (ou inscription au registre municipal) est la procédure par laquelle une personne s’enregistre auprès de la mairie (ayuntamiento) de la commune où elle réside en Espagne.
C’est une obligation légale pour toute personne qui vit en Espagne, qu’elle soit espagnole ou étrangère.
Cet enregistrement prouve votre résidence et votre domicile habituel.
3 UP : Unidas Podemos
4 Dans le droit espagnol, l’expression « contratación en origen » désigne un mécanisme d’embauche de travailleurs étrangers non résidents, réalisé directement depuis leur pays d’origine, avant leur entrée sur le territoire espagnol.
5 La migration circulaire désigne un mouvement migratoire temporaire, régulier et récurrent entre un pays d’origine et un pays de destination, généralement pour travailler ou étudier, avec un retour prévu au pays d’origine après une période donnée.
Sommaire du dossier
- Combattre l’extrême droite avec les armes de la lutte de classe
- Le Parti démocrate ne propose rien de sérieux face à l’assaut de l’extrême droite aux États-Unis
- Zohran Mamdani : un véritable espoir pour la classe ouvrière de New York ?
- Allemagne : l’AfD continue à s’ancrer dans le paysage
- L’extrême droite veut un Torre-Pacheco global
- Polarisation politique au Royaume-Uni : seule une opposition ouvrière au gouvernement Starmer pourra combattre la progression de l’extrême droite dans les classes populaires