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Tunisie. Campagne raciste pour tenter de détourner la colère sociale

C’est une véritable chasse aux migrants venus d’Afrique sub-saharienne, travailleurs, réfugiés ou étudiants, qu’a lancée le président tunisien Kaïs Saïed avec sa déclaration du 21 février dernier, les qualifiant de « hordes de migrants clandestins » qui seraient « à l’origine de violences et d’actes inacceptables » et menaceraient « l’identité “arabe et islamique” du pays ». Et, sur le ton très zemmourien du « grand remplacement », il ajoutait qu’« il existe un arrangement criminel préparé depuis le début du siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie […] pour en faire un pays africain seulement et estomper son caractère arabo-musulman ».

Les déclarations du président et les premières agressions racistes qui ont suivi ont suscité une vive réaction des milieux antiracistes : samedi 25 février, des centaines de manifestants, jeunes en grande partie, ont manifesté à Tunis à l’appel d’un collectif d’associations regroupées en un « Front antifasciste », brandissant des pancartes « Nous sommes tous des Africains », « À bas le fascisme, la Tunisie est une terre africaine », « Solidarité avec les migrants sans papiers ».

Critiqué par les ambassades des pays d’Afrique subsaharienne, Kaïs Saïed a fait mine de s’excuser auprès d’eux en déclarant, lors d’une entrevue avec le président de la Guinée-Bissau, qu’il n’y avait rien de raciste dans sa déclaration et que certains « ont voulu interpréter son discours à leur guise pour nuire à la Tunisie ». Car tous les Africains étaient ses « frères », a-t-il dit à cette occasion. Tout en ajoutant aussitôt qu’il n’en avait que contre les illégaux. Marine Le Pen pourrait dire la même chose. Et les étudiants originaires d’Afrique subsaharienne, qui se terrent dans les chambres de peur des agressions, n’ont aucune raison d’être rassurés de la promesse faite le 5 mars par le président tunisien d’améliorer leur situation.

Agressions, licenciements, expulsions

Depuis la déclaration présidentielle, on assiste à une vague d’agressions racistes dans tout le pays, et particulièrement dans les villes du sud ou cette immigration est plus nombreuse. Comme à Sfax où, dans la nuit de samedi 25 février au dimanche, quatre migrants subsahariens ont été agressés à l’arme blanche et leurs domiciles pillés par des agresseurs.

Un grand nombre des 21 000 migrants d’Afrique subsaharienne vivant en Tunisie auraient perdu leur travail et logement après les déclarations du président tunisien. Beaucoup d’étudiants originaires d’Afrique noire n’osent plus sortir de leur chambre avec les agressions qui continuent, menées par des bandes sous l’œil complice de la police. Les immigrés venus d’Afrique noire ne sont pas les seules victimes : il suffit d’avoir la peau noire, comme ces Tunisiennes qui ont dénoncé le fait d’avoir été agressées en plein Tunis, ou une autre embarquée par la police à Sfax dans une rafle de réfugiés avant d’avoir pu prouver son identité tunisienne pour être relâchée.
Depuis dix jours, ce sont quelques centaines de migrants venus de Côte d’Ivoire, de Guinée ou du Mali qui, expulsés de leur logement par les propriétaires, licenciés de leur travail, se sont réfugiés auprès de leurs ambassades, qui ont mis en place quelques charters de rapatriement.

Les gouvernements de ces pays n’ont en réalité protesté que très mollement contre la décision du président tunisien, se contentant vite de l’excuse avancée par celui-ci d’avoir été mal compris. Mais assurer des rapatriements est une façon de se donner le beau rôle. Pour les migrants qui avaient trouvé plus au nord un peu de travail et de moins mauvaises conditions de vie, c’est tout simplement le retour à la case départ.

