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Lénine (10 avril 1870- 21 janvier 1924)
- Lénine : leçons du passé et promesses de victoire
- Lénine contre les réformistes : gouverner l’État bourgeois… ou le détruire ?
- Lénine contre Staline : l’État sans révolution
- Lénine, la question nationale et l’internationalisme prolétarien
- Lénine et l’internationalisme conséquent : la lutte pour la fondation de l’Internationale communiste
« La classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l’appareil d’État et de le faire fonctionner pour son propre compte », écrivait Karl Marx au lendemain de l’expérience révolutionnaire de la Commune de Paris, en 18711.
Une leçon que ne semblent pas avoir retenu les directions ouvrières russes au lendemain de la révolution de février 1917, qui a renversé l’ancien régime tsariste.
Lorsque Lénine rentre d’exil un mois plus tard, il retrouve un pays dirigé par un gouvernement provisoire bourgeois libéral. Un gouvernement qui poursuit la guerre sans accéder aux revendications ouvrières et paysannes… mais qui bénéficie pourtant du soutien du mouvement ouvrier, y compris de la direction du Parti bolchevique.
Lénine publie le 7 avril dans le journal la Pravda un article, Les Tâches du prolétariat dans la présente révolution, plus connu sous le titre des Thèses d’avril2. Il y insiste sur la nécessité de combattre le gouvernement bourgeois et de lui opposer le pouvoir des conseils ouvriers, paysans et de soldats, les soviets.
La tâche des exploités, du prolétariat, et du parti qui prétend les représenter, n’est pas d’accompagner un gouvernement aux prétentions certes plus démocratiques que l’ancien pouvoir monarchique – mais qui du reste renvoie l’organisation d’élections à la fin de la guerre. Elle n’est pas de continuer la guerre pour défendre une prétendue « patrie révolutionnaire ». Elle n’est pas de défendre la perspective d’une nouvelle démocratie parlementaire qui n’enlèverait rien au pouvoir des exploiteurs, propriétaires fonciers et patrons d’usines.
Pour mettre fin à l’exploitation et à la barbarie de la guerre, le prolétariat doit au contraire s’organiser en toute indépendance de ses ennemis, à commencer par le gouvernement qui les représente. Il doit prétendre au pouvoir, avec ses propres organisations, les soviets, au contrôle de l’économie et de toute la société, en se débarrassant de l’appareil d’État de la bourgeoisie.
Les soviets sont nés en mai 1905, dans le centre industriel d’Ivanovo-Voznessensk, pendant une grève générale dans laquelle 30 000 ouvriers et ouvrières se sont réunis et ont formé un conseil ouvrier, le soviet, pour diriger la grève, mais aussi pour contrôler les imprimeries, et permettre ainsi l’exercice de la liberté d’expression, effectuer des collectes pour aider les chômeurs, assurer la protection des biens et des personnes à la place de la police… Un comité des soviets reliant toutes les usines a même été élu pour répondre à un besoin concret de coordination.
Ce pouvoir soviétique est ainsi entré en concurrence avec le pouvoir institutionnel dans la ville. Il a confirmé la capacité de la classe ouvrière à s’occuper non seulement de ses affaires économiques, mais même à diriger toute la société.
Par la suite, des militants bolcheviques ont compris que les soviets pourraient être à la base de la prise du pouvoir par le prolétariat.
La compréhension de la nature de l’État après la Commune de Paris
C’était déjà après une expérience très concrète, celle de la Commune de Paris, que Marx avait compris que le pouvoir de la classe des exploités, la dictature du prolétariat, ne pourrait s’exercer qu’en détruisant les institutions de l’ancien appareil d’État bourgeois.
L’État n’est pas un instrument « neutre » dont il suffirait de changer le personnel politique au pouvoir pour obtenir des changements sociaux radicaux. L’État est un instrument de domination : celle d’une classe sur une autre, en l’occurrence à l’époque comme de nos jours, celle des exploiteurs sur les exploités, de la bourgeoisie sur le prolétariat.
