À la fin du mois de mai, le Sénégal s’est embrasé une nouvelle fois, deux ans après avoir été secoué par des émeutes et des manifestations en 2021. Le déclencheur est le même : l’acharnement du président Macky Sall contre son principal opposant, Ousmane Sonko. Sa condamnation en justice, qui l’empêcherait de se présenter à la prochaine élection présidentielle, a mis le feu aux poudres une deuxième fois. Sur fond de chômage, d’inflation et de précarité, la jeunesse sénégalaise est descendue dans les rues, et a bravé les tirs de l’armée déployée dans les rues de Dakar et d’autres villes.
Deux semaines d’émeutes et de manifestations
Le 24 mai, le tribunal avait requis dix ans de réclusion contre Sonko pour viol. Ramené à Dakar le 28 mai par la police sénégalaise, il a été assigné à domicile. Dès le lendemain, la jeunesse est descendue dans la rue, d’abord à Dakar et notamment autour de l’Université Cheikh Anta Diop et aux abords du domicile de Sonko, cité Keur Gorgui. Dans les jours qui ont suivi, les manifestations se sont étendues à d’autres quartiers de la ville et à travers le pays, notamment Saint-Louis, Ziguinchor (dont Sonko est maire) et Louga. Le verdict tombé le 1er juin (deux ans de prison ferme) a jeté de l’huile sur le feu. Quotidiennement, des jeunes ont manifesté dans les rues, érigeant des barricades, incendiant des bâtiments – l’incendie le plus spectaculaire étant celui de la station électrique de Colobane en périphérie de Dakar – et affrontant les forces de l’ordre à coups de pierres. Macky Sall a riposté en coupant internet dès le 2 juin, et la police en tirant à balles réelles : le 5 juin, la Croix-Rouge dénombrait au moins 16 morts et 357 blessés. Amnesty International décomptait de son côté 23 morts jusqu’au 8 juin. À Dakar, les blindés de l’armée ont été déployés. Des vidéos montrent des hommes armés de machettes empêcher les manifestants d’avancer, accusés par ces derniers d’être des nervis payés par le pouvoir. À cela, le gouvernement a ajouté des menaces de répression judiciaire et d’enquête sur les violences… des manifestants. Une répression qui n’a pas entamé la détermination des manifestants : un commandant de police a évité la mort de justesse après avoir été pris à partie, et la police dénombrait elle aussi au moins 37 blessés dans ses rangs. Pendant plusieurs jours, l’Université Cheikh Anta Diop, lieu historique de la contestation sociale et politique, a ressemblé à un champ de bataille, avec des affrontements permanents avec les forces de sécurité, jusqu’à sa fermeture pour une durée indéterminée. Le 5 juin est marqué par une nouvelle grosse journée de manifestations, cette fois suite à un appel national du parti de Sonko, avant une accalmie de quelques jours, suivie de nouvelles manifestations les 8 et 9 juin, notamment en l’honneur des « martyrs », morts sous les coups de la répression.
Derrière Sonko, la colère sociale ?
Ousmane Sonko cristallise l’opposition d’une vaste majorité de la population à Macky Sall, considéré comme corrompu et à la botte de la France. Même s’il n’est lui-même qu’un politicien bien classique : arrivé troisième à la dernière élection présidentielle de 2019, il a su depuis apparaître comme l’opposant le plus solide à un président honni, qui pourrait vouloir briguer un troisième mandat en 2024, ce que lui interdit formellement la constitution. Accusé de viol par une jeune employée d’un salon de massage, Ousmane Sonko a finalement été condamné à deux ans de prison pour « corruption » d’une jeune femme de moins de 21 ans. Que les accusations soient fondées ou non, il s’agit évidemment de se débarrasser d’un concurrent gênant avant l’élection. Car pour une bonne partie de la population, Sonko apparaît comme l’incarnation de l’opposition face à Sall et à ce qu’il représente : l’attribution opaque de nouvelles exploitations pétrolières, gazières et aurifères, les poursuites ciblées contre des opposants pour corruption, alors que d’autres hauts fonctionnaires restent intouchés, et son intention probable de tordre la constitution pour se représenter ne fait que renforcer un ras-le-bol général. Ce qui fait apparaître Sonko comme celui qui incarne le « non » à ce système opaque et corrompu.
