
La radio RCF-Isère a consacré une émission du 17 décembre à la grève du secteur social des 16, 17 et 18 décembre, avec la participation de Baptiste Anglade. Ci-dessous la transcription écrite publiée par RCF. L’émission peut être écoutée sur le site de RCF-Isère.
Grève de trois jours dans le secteur social : « Nous sommes des invisibles qui travaillent pour des invisibles »
Bérénice Charles – RCF Isère, 17 décembre 2025
À l’appel de plusieurs syndicats du social et du médico-social, les professionnels de tout ce vaste secteur de la solidarité dénoncent la baisse de leurs moyens. Clémentine est travailleuse sociale dans un accueil de jour isérois. Baptiste, lui, est éducateur de rue dans un quartier de l’agglomération grenobloise.
RCF Isère : Qu’est-ce qui vous mobilise aussi massivement et pourquoi une mobilisation conjointe à tout le secteur?
Clémentine : C’est la casse de nos métiers et des services du social et du médico-social avec des attaques sur les budgets depuis des années. Du coup, les conditions de travail se dégradent et les personnes accompagnées subissent aussi ce manque de moyens.
Baptiste : Ce qu’on a l’habitude de dire, c’est qu’on est des invisibles qui nous occupons d’autres invisibles. Et cette grève est très importante parce que quel que soit le champ professionnel, qu’on bosse dans le public, les collectivités territoriales, dans le privé ou pour des associations, on a décidé de crier tous au même moment, nos revendications, notre colère et notre espoir, aussi. C’est trois jours de grève, partout en France, avec des collègues qui bossent avec des enfants, des adultes, des personnes à la rue, des personnes qui ont des problèmes de santé. C’est rendre visible le fait que nos petites mains, avec leurs petits salaires, elles en ont marre et elles n’en peuvent plus.
RCF Isère : Les structures sociales fonctionnent dans un contexte financier et budgétaire qui est de plus en plus contraint mais aussi dans un contexte de précarisation, où les besoins sont de plus nombreux. Est ce que ça décourage quand on se lève le matin pour aller travailler?
Clémentine : Oui, quand on voit par exemple qu’il y a de plus en plus de personnes qui n’arrivent pas à boucler les fins de mois, qui n’arrivent pas à obtenir des papiers, qui n’arrivent pas à se loger… Ça peut être difficile. Il y a des collègues qui sont en burn-out ou qui arrêtent. Ce sont des métiers de vocation, des métiers qu’on choisit parce qu’on a envie d’être avec les gens. Les mobilisations comme celle-ci, c’est justement de se dire : non, je ne suis pas seule face à ces logiques qui écrasent les gens. On est ensemble et on peut arriver à faire autrement, à obtenir des victoires et des moyens pour tout le monde.
RCF Isère : Concrètement quel est l’impact de ce manque de moyens humains et matériels sur les travailleurs sociaux mais aussi sur les personnes que vous accompagnez ?
Baptiste : Très concrètement, dans le quartier où je travaille, il y a quelques années on était quatre collègues. Aujourd’hui, on n’est plus que deux. Est-ce que les gens ont moins besoin de travailleurs sociaux ? Est-ce qu’il y a moins de demandes, moins de besoins ? Absolument pas.
A la fois il y a des budgets qui baissent mais les financeurs (comme le Département, la Métropole, l’État) lancent aussi des appel à projets. Ils vont financer celui qui sera le plus rentable selon eux. Et ça, ça amène des conditions de travail dégradées. Il y de grandes économies, des suppressions de postes et même des plans de licenciement dans le social. Mais aussi des économies de bout de chandelle : on supprime un véhicule, un budget éducatif. Et ça impacte au quotidien.