Il peut arriver qu’un État n’intervienne pas, ou très peu, dans l’économie, qu’il n’émette pas de monnaie, qu’il laisse au secteur privé le contrôle de la santé ou de l’éducation… Mais ce dont aucun État ne peut pas se passer, c’est son bras armé, la police et l’armée, ses moyens de contrainte pour faire appliquer des lois fondamentales, comme la propriété privée des moyens de production.
Si un gouvernement et un parlement venaient à mettre en place des lois allant à l’encontre de cette propriété, par exemple en réquisitionnant des secteurs de l’économie – non en les nationalisant avec rachat comme cela se fait bien souvent pour pallier les insuffisances des capitalistes –, il se mettrait dans l’illégalité. Seule la mobilisation des travailleurs et travailleuses permettrait d’imposer de telles mesures, et même de prendre en main les outils de production en empêchant leurs propriétaires de les récupérer. Du reste, seule une telle mobilisation permettrait à la classe dominée de prendre confiance dans ses forces et dans sa capacité à diriger elle-même la société, et donc de se débarrasser des parasites qui se nourrissent de son travail.
La Commune de Paris, écrivait Marx, était « le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail. »3
Une « forme politique enfin trouvée » car née de la pratique, de la lutte concrète, non de théories ou de l’imagination d’intellectuels extérieurs à la classe des travailleurs et travailleuses. Une forme politique démocratique sans précédent, avec des décisions votées directement dans des assemblées et des élus pouvant être révoqués par ceux qui les avaient mandatés, ne gagnant pas davantage que le salaire moyen d’un ouvrier. Une forme démocratique assurant à toutes et tous la liberté d’expression, l’accès à l’éducation, la garantie de pouvoir vivre décemment. Voilà ce qu’a été le premier pouvoir ouvrier. Un pouvoir né avec la suppression des corps armés permanents et leur remplacement par le peuple en armes.
Mais ce pouvoir n’est pas allé au bout de la destruction de l’ancienne machine d’État et notamment de la propriété économique, pas plus qu’il n’a pris l’initiative contre l’armée du gouvernement bourgeois de Versailles.
Aller au bout de la lutte pour le pouvoir ouvrier, c’est exproprier la bourgeoisie des moyens de production au profit de l’ensemble de la classe ouvrière, sous son contrôle afin d’organiser la production selon les besoins. C’est aussi empêcher que la classe dominante déchue reprenne son pouvoir, en détruisant son armée, sa police, sa bureaucratie… Voila ce que Marx et Engels ont appelé la « dictature du prolétariat » : le pouvoir temporaire de la majorité de la population, la classe des opprimés et des exploités, afin de mettre en place les conditions d’une société sans classes sociales, sans exploitation ni oppression, et donc sans État puisque sans nécessité qu’une classe tienne la bride d’une autre, une société communiste.
L’État et la révolution
En juillet 1917, le gouvernement réprime violemment la révolte ouvrière menée à Petrograd. Lénine se réfugie alors en Finlande, où il développe sa compréhension de l’État en rédigeant L’État et la Révolution : la doctrine marxiste de l’État et les tâches du prolétariat dans la révolution4. Mais c’est après la révolution d’octobre qu’il peut le publier.
Il y clarifie les désaccords entre les marxistes révolutionnaires et les réformistes qui prétendent réaliser le pouvoir ouvrier au moyen des institutions bourgeoises. Des réformistes qui, en Russie comme en Allemagne ou en France, soutiennent encore la boucherie de la Première Guerre mondiale – alors qualifiée par Lénine de « première grande guerre impérialiste » – au nom de la défense de leurs États et de prétendus acquis démocratiques ou sociaux qu’ils ont pu y obtenir. Autrement dit, des réformistes dont le crime n’est pas seulement de donner des illusions sur les possibilités de mettre fin à l’exploitation sans détruire l’instrument de domination de la bourgeoisie, mais qui ont sacrifié le drapeau de l’internationalisme sur l’autel du chauvinisme, qui ont abandonné le mot d’ordre de Marx et Engels « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » pour l’union nationale. Une politique qui, dans les faits, est coupable de près de dix millions de morts, des prolétaires envoyés s’entre-tuer dans les tranchées pour défendre les intérêts de leurs exploiteurs. Une trahison sans nom de la part de ceux qui osent se prétendre socialistes.
