Nos vies valent plus que leurs profits

Iran : « Notre révolution n’est pas à vendre » (interview)

Meysam al-Mahdi a commencé à travailler en mai 2006 comme journalier dans le restaurant de l’usine d’Ahvaz Steel, première aciérie d’Iran, dans le Khouzistan. Il a ensuite enchaîné des contrats temporaires dans le département de production, jusqu’à ce qu’il soit contraint de rejoindre la clandestinité et l’exil en 2019. Il revient sur les différentes luttes des dernières années pour mieux cerner le mouvement actuel.

Quelle est la place du mouvement ouvrier dans la révolte iranienne depuis plus d’une décennie ?

En 2008, des millions de manifestants déferlaient à Téhéran, c’étaient principalement les étudiants qui dirigeaient le mouvement. Au début des années 2010, on a vu resurgir la classe ouvrière dans la rue. La lutte de classe s’est renforcée durant les années qui ont suivi, à l’image de 2017 avec le mouvement contre la vie chère qui a pris jusque dans des toutes petites villes qu’on ne connaissait pas. Depuis, les rues d’Iran ne se sont jamais vraiment calmées. En 2019, la contestation s’est allongée et durcie, en se ralliant autour du mouvement ouvrier, avec les retraités et les enseignants notamment. On a fait de notre pauvreté, non pas un sujet de misérabilisme, mais un sujet de luttes, grâce auquel on a dépassé le statut de victime. La révolte actuelle est si horizontale qu’elle sera très difficile à stopper, malgré la répression et les arrestations de masse. La contestation ne part pas des appels des organisations, tout comme le slogan « femme, vie, liberté » qui, pourtant, reflète le mouvement ouvrier, qui l’a complètement adopté. Certains prétendent que ce slogan serait flou, alors qu’il est aussi clair que le soleil qui brille en Iran. Notre révolution n’est pas à vendre : que l’Otan et les puissances impérialistes l’entendent.

Comment se sont organisées les différentes mobilisations dans ton usine de 4 000 ouvriers à Ahvaz ?

En perdant les dernières illusions que certains entretenaient envers le gouvernement, l’idée de s’organiser sur une base de classe a émergé naturellement. Les conseils ouvriers sont la première instance qui donne de l’importance aux travailleurs. Notre douleur et nos conditions nous réunissent, sans qu’il y ait besoin d’un chef. En 2016, on a connu une première mobilisation à l’usine. On cherchait à organiser les collègues mais beaucoup restaient passifs, soit par indifférence, soit par manque de perspectives. Nos deux comités ne répondaient pas aux préoccupations des ouvriers, bien plus matérielles et immédiates à ce moment-là, comme le manque d’équipements de protection. Alors dans les ateliers les moins actifs, on venait pointer du doigt ce qui n’allait pas. On a passé deux ans et demi à discuter en comité, à former, à empêcher que des individualités ne se dégagent. En 2018, en même temps que la grève très relayée des conducteurs de bus de Téhéran, on a entamé une grève à Ahvaz, qui a pris aussi à l’usine de canne à sucre d’Haft-Tappeh. Elles ont duré 37 jours pour obtenir le versement de nos salaires. C’est là qu’on a vu de nouveaux comités – dont un comité de femmes – et qu’on a pu les lier entre eux. On a décidé en assemblée générale des comités d’aller stopper le boulot d’un autre atelier pour couvrir les collègues et leur permettre de s’arrêter. On a même pu faire le lien avec les ouvriers d’Haft-Tappeh : on manifestait en même temps, de façon coordonnée. Quand ils ont été arrêtés par la police, nous arrivions sur la fin de notre grève, mais on a décidé de la prolonger jusqu’à leur libération. Ça a été un événement majeur, les étudiants nous ont rejoints, avant de se faire arrêter à leur tour. On a renouvelé notre solidarité. La police a alors emprisonné 41 d’entre nous, chaque arrestation relançait le mouvement. Nous étions derrière les barreaux mais nos pensées vivaient dans la rue, les comités fleurissaient de partout.

Lorsqu’il a fallu négocier avec le gouvernement, nous avons toujours refusé d’avoir des représentants et mettions un point d’honneur à ce que le gouvernement négocie directement devant l’ensemble des grévistes. Ils sont venus nous raconter qu’on allait être payés… On a répondu qu’on avait bien touché nos salaires mais que cela ne suffisait plus, nos revendications s’étaient étendues.

Puis les quartiers pauvres, en périphérie, ont connu des inondations. On s’est rendu compte que des collègues reproduisaient ces modes d’organisation, en ouvrant un comité uniquement destiné à aider les sinistrés. Désormais les comités sont un vrai lieu d’échange, beaucoup de camarades demandent des conseils, partagent leur expérience.

Dans un pays pluriel comme l’Iran, quelles sont les difficultés à organiser les travailleurs, en surmontant leurs différences ?

Le système joue sur la division entre ethnies, genres, âges, tout ce qu’il trouve. À l’usine, ils accordent des avantages spécifiques et individuels ; les contremaîtres mènent un enfer particulier aux femmes… On a aussi des problèmes en dehors du boulot, alors nous devons faire converger nos luttes. Nous, les Arabes, avons toujours été traités de voleurs en Iran. On est présentés comme dangereux, ce qui crée un véritable mur entre la ville et les quartiers pauvres en périphérie, majoritairement arabes, avec beaucoup de chômage. Suite à une manifestation très violente avec des affrontements contre les bassidjis [miliciens du gouvernement], on a appelé en renfort les comités de quartier. Le lendemain nous étions bien plus nombreux que d’habitude, dont beaucoup d’Arabes et de chômeurs, on scandait « Exploitation, chômage, emblèmes du capitalisme » et on a réussi à faire reculer les bassidjis ! Le mouvement ouvrier doit répondre aux oppressions de genre, d’ethnie, etc. sous peine d’en mourir. Il faut inclure tout le monde, reconnaissons nos différentes oppressions. Il nous faut les admettre pour les surpasser.

Que peut-on faire pour aider la révolution en cours en Iran ?

Je ne pense pas qu’une « aide » soit nécessaire, nous devons faire ensemble. Beaucoup ont tenté de rassembler de l’argent pour nous soutenir, mais on n’en est pas là. L’important c’est de détruire l’image consacrée du mouvement actuel et du pouvoir en place. D’une part, nous ne voulons pas d’une révolution libérale, que ce soit clair. De l’autre, ce régime n’est pas anti-impérialiste. Il voudrait mettre nos conditions de vie sur le dos des sanctions de l’Otan, mais les drones qui nous surveillent pour mieux nous réprimer sont fabriqués avec des pièces européennes et américaines, donc il a bon dos l’embargo !

On ne mendie pas la solidarité, on cherche des solutions ensemble. En 2019, une de nos banderoles reprenait un slogan Gilet jaune. C’était une façon de se faire entendre au-delà de l’Iran. La révolution n’est pas le monopole d’un groupe ou d’une région, il faut partager des liens internationaux. Les dictatures des pays alentours nous empêchent de nous lier aux camarades voisins, alors on tente de le faire en passant par l’Europe. En Iran nous sommes exploités par des entreprises turques et chinoises, par exemple. Ensemble, nous pouvons faire pression sur nos patrons communs. La tâche est rude mais dans mon cerveau et dans mon cœur, le désespoir n’existe pas et on se reposera après la révolution.