Depuis plus d’une semaine, moins d’un mois après l’arrivée au pouvoir de la gauche (Labour), le Royaume-Uni est en proie à des émeutes racistes auxquelles participent des dizaines de milliers de personnes dans tout le pays, surtout en Angleterre. Des mosquées, des centres d’hébergement de demandeurs d’asile ont été pris pour cibles par des foules d’émeutiers. À Rotherham, un hôtel hébergeant des demandeurs d’asile a été attaqué par 700 personnes qui ont lancé un départ d’incendie. Des agressions racistes ont eu lieu visant les migrants, les musulmans ou d’autres minorités. À Londres, le 27 juillet, Tommy Robinson, figure de l’extrême droite complotiste, a réuni 20 à 30 000 personnes sur le mot d’ordre d’une « célébration patriotique », « anti-establishment » où on entendait notamment des slogans islamophobes dans le genre « Allah, connais pas ! » associés à « Angleterre jusqu’à la mort ! ».
Les symptômes inquiétants de la montée de l’extrême droite dans ce pays, comme dans le reste du monde.
Un fait divers instrumentalisé sur fond de montée de l’extrême droite
Le point de départ de cette vague d’émeutes est un fait divers des plus glauques. Une attaque au couteau vraisemblablement commise par un adolescent déséquilibré, dans la ville de Southport, au nord-ouest de l’Angleterre (près de Liverpool), qui a causé la mort de trois petites filles, et blessé plusieurs autres enfants. À partir de là, l’élément déclencheur des émeutes a été une campagne lancée par l’extrême droite, appelant à des rassemblements et manifestations, et propageant une rumeur selon laquelle le coupable était un migrant islamiste arrivé illégalement par bateau, jouant sur un fantasme anti-migrant à propos des « small boats », ces embarcations qui seraient le véhicule privilégié d’un soi-disant débordement migratoire que l’extrême droite (notamment le parti nouvellement renommé Reform de Nigel Farage), mais aussi la droite et la gauche dans son sillage, mettent constamment en scène comme un problème à régler, voire la source de tous les problèmes.
Dès lors, les autorités ont eu beau démentir, communiquant que la personne inculpée par la police était un Britannique natif de Cardiff, c’était loin d’être suffisant pour endiguer le flot de haine que refoulait la société britannique, et c’était passer totalement à côté du malaise social qui a conduit à ces violences réactionnaires. Car ceux qui manifestent en liant immigration et délinquance, couleur de peau et « civilisation », qui protestent sous des mots d’ordres antivaccins, complotistes et maniant des signaux antisémites ne s’embarrassent pas des faits que le gouvernement leur présente, ni ne les interprètent comme il le voudrait. Britannique ou pas, il suffit à ces racistes que l’auteur présumé de l’attaque soit Noir, au nom rwandais, et c’est déjà bien assez. À la vérité, pour une partie d’entre eux, tout cela est déjà anecdotique ; l’occasion fait le larron et l’ampleur du mouvement et ses mots d’ordre suffisent sans doute pour beaucoup des participants à s’abandonner à un déchaînement de violence aveugle dans le style pogrom.
Des émeutes aux mobiles populistes
Ces émeutes sont souvent rapportées dans les grands médias bourgeois à celles qui ont secoué le pays en 2011 à cause de leur ampleur et de leur violence comparable. Elles en sont en réalité l’antithèse. En 2011, le pays se soulevait contre un meurtre raciste commis par la police, et c’était la colère des dizaines de milliers d’opprimés qui s’exprimaient contre un État répressif, une société inégalitaire, l’injustice d’un système où les destinées sont encore en grande partie réglées par les couleurs de la peau.
Aujourd’hui, les émeutiers sont portés par les succès électoraux de l’extrême droite, par les votes de millions de personnes mues par la sensation (légitime sans aucun doute) d’être écrasées par une société inégalitaire et violente, aliénante et étouffante. Mais ils n’expriment ce malaise qu’en prenant pour cible les premières victimes de ces inégalités. La désinformation et la croyance absurde que les étrangers ou les musulmans « profitent du système », et sont « mieux traités par la police », peut expliquer que ceux qui placent leur confiance dans l’extrême droite soient les dupes de l’idéologie réactionnaire qu’ils adoptent. Toujours est-il que ce sont des cibles toute désignées qu’ils se choisissent, des cibles que tous les politiciens n’ont eues de cesse de pointer du doigt pendant des décennies.
Dès lors, bien que les participants aux émeutes soient, semble-t-il, en grande partie issus des classes populaires, et même du prolétariat, le désespoir aigu qu’ils expriment sous cette forme violente en font des instruments de la bourgeoisie dirigés contre la classe ouvrière et contre son unité.
