À Lubrizol, usine de production d’huiles et d’additifs carburants située à Rouen (76), depuis plusieurs semaines, un mouvement de grève a paralysé la production. Les travailleurs avaient décidé de lutter pour refuser un PSE supprimant 169 postes sur 374 (voir notre article précédent). La semaine dernière, la direction a cédé. Nous avons pu interviewer un des grévistes, Thomas, opérateur (conducteur d’appareils chimiques), salarié de Lubrizol depuis huit ans et représentant de la section syndicale CGT.
Est-ce que tu peux te présenter ?
Je m’appelle Thomas, je suis opérateur (conducteur d’appareils chimiques). Je suis représentant de la section syndicale CGT sur le site et je travaille à Lubrizol depuis huit ans.
Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à vous mettre en grève ?
Malgré les 60 millions de bénéfices pour cette année, la direction a voulu réduire les effectifs de 175 postes sur les deux sites de Rouen et du Havre. En plus, elle s’est rendu compte que le sous-traitant en Belgique qui s’occupe des cotisations retraite n’était pas à jour au niveau de la législation et, pour rattraper ça, elle voulait nous reprendre de l’argent sur la participation qu’on allait avoir cette année, qui était déjà une petite participation. Parce qu’en raison d’un accord interne à Lubrizol-France, on n’avait pas droit à la prime sur les bénéfices de Lubrizol-Monde.
Comment vous avez réagi ?
Quand il y a eu une annonce officielle par le patron pour les licenciements, les collègues se sont tout de suite mis en grève. Encore une fois c’était le salarié qui allait devoir payer d’une certaine manière la mauvaise gestion de la direction et du coup ça fait réagir. Quand on a appris pour les primes de licenciement on était en grève déjà, donc ça a renforcé. C’était double peine. Il faut savoir quand même que Lubrizol fait partie des cinq entreprises normandes à dépasser le milliard de chiffre d’affaires. Pour la prime supra-légale, c’était inconcevable d’avoir pour un gars qui a fait vingt ans de quarts de toucher juste 6000 euros. C’est nous les opérateurs et les salariés qui nous sommes mis en grève à l’appel de l’intersyndicale, donc les trois syndicats CGT, CFE, CFDT qui ont appelé ensemble et du coup la grève, au tout début, elle a été très suivie. Il y a eu une première semaine de grève [en février] 100 % [de grévistes] à la production pour Rouen et Le Havre. Après les salariés ont souhaité reprendre le travail en attendant les premières réunions. Suite aux premières réunions, il y a eu une grève illimitée qui a été suivie, là par contre par l’ensemble des salariés, production, logistique, bureaux…
Quelles étaient vos revendications ?
Les premières revendications : on voulait réduire considérablement le nombre de postes supprimés et revoir la prime supra-légale.
Comment s’est passé la grève ?
Pour tenir un maximum de temps, on a décidé de mettre en place une cagnotte et de faire appel aux syndicats et autour de nous aux entreprises de la chimie pour avoir des dons, qui auraient pu permettre de tenir un maximum de temps. La stratégie qu’on a prise, c’était de faire tenir la grève par ceux qui perdaient le moins. Donc, avec les gars de production, avec la réquisition et soutenus [via la cagnotte] par les gens qui ne pouvaient pas se mettre en grève tous les jours. Le fait d’avoir cette cagnotte, ça a permis de distribuer aux grévistes. Le piquet, on pouvait avoir du mal, mais les collègues de jour sortaient manger avec nous et puis finançaient par rapport à la cagnotte. Mais bon, le principal, c’était que la grève se poursuive à la production. Ce qu’il faut savoir, c’est que notre section syndicale est très jeune : 2018. Il n’y a pas de grosse culture syndicale comme au Havre.
Il y a eu aussi la grève à Mourenx, dans le Sud, qui a été suivie juste par solidarité alors qu’eux n’ont aucun poste menacé, mais par solidarité ils ont fait grève. Avec les autres entreprises du Petit-Quevilly, on a eu beaucoup d’entraide avec tout ce qui est la CGT du coin : la CGT Total Lubrifiant, l’UL de Petit-Quevilly, l’UL de Rouen. On a eu beaucoup de soutien de leur part. On a eu aussi les dockers du port, et aussi celui des anciens de Petroplus.
Comment les patrons ont-ils réagi ?
[Les patrons] ont eu un mépris total vis-à-vis de nous quand on s’est foutus en grève. Ils n’ont pas fait d’annonces. Après, au fur et à mesure que ça s’installait un peu, ils ont, j’imagine, commencé à prendre le truc plus au sérieux. Enfin, ils n’ont pas eu trop le choix, ils ont eu la pression. Ils ont eu la pression aussi de leurs clients.
Ils n’ont pas non plus essayé de casser la grève ou de faire des trucs comme ça mais des petites intimidations évidemment en disant qu’on n’était pas des gens responsables, etc. pour nous faire culpabiliser mais surtout, ce qui a mis un peu la pression, c’est les clients [qui n’étaient pas livrés].
