Agullo, 2024, 457 p., 23,50 €
Nul ennemi comme un frère, de Frédéric Paulin, se présente comme le premier tome d’une trilogie policière qui devrait couvrir toute l’histoire des guerres au Liban. Cet épisode va du déclenchement de la guerre civile libanaise, avec la fusillade par les milices chrétiennes d’un car de réfugiés palestiniens, le 13 avril 1975, à l’explosion, le 23 octobre 1983, du bâtiment des parachutistes français de la force multinationale, prétendue de paix, cantonnée à Beyrouth.
Roman et non livre d’histoire, les principaux personnages sont de fiction : la petite juge antiterroriste, fille d’un élu RPR corse du clan de Pasqua et des anciens du SAC ; « notre ami libanais » du RPR, fils d’une riche famille de chrétiens libanais dont les frères sont officiers de la milice Kataeb, force paramilitaire de l’extrême droite libanaise qui massacre les Palestiniens de concert avec l’armée israélienne ; « notre ami libanais » du PS, un Français qui a fait toute sa carrière de diplomate au Liban ; le baroudeur de la DGSE qui donne l’occasion au roman de faire sans cesse la navette entre le Liban et la France, au gré de ses voyages ; Zia, la Libanaise, indispensable interprète de l’ambassade pour communiquer de l’arabe au français et au persan. Personnages de fiction, ils n’en sont pas moins, comme dans les bons polars, tous plus vrais que nature.
Et, en arrière-fond, c’est de tous les personnages réels, dont les noms sont cités, qu’est rempli le livre : ceux dont on pouvait lire tous les jours dans la presse de l’époque les frasques, les affaires, les coups politiques, les grands discours, et les crimes d’État que leurs hautes fonctions les amenaient à commanditer : les Mitterrand, les Chirac, les Dumas, les grands flics de la République (commandant Prouteau ou capitaine Barril), côté français ; les Gemayel, Joumblatt, Nabih Berri ou les étoiles montantes du futur Hezbollah côté libanais. Sans oublier les hommes d’État israéliens, Begin et Sharon.
Un peu d’ironie ne fait pas de mal, comme lorsque la petite juge sourit à l’idée de voir quelques gauchistes français pétris de marxisme s’amouracher d’un vieux curé, ayatollah, qui prend le pouvoir en Iran avec l’appui de l’armée après la chute du Shah, ou plaisante sur ce président français qui commandite quelques assassinats ciblés au Moyen-Orient alors qu’il vient juste de faire, en grand humaniste, abolir la peine de mort en France.
Toute l’actualité de ces huit années (1975-1983), de Beyrouth à Paris, y passe. Certes, il faut s’accrocher ! À côté des horreurs de la guerre civile libanaise, des crimes de Tsahal, de l’intervention militaire syrienne et du jeu ambigu des grandes puissances, la vie politique française paraissait tellement plus peinarde. Elle l’était en surface, mais Frédéric Paulin décortique la façon dont les hommes politiques de la bourgeoisie française menaient la guerre là-bas ; on la fournissait même, entre autres, en Super-Étendard (avions de chasse de fabrication Dassault) dont l’agent de la DGSE décrit l’acheminement discret en Irak pour alimenter sa guerre avec l’Iran. Ces trafics d’armes, coups tordus d’une diplomatie à trois bandes, ou ce contrat nucléaire d’un milliard signé avec l’Iran du Shah qu’on ne veut plus ni honorer ni rembourser à l’Iran de Khomeiny (le scandale Eurodif) valent bien à la France quelques attentats terroristes de représailles : un casse-tête bien réel pour le vrai juge Bruguière, et la petite juge fictive de Frédéric Paulin. Peu importe : le président Mitterrand trouvait bon d’inventer, en août 1982, un complot terroriste d’Irlandais vivant paisiblement à Vincennes, histoire de mettre un voile sur sa politique au Moyen-Orient qui lui valait quelques retours de bâtons terroristes, bien réels ceux-là, comme l’attentat antisémite de la rue des Rosiers quelques semaines plus tôt. Trois mois plus tard son Premier ministre, Pierre Mauroy, trouvait commode de dénoncer la grève des OS immigrés de Citroën comme une grève des ayatollahs, grossier mensonge pour tenter de déconsidérer une grève touchant des travailleurs de nombreux sites automobile (dont Citroën et Chausson) : les malheurs du Moyen-Orient pour dédouaner les patrons !
À la queue leu leu, les combines, les scandales de la république défilent au fil des pages : une petite leçon d’histoire qui cadre le paysage dans lequel se meuvent les héros du polar, les rend plus concrets, plus réels. Voilà qui accroche la curiosité du lecteur. Mais voilà aussi le plus chronophage des défauts du roman : donner, tout au long de ses 457 pages, l’irrésistible tentation d’en feuilleter autant sur internet, résumés de Wikipédia, articles du Monde de l’époque ou révélations du Canard enchainé pour poursuivre l’enquête, se remémorer pour les plus anciens, découvrir pour les plus jeunes, en plus des horreurs de la guerre et liées à elles, les multiples affaires politico-financières de l’époque. Une « prise de tête », c’est vrai, mais stimulante pour qui veut et peut s’y plonger !
Olivier Belin