Cet article a été publié en version originale sur le site de camarades d’un groupe trotskiste américain, Speak Out Now.
Des millions de personnes dans le monde ont été horrifiées par les images de l’explosion du train de marchandises 32N de la compagnie Norfolk Southern qui a déraillé le 3 février alors qu’il transportait des produits chimiques mortels dans une petite ville de l’Ohio. Finalement, toute la ville, East Palestine, a dû être évacuée, car les incendies générant des nuages de fumée toxique se sont poursuivis pendant cinq jours. La fumée contenait du phosgène, un gaz mortel utilisé dans la guerre des tranchées de la Première Guerre mondiale. Les chaînes de télévision se sont concentrées sur le danger encouru par les habitants de la ville et sur l’évacuation. Elles ont conclu leur reportage par la bonne nouvelle que personne n’avait été tué, même si personne ne sait quelles seront les conséquences à long terme de la pollution. À la fin de leur reportage, elles n’ont pas dit grand-chose sur la cause de cette quasi-catastrophe, qu’elles ont qualifiée d’accident.
Ce n’était pas un accident. Si les chaînes avaient accordé du temps d’antenne aux nombreux cheminots en colère et bien informés, le public aurait appris que, loin d’être un accident, ce qui s’est passé à East Palestine était la conséquence inévitable de la recherche de profits toujours plus importants menée par les patrons avides des grandes compagnies ferroviaires.
Au cours de la dernière décennie, touts les grands groupes de chemins de fer des États-Unis et du Canada ont réalisé des marges bénéficiaires record, jusqu’à 50 % en 2019 et 41 % l’an dernier. Ils ont réussi à réduire les effectifs d’un tiers alors que les profits ont explosé. Une technique clé de cette offensive est appelée « Precision Scheduled Railroading » (PSR, ou « circulations cadencées avec précision »), qui fonctionne en tandem avec des mesures incluant des licenciements pour diminuer le nombre de travailleurs. Le PSR oblige un nombre insuffisant de cheminots à travailler sur des journées de service intenables. L’une des conséquences du manque de personnel est que la direction annule régulièrement certaines tâches qui prennent du temps, mais contribuent à des circulations plus sûres.
En raison du manque de personnel et des horaires rigides du PSR, les wagons ne sont pas autorisés à rester dans les gares de triage assez longtemps pour que les travailleurs restants puissent effectuer les inspections appropriées et les réparations sur place. Faute de temps pour les inspections, les roues, les essieux et les attelages parfois fragilisés peuvent quitter les gares sans être réparés. La cause immédiate du déraillement du train 32N semble avoir été une telle défaillance, qui a entraîné l’avarie au milieu de son parcours prévu entre l’Indiana et la Pennsylvanie.
Lorsqu’elle a positionné les wagons du train 32N, la direction de Norfolk Southern a placé les lourds wagons-citernes transportant les produits chimiques toxiques et explosifs à l’arrière du train. Cela au risque qu’ils percutent les wagons précédents et fassent dérailler la majeure partie du train en cas d’arrêt d’urgence. Une procédure de sécurité établie de longue date consiste à charger les wagons les plus lourds directement derrière les locomotives encore plus lourdes qui tirent le train. Cependant, le positionnement correct des wagons de marchandises lourds lors de la formation d’un train peut prendre plus de temps et d’argent, ce qui est contraire aux objectifs de maximisation des profits du PSR.
Les travailleurs et les experts en sécurité ferroviaire se plaignent depuis des années de la façon imprudente dont les patrons des chemins de fer gèrent leurs entreprises. Il s’avère que le gouvernement a été et est toujours complice de longue date de leur insouciance. Par exemple, le ministère américain des transports (DOT) a édulcoré les règles de sécurité au point que le train 32N, long de 9300 pieds (2 kilomètres 800), tirant 151 wagons, dont 20 wagons remplis de produits chimiques toxiques explosifs, n’était pas considéré comme un « train inflammable à haut risque » par le gouvernement.
L’une des mesures de sécurité annulée sous les précédentes administrations démocrates et républicaines, exigeait que les compagnies ferroviaires améliorent la conception des freins, vieille d’un siècle. Actuellement, le système de freinage utilisé sur les trains de marchandises n’est pas instantané ; il procède de l’avant du train vers l’arrière, et sur un train de marchandises de plusieurs kilomètres, cela peut prendre plusieurs minutes. C’est aussi la raison fondamentale pour laquelle les wagons les plus lourds devraient se trouver juste derrière la locomotive. Les défenseurs de la sécurité proposent depuis près de dix ans que les chemins de fer soient tenus d’installer des freins « pneumatiques à commande électronique » (ECP). Ce système de freinage moderne – qui a été entièrement testé – fonctionnerait simultanément sur toute la longueur d’un train, ce qui lui permettrait de s’arrêter sur une distance plus courte, tout en éliminant le risque que les wagons à l’arrière heurtent les wagons devant eux, ceux qui ralentissent en premier.
Le ministère des transports justifie son refus d’ordonner aux chemins de fer d’adopter le système de freinage amélioré en invoquant « l’investissement en capital nécessaire ». Il donne l’impression que les chemins de fer, pourtant très rentables, ne pourraient pas se permettre ce coût. Il semble qu’au lieu d’investir dans le nouveau système de freinage, les patrons des chemins de fer préfèrent dépenser leurs gigantesques bénéfices dans des rachats d’actions qui ne profitent qu’aux cadres supérieurs et aux actionnaires de l’entreprise. Les règlements du ministère des Transports encouragent ce comportement dangereux.
Les chemins de fer continueront-ils à faire passer les profits avant toute autre considération ? Les cheminots ont commencé à s’exprimer et à tenir tête à leurs patrons arrogants. La plupart d’entre eux étaient prêts à faire grève contre leurs conditions de travail impossibles, qui compromettent directement et indirectement la sécurité du public et des travailleurs. Seul l’empressement de Biden et du Congrès à faire avaler aux travailleurs un contrat favorable aux patrons a arrêté ce mouvement, du moins pour un temps. Si les cheminots tirent les leçons de leur expérience immédiate avec le gouvernement (sans parler de l’histoire militante des cheminots), alors peut-être que la prochaine fois sera différente. Les problèmes qui provoquent la colère et appellent la riposte ne sont certainement pas en voie de résolution.
15 février 2023