À cette trahison, le prolétariat de Russie répond ainsi par la révolution, par le pouvoir aux soviets pour mettre fin à la guerre, collectiviser les terres agricoles, placer les usines sous contrôle ouvrier… Lénine se distingue certes aussi des anarchistes qui voudraient abolir immédiatement toute forme d’État. Pour les anarchistes, ou communistes libertaires, il serait possible d’organiser la production à l’échelle locale, de multiplier des « communes libres » dans lesquelles le partage des biens serait assuré.
Des formes d’organisation qui ne permettraient pourtant ni de développer les moyens de production à une échelle permettant de répondre aux besoins de toutes et tous, ni de s’armer face à une bourgeoisie capable de s’organiser nationalement et même de recevoir le soutien des autres gouvernements capitalistes, comme le montre l’exemple de la Russie révolutionnaire attaquée non seulement par l’Armée blanche des contre-révolutionnaires, mais aussi par les autres pays encore en guerre.
La phase de dictature du prolétariat reste bien une nécessité. Mais dans cette phase, l’État est voué à disparaître.
Un débat toujours d’actualité !
En 2017, Jean-Luc Mélenchon promettait que voter pour lui ferait « économiser des kilomètres de manif ». Comme si la gauche au pouvoir, sous Mitterrand ou Jospin par exemple, n’avait pas distribué des coups justifiant bien des manifestations !
En janvier 2023, Fabien Roussel n’opposait pas de refus de principe à participer à un gouvernement qui irait « dans le sens de la défense de l’intérêt du pays, des travailleurs »… Comme si les intérêts « du pays », c’est-à-dire de la bourgeoisie française, n’étaient pas intrinsèquement contradictoires avec ceux des travailleurs et travailleuses !
Dans les meetings de la France insoumise comme dans ceux du Parti communiste français, on agite le drapeau tricolore et on chante La Marseillaise, des symboles qui nous piègent doublement : d’une part en divisant notre classe en fonction des nationalités de chacun et chacune de ses membres, d’autre part en unissant ceux et celles qui sont de nationalité française avec la bourgeoisie française. Un travailleur français et un patron français n’ont rien de réel en commun. Alors qu’une travailleuse française et une travailleuse de l’autre bout du monde ont bien en commun d’appartenir à la classe qui fait tourner la société, se fait exploiter, mais peut aussi renverser la table et tout changer !
Nos désaccords avec LFI et le PCF, entre autres, vont bien au-delà de simples « pinaillages » sur les revendications que nous pouvons porter dans nos programmes respectifs. Ils portent sur notre conception de la nature de l’État et sur le rôle de la classe des exploités pour son émancipation.
Nous n’avons que trop vu comment, partout dans le monde, des partis de gauche au pouvoir menaient la même politique capitaliste que les partis ouvertement bourgeois. Et pour cause ! Donner comme perspective de déléguer le pouvoir à des professionnels de la politique, dans le respect des institutions et l’attente passive de l’application de promesses électorales, c’est désarmer les travailleurs et travailleuses, lorsque le patronat, lui, ne fléchit jamais.
À la colère de notre camp, nous donnons au contraire la perspective de son organisation indépendante et de son unité, loin de toutes les fausses divisions chauvines, racistes ou sexistes qui ne font que l’affaiblir. Une perspective qui lui permettra, dans la lutte, de renouer avec les expériences du passé et de trouver des formes nouvelles d’organisation, pour aller au bout de sa lutte et mettre enfin en place une société nouvelle.
Jean-Baptiste Pelé
1 Marx, La Guerre civile en France, 1871 (https://www.marxists.org/francais/ait/1871/05/km18710530.htm)
2 Lénine, Les tâches du prolétariat dans la présente révolution, 1917 (https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/04/vil19170407.htm)
3 Marx, La Guerre civile en France.
4 Lénine, L’État et la révolution, 1917 (https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/08/er00t.htm)