
Severance (2022-) de Dan Erickson et Ben Stiller
2 saisons, disponible sur AppleTV
Une série dystopique sur le rapport au travail
La série met en scène des employés d’une entreprise pharmaceutique, Lumon, qui ont accepté de recevoir la procédure de severance, qui dissocie leur conscience au travail et hors travail. On suit donc des personnages au sein de l’entreprise (innie) qui ne connaîtront jamais autre chose que leur emploi, et leur version hors du travail (outie), qui abandonneront chaque jour huit heures de leur conscience. Lumon justifie cette méthode par la protection de leurs secrets industriels, mais elle la promeut aussi comme un meilleur équilibre entre vie professionnelle et personnelle.
On se demande dès le début ce qui a mené les personnages à accepter cette procédure : incapacité à garder un emploi, souffrance au travail, besoin d’échapper à ses pensées… Alors que l’outie échappe d’une certaine manière à son propre emploi, l’innie consacre au contraire toute son existence à un travail « mystérieux et important », dont il ne comprend strictement rien, qui consiste à trier des chiffres selon l’émotion que ceux-ci lui suscitent. On peut y voir un écho (peut-être conscient ?) avec la théorie marxiste de l’aliénation, selon laquelle le travailleur devient « étranger à soi-même ».
Si certains innies acceptent sincèrement leur environnement de travail, d’autre, comme la dernière recrue, Helly R., cherchera à comprendre et échapper à Lumon, malgré l’insistance de son outie pour continuer d’y travailler, et malgré les managers, relais de la philosophie quasi-religieuse de l’entreprise. Ces cadres (dont la conscience n’est pas dissociée) subissent pourtant eux aussi la doctrine qu’ils reproduisent, détruisant toute leur individualité et personnalité.
En plus de son intrigue, la série se démarque par son travail visuel, notamment dans les décors : les immenses bureaux totalement vides, les ordinateurs autant modernes qu’archaïques, les longs couloirs labyrinthiques, les murs d’un blanc vif… On reconnaît l’influence de l’esthétique des liminal spaces (populaire sur internet ces dernières années), pour designer les étages de Lumon Inc., qui amplifient l’horreur psychologique en enfermant les protagonistes dans un dédale qu’ils finiront par connaître par cœur.
Le développement appuyé sur les personnages passe notamment par leurs relations amoureuses, qui exploitent la particularité de la série : sans trop en dévoiler, on voit les innies respectifs d’un couple d’outies se rencontrer, sans avoir aucune idée de leur relation à l’extérieur, ou encore l’outie d’un personnage être amoureux… d’un innie.
La trame de la saison 1 se développe autour de l’organisation et l’insurrection des innies (donc des travailleurs) de différents secteurs, malgré les efforts de la direction pour construire rejet et mépris de chaque département envers les autres. On voit dès le début de la nouvelle saison 2, les diverses méthodes utilisées par Lumon pour canaliser la colère de leurs employés : essentialisation du mouvement à quelques individus héroïques, entreprise à l’écoute qui semble s’être adaptée aux critiques pour former un environnement plus sain… Mais en réalité, le fond reste le même : vous ne saurez pas ce pourquoi vous travaillez, vous n’avez pas votre mot à dire, ce n’est pas vous qui décidez… et comme le dira l’outie de Helly R. « vous n’êtes pas des vraies personnes ».
Si Severance permet de questionner ce qui constitue une personne et son identité (d’une manière qui rappelle les troubles dissociatifs de l’identité), son traitement du rapport au travail se perd un peu au fil de la saison 2, qui se concentre de plus en plus sur la partie science-fiction et « complotiste » de Lumon, dont beaucoup de mystères sont encore en suspens. Les visuels distinctifs et l’ambiance travaillée nous donnent en tout cas envie de découvrir, dans les saisons futures, comment les protagonistes échapperont à leur lieu de travail.
Iris Bleur