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Moins ! La décroissance est une philosophie, de Kohei Saito

Seuil, 2024, 338 p., 23 €

Après son bon livre La Nature contre le capital1, qui montrait le poids important des préoccupations écologiques dans l’œuvre de Marx, Kohei Saito publie Moins ! La décroissance est une philosophie, qui cherche à s’adresser à un public plus large. S’il y a quelques bonnes analyses, principalement issues de son livre précédent, l’auteur avance plusieurs idées critiquables qui méritent d’être débattues.

Marx, la rupture métabolique et l’écologie

Reprenant les acquis de son dernier livre, Saito montre que Marx s’est intéressé de près aux questions écologiques. À partir des travaux du chimiste et industriel Liebig, Marx théorise un bouleversement, propre au capitalisme, de l’interaction entre le travail humain et la nature, qu’il appelle rupture métabolique2, l’activité économique venant perturber irréversiblement les processus naturels. Saito décrit ce phénomène sous trois aspects : l’épuisement des sols, la séparation croissante entre la ville et la campagne, et la contradiction entre la recherche du profit à court terme et les rythmes naturels. Tout cela amène Marx, qui observe les prémices de l’industrialisation de l’agriculture, à comprendre dès les années 1860 que le capitalisme menace de détruire la planète. On l’observe aujourd’hui : une grande partie des terres arables ne sont plus fertiles sans apport d’engrais, la croissance des villes accélère l’artificialisation des sols et donc l’effondrement de la biodiversité, et puisque, malgré leurs promesses, les capitalistes sont incapables de découpler production et émissions de CO2, le dérèglement climatique s’aggrave.

L’autre intérêt du travail de Saito, c’est de montrer la subtilité de la conception par Marx de la nature. L’humain n’est ni complètement séparé de la nature, qui reste une réalité objective dont il dépend, ni complètement assimilable à la nature, dans la mesure où le travail humain consiste à la transformer sans cesse.

Saito en vient néanmoins à affirmer une rupture dans la pensée de Marx, qui séparerait un Marx productiviste, c’est-à-dire indifférent à l’impact écologique du développement de la technique et de l’industrie, d’un Marx écologiste. Cette analyse est très contestable, dans la mesure où les œuvres de jeunesse de Marx, tout comme le premier livre du Capital, ont toujours été attentives à la question de la nature : la rupture avec l’idéalisme suppose de prendre au sérieux la dépendance des hommes à l’égard de la nature. La lecture précise de Liebig et des agronomes date certes de la fin de la vie de Marx. Mais sa critique de la logique destructrice de l’accumulation du capital, et sa volonté de mettre en place une économie rationnelle, porte en germe une pensée écologiste et non productiviste. La planification de l’économie et le développement harmonieux de la société supposent d’être attentif aux conditions matérielles, y compris l’état de la nature. Saito en vient donc à faire un contre-sens à propos des analyses de Marx sur la question des communes rurales en Russie. Marx ne prône pas le retour aux communes rurales : il s’agit plutôt pour lui de défendre une lutte politique des révolutionnaires contre le tsarisme, les travailleurs devant soutenir la paysannerie en butte aux propriétaires terriens qui cherchaient à démanteler ces communes. Les grands moyens de production créés par le capitalisme ne sont pas nécessairement, comme le pense Saito, contraires à un projet écologique. Or, s’il dit clairement qu’il ne s’agirait pas d’un « retour au village », il reste flou sur ce qu’il faudrait faire des grands moyens de production créés par le capitalisme. Ils pourraient être pourtant bien utiles pour planifier et organiser une économie rationnelle, capable à la fois de répondre aux besoins de tous et de respecter la nature.

Un communisme… sans révolution

On ne peut que se réjouir du fait qu’un livre qui ait un tirage aussi important parle ouvertement de communisme. Cela traduit une certaine politisation, quand bien même elle serait cantonnée à une frange des intellectuels japonais. On peut partager la critique par Saito du capitalisme prétendu vert : ce système, qui cherche une accumulation sans limite de profit à court terme, peu importe les conséquences, ne peut en effet pas s’arrêter de détruire la nature, même si les capitalistes faisaient un (petit) effort. Mais le « communisme de décroissance » qu’il propose nous laisse sur notre faim : il s’agirait de revenir à une propriété commune locale, les « communs », sur le modèle des communes rurales germaniques et russes qu’étudiaient Marx à la fin de sa vie.

Se pose ensuite la question de la manière d’y parvenir, mais c’est là que Saito diverge de la méthode de Marx. Plutôt que d’étudier les forces sociales susceptibles de porter une telle perspective, il s’appuie sur les travaux d’Erica Chenoweth pour expliquer qu’il suffirait que 3,5 % de la population s’engagent de manière non-violente dans le changement3 ; une proposition finalement identique à la stratégie d’Extinction Rebellion. Exit donc les classes sociales. La classe ouvrière, qui est pourtant le sujet révolutionnaire qui découle de l’analyse de Marx, n’est traitée que sous l’angle des coopératives (où Marx voyait un « communisme possible » mais pas tant qu’elles sont confrontées à la concurrence capitaliste) et de la cogestion d’entreprises chère à Thomas Piketty (où les patrons gardent pourtant le dernier mot4). Or, si l’on veut arrêter la catastrophe en cours, il faudra bien s’appuyer sur une force sociale pour s’opposer aux responsables que sont les capitalistes. C’est ce qui distingue Marx des socialistes utopiques qui se contentaient d’imaginer la société idéale sans s’en donner les moyens politiques. Les travailleurs, qui produisent toutes les richesses, pourraient aussi décider d’organiser l’économie non en vue du profit, mais en vue des intérêts de l’humanité. Ils pourraient se servir des grands moyens de production pour atteindre cet objectif. Saito entrevoit cela quand il rappelle la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange : une société rationnelle viserait l’abondance non de profit, mais de choses utiles socialement. Et pour cela, il faudra se doter de la perspective d’une révolution ouvrière.

Mais la révolution est la grande absente de ce livre, car Saito lui préfère la notion plus vague de « transition ». Une transition incarnée par les « pratiques autogestionnaires » de mouvements aussi éclectiques que les ZAD et « Barcelone en commun », qu’il suffirait de généraliser avec l’appui de l’État pour renverser le capitalisme. Un État certes citoyen, mais néanmoins bourgeois !

Au nom d’un rejet du supposé « productivisme » du Marx, Saito abandonne en même temps toutes ses conclusions politiques. On retiendra néanmoins la première partie du livre, qui a le mérite de démontrer une fois pour toutes que l’écologie n’est pas soluble dans le capitalisme.

Robin Klimt et Martin Castillan

 

 
1 La Nature contre le capital : l’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital – chez Syllepse, parution en France en 2021.
2 Une idée aussi développée par John Bellamy Foster dans Marx écologiste, paru en poche chez Amsterdam.
3 Il s’appuie ici sur les travaux d’Erica Chenoweth, Pouvoir de la non-violence : pourquoi la résistance civile est efficace, Paris, Calmann Lévy, 2021.
3 Voir aussi https://www.convergencesrevolutionnaires.org/Un-demi-siecle-de-cogestion-avec-les-patrons-sans-les-travailleurs.