La pauvreté et la violence sociale se généralisent. Il y a 20, 30 ou 40 ans, il y avaient peut-être un peu moins de demandes et plus de temps pour y répondre. Nous, les travailleurs sociaux, on est des professionnels de la relation éducative, de l’accueil, du fait de tisser des liens avec des gens. Pour tisser du lien, pour avoir de la confiance, ça demande du temps et donc : des moyens.
RCF Isère : On a beaucoup entendu parler de problèmes dans des foyers de l’aide sociale à l’enfance : des faits de prostitution, de violence. A Paris, un enfant a été tondu en guise de punition par ses éducateurs. Comment expliquer ces situations dramatiques ?
Baptiste : On ne va pas justifier ce qui s’est passé. Bien sûr, c’est en lien avec la question de la formation, des moyens, la question de prendre soin, aussi, de ceux qui prennent soin. Mais nous, quand on voit ça, on est toujours un petit peu amer. Ce n’est pas justifiable. Mais ce qui n’est pas justifiable non plus, ce sont les 3 000 jeunes placés pour qu’il n’y a pas de place dans les foyers. Quand la justice dit : « Ce jeune-là est maltraité, mais il n’y a pas de place pour lui ». A Grenoble, pour une place en foyer, il faut attendre entre six mois et un an et demi.
Ce qui est au centre de notre mobilisation, c’est la question du sens de nos métiers : comment on boucle la fin du mois, nous aussi? Comment est-ce qu’on a une forme de sécurité de l’emploi ? Il y a de plus en plus de CDD, d’intérim. Toutes les institutions qui sont broyées, les services publics qui sont attaqués, la responsabilité, elle est à cet endroit-là. Quand on a des petits de 18 et 22 ans qui finissent par se faire assassiner par des gamins du même âge (la semaine dernière à Echirolles, ndlr), il ne suffit pas juste de dire que c’est le méchant narcotrafic. C’est la société qui a raté quelque part. Il y a des dizaines de gamins qui sont exclus, qui ne trouvent pas leur place à l’école. Ça en fait des proies faciles parce que les attaches qu’ils ont avec la société ont été cassées. Et nous, notre travail, il est à cet endroit-là : où ça se casse et où ça se fragilise.
RCF Isère : Est-ce que vous avez déjà pu être reçu au cours des précédentes mobilisations ?
Baptiste : Non. Le conseil départemental explique qu’il finance bien assez. Est-ce que ça va se faire dans ces prochains jours ? On verra bien. Il n’y a même pas besoin d’enquête ou de faire des grandes statistiques : on peut parler de nos conditions de travail au quotidien. Il faut aligner le chèque, il faut augmenter nos salaires et il faut embaucher des collègues.
RCF Isère : Votre mobilisation est nationale. Qu’est-ce qui manque à cette échelle : un sursaut, un réveil ?
Clémentine : Dans cette société, où est-ce qu’on veut mettre de l’argent ? Et pour qui ? Est-ce qu’on veut que la santé fonctionne et qu’elle soit abordable ? Ce sont des choix politiques et budgétaires. Un des exemples, c’est la grande cause du quinquennat sur les violences faites aux femmes. Sur le terrain, on voit le double discours. C’est insupportable de voir des personnes en danger qu’il faut mettre à l’abri et qu’il n’y ait aucune solution d’hébergement immédiate.
Baptiste : Je ne crois pas non plus aux grands plans et aux grandes causes. On croit à la solidarité entre nous. Augmenter les salaires et le budget, c’est une idée assez majoritaire. Maintenant, il y a beaucoup de collègues qui culpabilisent de faire grève en se disant « déjà que les gens qu’on accompagne ont si peu, ce sera encore pire si je ne suis pas là. » Nous, ce qu’on dit c’est que faire grève, c’est montrer notre utilité, montrer que sans nous, il n’y a rien qui fonctionne, qu’on est des indispensables. Il y a des métiers qui n’ont aucune utilité sociale. Les métiers des travailleurs sociaux, ils sont essentiels dans notre société. Et c’est sur ça qu’on mise.