Une répression étatique aux accents fermes… qui resservira contre le mouvement ouvrier
Certes, l’État bourgeois a des mots extrêmement durs à leur égard, l’ancien chef du contre-terrorisme britannique qualifie les émeutiers de « terroristes », et Keir Starmer, Premier ministre et ex-procureur responsable de la répression en 2011, a promis de mobiliser une « armée » d’officiers de police dès le début des émeutes. La police est déjà intervenue assez fermement contre les émeutiers, et a empêché, semble-t-il, des groupes de fachos de s’en prendre à une contre-manifestation improvisée au début du mouvement. En sus d’être dans la logique de tout gouvernement bourgeois confronté à des « désordres », cette mobilisation policière est dans la continuité de sa campagne électorale très droitière. Non content de multiplier les déclarations anti-migrants, c’est sur un axe sécuritaire que Starmer s’est fait élire, le complément obligé d’un discours économique « responsable » c’est-à-dire clairement pro-patronal.
Malgré les coups de menton répressifs de l’État britannique, et même à supposer que la parole soit suivie par des actes (aucune peine n’a encore été prononcée contre les quelque 400 personnes arrêtées au 5 août), l’arsenal répressif mis en œuvre par l’État ne protégera pas des futures violences qui se préparent. Avant de recevoir des ordres contraires, la police s’est d’abord rendue coupable de passivité complice : à Manchester, un homme s’est fait passer à tabac par une foule de hooligans sous ses yeux. Les manifestants fachos ont systématiquement montré des marques de sympathie pour les policiers (en tout cas les policiers blancs).
L’arsenal répressif n’aura pas pour cible exclusive l’extrême droite, et même pas pour cible privilégiée. Le gouvernement dénonce déjà les contre-manifestants qui se défendent comme violents et équivalents aux fachos. Plus probablement, de tels outils resserviront surtout à l’avenir pour écraser les manifestations de révolte du mouvement ouvrier au Royaume-Uni, comme ils ont su servir en 2011, lorsque Starmer supervisait la répression qui a conduit à des milliers de condamnations. Dès que les émeutiers auront quitté la rue et que l’ordre sera rétabli, le gouvernement s’empressera de donner des gages à la réaction, de reconnaître l’existence d’un « réel malaise » dans la société britannique, et se vantera de l’écouter en renforçant encore davantage sa démagogie xénophobe. Ce ne sont pas les partis gouvernementaux qui peuvent offrir un barrage à la montée de l’extrême droite. Ils sont responsables de la situation. Non seulement ils ont eux-mêmes soufflé sur les braises avant l’explosion, mais ils sont les garants de l’ordre social qui en est le carburant.
Un malaise social profond, symptôme d’un capitalisme à plein régime
Parce que le « réel malaise » de la société britannique n’est pas celui que les politiciens construisent à longueur d’élection pour faire diversion et division, ce n’est pas la contradiction entre son « multiculturalisme » et sa « culture insulaire », ce ne sont certainement pas les fantasmatiques « small boats » ou la « police à deux vitesses ». C’est celui d’une société où l’inflation touche tous les bas salaires, où le chômage chronique angoisse tous les salariés, augmentant encore cette année, sur fond de menaces de fermetures d’entreprises ou de restructurations qui concernent des dizaines de milliers de salariés.
Alors qu’en parallèle – chiffre symbolique mais parlant – la fortune du roi a augmenté de 50 % cette année, avec des profits qui s’élèvent à un milliard par an. Et la tête couronnée n’est que le visage pomponné d’une bourgeoisie anglaise sur-gavée de profits. Le problème de la société britannique, ce sont les « big boats » des flibustiers capitalistes : les méga-corporations à la tête de l’impérialisme britannique qui étranglent toute la société et jettent les classes populaires dans le désespoir jusqu’à ce que les pauvres se jettent les uns contre les autres.
Des décennies de diffusion d’idées racistes par le haut, à gauche comme à droite
Et comme partout, les partis capitalistes au pouvoir cherchent à détourner la colère populaire contre les politiques pro-capitalistes en stigmatisant les migrants.
La responsabilité des Conservateurs (Tories) dans la montée des idées réactionnaires est écrasante. Coïncidence aussi ironique que tragique : le Rwanda était au centre d’une proposition des Conservateurs durant la récente campagne électorale, proposition ignoble de démagogie, qui promettait de déporter de façon indiscriminée tout migrant illégal (peu importe son origine) dans ce pays d’Afrique, véritable dictature et garant des intérêts impérialistes dans la région. Et c’est Rishi Sunak, alors encore Premier ministre conservateur, qui a lancé la campagne « stop the boats » dès janvier 2023. De quoi donner une idée du niveau de propagande nauséabonde auquel s’abaissaient les tories.