Quant aux gouvernements européens (la France et l’Italie en premier), ils n’ont pas grand-chose à y redire, eux qui ont fait de la Tunisie un sas pour bloquer dans des camps les migrants venus d’Afrique subsaharienne qui tentaient de gagner l’Europe. Comme le ministre italien des Affaires étrangères qui, récemment, à la suite du naufrage d’un bateau de migrants au large de la Calabre, avait tenu à assurer à son homologue tunisien que « le gouvernement italien est à l’avant-garde pour soutenir la Tunisie dans ses activités de contrôle des frontières, dans la lutte contre la traite des êtres humains, ainsi que dans la création de voies légales vers l’Italie pour les travailleurs tunisiens et dans la création d’opportunités de formation comme alternative à la migration ».

Le racisme, un mode de gouvernement face à la crise sociale

Ce racisme existait déjà en Tunisie. Et ces dernières années, les agressions s’étaient multipliées, comme en juin 2021 dans la région de Sfax où près de 300 migrants s’étaient retrouvés à la rue, agressés et expulsés de leur logement, puis maltraités par la police appelée à leur secours. Un petit parti d’extrême droite, le Parti nationaliste tunisien, en a fait son fonds de commerce.

Si aujourd’hui c’est le président lui-même qui en fait sa politique, c’est qu’il espère y trouver un dérivatif au mécontentement social qui grandit face au chômage, aux pénuries et aux hausses des prix (plus de 30 % en un an pour les œufs ou la viande, 25 % pour l’huile, etc.) qui rendent la vie impossible. Un mécontentement général face à la détérioration des conditions de vie, comme à Sfax en novembre dernier où 2 000 manifestants exigeaient la démission du gouverneur (l’équivalent de nos préfets) pour son incapacité (ou manque de volonté) à résoudre le problème des déchets qui s’accumulent en ville, faute d’aménagement d’une nouvelle décharge. Dans tous les domaines, les conditions de vie empirent en Tunisie pour les classes pauvres, la grande majorité de la population.

De la démagogie populiste à un régime de plus en plus dictatorial

Le régime de Kaïs Saïed, président élu en 2019 et qui s’est arrogé tous les pouvoirs par ses coups de force de l’été 2021 (limogeage du gouvernement puis suspension du parlement), est de plus en plus dictatorial, maniant à la fois la démagogie populiste (et aujourd’hui raciste) et la répression.

C’est ainsi que parmi la fournée des opposants (il vaudrait mieux dire de ses concurrents potentiels),, il a fait arrêter au mois de février, au nom de la lutte contre la corruption, un riche homme d’affaires, Kamel El Taïef : une cible d’autant plus facile que celui-ci fut un temps éminence grise du régime de Ben Ali, qu’il avait aidé à prendre le pouvoir en 1987 lors du « coup d’État médical » qui avait renversé, sous prétexte de santé, le président Habib Bourguiba. Un peu comme en Algérie, pendant le Hirak, le général Gaïd Salah avait fait arrêter quelques grands patrons, question de donner le change aux slogans du « qu’ils s’en aillent tous, les voleurs » criés par les manifestants. De même, les quelques anciens ministres ou leaders politiques membres du parti islamiste Ennahdha ou des partis du Front de salut national (la coalition créée en mai 2022 autour d’Ennahdha) arrêtés en février l’ont tous été officiellement sous accusation de corruption, grief auquel on ajoutait la participation à un imaginaire « complot », le nouveau leitmotiv du président tunisien.

La manifestation du dimanche 5 mars organisée par le Front de salut national pour protester contre ces arrestations n’a pas rassemblé les foules. Pas tant parce qu’on avait interdit le parcours choisi par les organisateurs, que par le fait que le parti islamiste, qui s’était imposé comme le premier parti dans la première Assemblée élue après la révolution de 2011, s’est déconsidéré par ses années au pouvoir. Quant à la démagogie religieuse de celui-ci, Kaïs Saïed n’hésite pas à la reprendre à son compte.