Entre mi-février et la semaine dernière il y a eu un ralentissement de la production lié au fait que les gens ils étaient totalement dégoûtés d’avoir tant donné et que maintenant on leur crache dessus en leur disant « 6000 euros ». Il y a eu ça aussi oui. Il faut savoir qu’après l’incendie [de 2019], il y a eu beaucoup d’efforts de la part de tous les salariés. On a tous fait des tâches qu’on ne devait pas faire. On a tous fait des choses hors de notre définition de fonction pour essayer de maintenir l’emploi aussi parce que la plupart des gens sont attachés, ou étaient attachés, à l’entreprise. Donc, c’est sûr que là, c’est un poignard dans le dos : faire pour la société et puis derrière le remerciement de dire que vous supprimez 175 postes et puis on vous donne des miettes et on ne vous donne même pas les primes de l’année et merci ! Ça faisait beaucoup quand même tout ça…
Qu’est-ce que vous avez obtenu ?
On a réussi à obtenir le maintien de 63 postes et une prime supra-légale qui sera de 100 000 euros pour tout le monde. Sans condition d’ancienneté. Il n’y a pas de graduel. On a souhaité que tout le monde puisse partir avec la même somme, avec la seule condition d’un mois d’ancienneté. Autant dire que c’est pour tout le monde.
Comment est-ce que ça a été accueilli par les collègues ?
Pour ce qui est des services, à la production ça a été plutôt bien accueilli puisque les gars pourront choisir de garder leur boulot ou de s’en aller avec une prime décente. Pour d’autres services c’est un peu plus compliqué, sachant que leur poste est supprimé, donc je pense qu’ils auraient souhaité garder leur travail plutôt.
Pour ma part je pense qu’on aurait peut-être pu encore sauver un peu plus de postes, surtout que c’est des postes qui seront sous-traités. Enfin il y a des choses qui ne sont pas cohérentes dans ce qu’ils veulent faire avec ces postes-là. On n’arrête pas de nous parler de rapprochement, mais il y a des services qui étaient entièrement à Rouen et là qui vont être éclatés entre Londres et l’Inde. Donc c’est pas du tout cohérent.
Comment est-ce que tu vois la suite après cette lutte ?
[Pour la suite], je pense qu’entre nous ça va aller, mais je pense qu’avec l’encadrement, en tout cas vraiment avec la direction, je pense que ça risque d’être un peu plus tendu qu’avant quoi… Vu comment la direction nous a traités, ça va avoir du mal à passer, forcément.
J’espère que les gens vont prendre conscience du rôle du syndicat. Évidemment, on n’est pas là pour faire fermer des boîtes mais justement maintenir nos emplois. Malheureusement, c’est un peu vu comme ça alors que justement on est une aide importante pour eux et là j’espère qu’on aura prouvé et puis justement ça va fédérer autour de ça pour vraiment continuer à avoir un rapport de force.
Les primes qui sautent ou les primes de 6000 euros au départ [qui ont été transformées en 100 000 euros] on ne les a obtenues que par la lutte. J’espère que là [les collègues] vont comprendre clairement. On peut parler de lutte des classes, ce qui intéresse les grosses compagnies comme ça, c’est simplement le profit. Donc, nous on est là pour combattre ça et pour que justement il y ait partage de la richesse, que virer du personnel, sacrifier des familles ce n’est pas comme ça que ça doit fonctionner, parce que justement la richesse de Lubrizol, c’est les ouvriers qui la produisent.
Il y a une prise de conscience de la part des salariés. Clairement c’est assez historique d’avoir une grève, un mouvement de grève majoritaire de tous les services. C’est la première fois que ça arrive, donc là je pense que les gens ont pris conscience et que du coup, à la prochaine occasion, l’expérience de lutte, elle sera différente. Là c’étaient les premières fois, les organisations et tout ça, les grèves… C’était tout nouveau pour certaines personnes.
Je pense que malheureusement ce ne sera pas la dernière fois, qu’il ne faudra pas oublier qu’on n’est pas l’abri dans quelques années qu’ils recommencent. Le premier PSE, Il annonce toujours le deuxième, il annonce toujours une suite.
De 150 millions de fonds propres, ils [Lubrizol Rouen] sont passés à 700 millions, ils sont en ascension en plus donc c’est vraiment dégueulasse. Mais le gouvernement, il est complètement complice de ça. Il y a des licenciements partout, pourtant le gouvernement, il a subventionné toutes ces entreprises, il ne leur dit rien parce qu’en fait il sert leurs intérêts et qu’il n’a pas intérêt à s’attaquer à sa propre bourgeoisie. Non, il faudra interdire les licenciements ! Là, ça montre que la lutte elle permet d’empêcher les licenciements. […]
Mais il faut aussi que les syndicats n’appellent pas qu’à des journées isolées, secteur par secteur, comme on a vu la semaine dernière où ils ont appelé à une grève du social le mardi et une grève de la fonction publique le jeudi, faut qu’on frappe ensemble.