Son parti, Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), a été fondé en 2014 par de jeunes cadres de l’administration publique sénégalaise, du secteur privé, des professions libérales, des milieux enseignants et des hommes d’affaires. En 2018, il a publié Pétrole et gaz au Sénégal : chronique d’une spoliation, un livre dans lequel il accuse Macky Sall et son entourage de malversations dans la gestion des ressources naturelles du pays. Il s’est construit politiquement sur un discours de souverainisme économique, notamment à travers sa campagne de 2019 pour une réforme du franc CFA, et bénéficie d’une réputation de critique de l’impérialisme français. Depuis les accusations pénales, Sonko a, pour la première fois, appelé à des manifestations, espérant s’appuyer sur la rue pour sauver sa peau, trouvant surtout l’oreille de jeunes en quête de plus de radicalité.
La colère contre l’impérialisme français est visible dans les manifestations. Comme en 2021, des entreprises françaises, notamment des supermarchés, ont été pris pour cibles, pillés et incendiés. Et au-delà, l’explosion de colère répond à la misère sociale et au manque de perspectives, le quotidien des jeunes Sénégalais. Selon les seuils retenus, entre un tiers et les trois quarts de la population vivent sous le seuil de pauvreté1, et le revenu médian est de 193 euros par mois. Le chômage est endémique, notamment chez les jeunes, avec là aussi des chiffres très variables : le taux officiel est de 3 %, alors que certains organismes l’estiment à 22 %. Mais, que l’on figure ou non dans les statistiques de chômage, la précarité, les petits boulots informels et l’incertitude sont le quotidien. La pandémie de Covid, puis l’inflation, n’ont fait qu’exacerber ces problèmes, avec une pression croissante sur les classes populaires du Sénégal.
Où va le mouvement ?
La mobilisation a mis le gouvernement dos au mur : condamné depuis plus de deux semaines, Sonko n’a toujours pas été arrêté, le gouvernement craignant de perdre complètement le contrôle. Il a même dû fermer ses consulats à l’étranger depuis le 6 juin, après des occupations et attaques par des Sénégalais émigrés. Mais, même si le mouvement permettait de renverser le gouvernement, un simple changement de tête ne changerait rien ou presque aux conditions de vie des Sénégalais. Dans le programme de Sonko on peut lire : « Ayons la lucidité de reconnaître que la valeur travail n’est pas suffisamment enracinée dans nos modes de vie, à de rares exceptions près »… Travailler plus pour gagner plus, voilà des perspectives peu reluisantes pour les chômeurs et travailleurs sénégalais. Sur le plan des mœurs, Sonko ne propose pas mieux : au-delà de la véracité des accusations, sa défense en dit long sur le personnage : « Si je devais violer, je choisirais une belle femme, pas une guenon qui a fait un AVC »… Il est également partisan de la peine de mort et de la criminalisation de l’homosexualité, et bénéficie au niveau international du soutien des Frères musulmans (se réclamant lui-même de l’islam mouride). Lorsque Sonko avait été libéré à la suite des manifestations de 2021, le Pastef n’avait pas offert de perspectives face à la colère sociale et au ras-le-bol de la « politique politicienne », au-delà du soutien à lui-même ! Il n’avait surtout pas dit aux jeunes et travailleurs en lutte qu’il leur fallait s’organiser par et pour eux-mêmes, formuler leurs revendications et élargir le mouvement au reste du pays et dans les lieux de travail.
La classe ouvrière sénégalaise est pourtant riche d’une histoire de luttes qui prouve qu’elle pourrait intervenir décisivement dans la situation, en portant d’autres perspectives sociales : du droit de grève obtenu par des grèves de dockers et de cheminots entre 1919 et les années 1930, en passant par la grande grève des cheminots de 1948 immortalisée par le roman d’Ousmane Sembéné, Les Bouts de bois de Dieu, la période de luttes intenses dans les années qui précèdent l’indépendance, et la grève générale de mai 68, aux côtés des étudiants, jusqu’aux luttes plus récentes, dont la dernière en date des transporteurs routiers en janvier dernier. La population sénégalaise pourrait bien espérer ne pas rester isolée. En parallèle, trois jours d’émeutes et de manifestations ont secoué la Mauritanie voisine après la mort d’un jeune dans un commissariat. Une victoire de l’explosion de colère au Sénégal, imposant droits démocratiques et avancées sociales, pourrait donc bien servir d’exemple pour toute la région.
Dima Rüger
1 Selon le seuil sénégalais fixé très bas, ce pourcentage de la population pauvre serait entre 34 % et 42 % ces dix dernières années, tandis qu’une étude récente de l’Unesco l’établit à plus de 70 %.