La gauche (le parti du Labour) qui a remporté haut la main les élections grâce au désaveu dont souffraient les tories après 14 ans d’usure au pouvoir s’était opposée à la mesure. Mais c’était pour promettre du même geste de contrôler l’arrivée des « small boats » au moyen d’un renforcement de la police aux frontières et la création de nouvelles unités, et des mesures de déportations renforcées… en direction du pays d’origine, toutefois (on est « de gauche » quand même).
Ces partis ont fait campagne sur ces thèmes réactionnaires sous prétexte de réduire l’influence électorale de l’extrême droite. Non seulement il n’en est rien, mais l’extrême droite sort même renforcée de ces élections. Si le Labour accède au pouvoir avec une écrasante majorité de députés du fait du système électoral, il a en réalité perdu de nombreuses voix – tout comme les Tories, quoique dans une mesure moindre. C’est la formation d’extrême droite Reform de Farage (ex-UKIP, qui avait fait une intense campagne pour le Brexit) qui progresse. Ce parti n’a pas officiellement soutenu les émeutiers, il a joué d’ambiguïtés très politiciennes mais sans équivoque à propos du mouvement. Ce sont essentiellement ses mots d’ordre et sa xénophobie qui s’expriment sans filtre et avec violence dans la rue.
Ce n’est pas en s’appuyant sur les partis capitalistes de gouvernement, Labour ou Tories, qu’on pourra faire reculer l’extrême droite. C’est la mobilisation indépendante des jeunes, des travailleurs et travailleuses, qui pourrait stopper ce déferlement de violence raciste.
Face aux émeutes, des répliques encourageantes
Les manifestations de rue antifascistes qui ont eu lieu ces derniers jours sont un encouragement dans cette voie.
Quoique prises de court dans les premiers jours, les associations anti-racistes ont assez vite organisé la réplique. Dimanche 4 août, dans tout le Royaume-Uni, les contre-manifestations ont bien souvent dépassé en nombre les manifestations des fachos à l’appel de Stand Up To Racism (« S’opposer au racisme », liée au Socialist Worker’s Party et aux principaux syndicats). À Manchester, 300 personnes se sont rassemblées pour empêcher la tenue d’une manifestation appelée par l’extrême droite. Moins d’une centaine de manifestants racistes ont dû se disperser face au bloc anti-raciste, qui a alors pu déambuler dans Manchester1. À Nottingham, les camarades de Worker’s Liberty ont participé à une contre-manifestation où 700 antifascistes se sont dressés, pacifiquement, contre 250 manifestants d’extrême droite, submergeant leurs slogans nationalistes par de sonores « Refugees welcome here » (« les réfugiés sont bienvenus ici »)2. À Bristol, quelques dizaines de fascistes qui ont tenté de s’introduire dans un centre d’accueil pour réfugiés ont trouvé face à eux un mur humain de plus d’une centaine de contre-manifestants3.
Ces réponses n’ont pas eu la même ampleur partout, et ont pour le moment laissé à l’extrême droite la haute main dans des villes comme Sunderland ou Southport. Mais elles montrent que les forces antiracistes et antifascistes sont capables de mettre un coup d’arrêt aux pogroms et aux émeutes fascistes. Encore mal coordonnées, appelées par des organisations et des associations dont le discours est essentiellement pacifiste et à l’antiracisme plus moraliste et humaniste que politique et lutte de classe, malgré aussi une présence syndicale loin d’être systématique (voire extrêmement faible semblerait-il), ces contre-manifestations souvent improvisées ont tout de même pu tenir la rue dans de nombreux cas.
L’exigence de l’auto-défense, face au déchaînement de violence réactionnaire, est mise en avant à l’extrême gauche et au-delà : certaines associations musulmanes ou mosquées ont aussi organisé la riposte côte à côte avec les militants politiques ou syndicaux.
Mais pour mettre en déroute la barbarie qui suinte de la société avec toujours plus de force, il faudra plus qu’un bloc antiraciste et antifasciste prêt à tenir la rue. La frustration et le désespoir des hooligans fascistes prend racine dans les attaques victorieuses de la bourgeoisie qui ne cessent d’accroitre la misère matérielle et morale dans la société : pour les enrayer, il faudra que la classe ouvrière impose son agenda, revendicatif et aussi politique. Les nombreuses grèves qui ont émaillé l’actualité ces dernières années au Royaume-Uni, dans la fonction publique, la santé et les transports notamment, grèves qui marquent le retour de la classe ouvrière sur l’arène de la lutte, en laissent présager la possibilité.
Gaspard Janine
1 https://socialistworker.co.uk/anti-racism/anti-racists-stand-up-to-the-far-right-across-britain/
2 https://workersliberty.org/story/2024-08-04/3-august-far-right-outnumbered-many-places-amok-sunderland
3 Vidéo disponible sur la page Instagram @fight_for_a_future_ citée par : https://communist.red/barbarism-on-the-streets-mobilise-to-smash-the-far-right/