Réactions bien modérées de l’UGTT

Plusieurs milliers de personnes par contre avaient participé la veille, le samedi 4 mars, à la manifestation organisée à Tunis par le syndicat UGTT à la fois contre la vie chère et les arrestations : « Liberté, liberté, à bas l’État policier », «  libérez les syndicalistes » côtoyaient parmi les slogans des « Stop à l’appauvrissement ».

Car la répression qui frappe le plus, et qui ne date pas de la récente vague d’arrestations de personnalités du monde politique, c’est celle des violences policières et des arrestations massives lors des explosions de colère. Comme lors des manifestations avec barrages devant la mairie et des émeutes de jeunes qui avaient éclaté à Zarzis en octobre dernier à la suite du naufrage d’un bateau de migrants tunisiens partis de cette ville côtière pour tenter de gagner l’Europe. Comme les arrestations massives de lycéens à Tunis en novembre alors qu’ils protestaient contre les conditions déplorables dans les établissements d’enseignements. Pour ne parler que des plus récentes. Et un syndicaliste, Anis Kaabi, a été arrêté fin janvier pour avoir organisé une grève du personnel des autoroutes : « les individus qui s’acharnent à bloquer les routes et les voies ferrées, ne doivent plus bénéficier de l’impunité », avait alors déclaré le président tunisien. C’est notamment sa libération que demandaient les manifestants du 4 mars.

Mais si la manifestation organisée par l’UGTT a été largement suivie, le ton du secrétaire général de la centrale syndicale était on ne peut plus modéré. C’est au président qu’il s’adressait pour l’appeler à cesser « ces pratiques d’arrestations » et « accepter le dialogue » afin d’aller vers « des changements pacifiques et démocratiques ». Et de rappeler qu’à l’opposé « des règlements de comptes et des propos [du président] qui divisent la société », le syndicat de son côté a pris l’initiative d’un nouveau « quartet » destiné à avancer des propositions de réforme pour sortir la Tunisie de la crise. Ce « quartet » d’organisations, lancé en janvier dernier par l’UGTT, regroupe la Ligue tunisienne des droits de l’homme, l’Ordre des avocats et une petite association pour les droits sociaux. À la différence du « quartet » de 2013 qui avait valu à l’UGTT de recevoir le prix Nobel de la paix pour ses efforts à sauver la paix sociale, ce quartet 2023 ne comporte pas le syndicat patronal, l’Utica. L’organisation patronale reste jusqu’à présent trop à la botte du président. Mais l’UGTT elle-même l’était jusque-là, ayant soutenu le coup de force de Kaïs Saïed de 2021 et les mesures d’exceptions qui avaient suivi.

Silence consentant des politiciens « démocrates »

Kaïs Saïed a bénéficié jusqu’à ce jour aussi du soutien tacite des politiciens dits démocrates. C’est lui qui aurait écarté du pouvoir le parti Ennahdha devenu trop envahissant à leurs yeux. Ce qui donne à Kaïs Saïed son rôle d’arbitre (et les moyens de sa politique pourrie de racisme), c’est aussi que tous ces partis politiques, y compris ceux qui se disent démocrates ou de gauche, se sont déconsidérés, ayant trahi tous les espoirs qu’avait soulevés le renversement de la dictature de Ben Ali en 2011.

Pourtant, que de louanges avait-on pu lire, dans la presse française notamment, sur cette Tunisie, bonne élève, modèle de démocratie renaissante ! Parce qu’elle aurait su réconcilier oppresseurs et opprimés avec la fameuse « justice transitionnelle » promue par l’ONU après la révolution de 2011, avait su recycler dans la vie politique, avec le parti Nidaa Tounes, tous les politiciens du régime Ben Ali, et faire sa place à l’islamisme dit « modéré » d’Ennahdha, qu’on comparait volontiers à la démocratie chrétienne en Europe.

Leçon de démocratie : Kaïs Saïed, ancien professeur de droit, déclarait en 2017 : « Y a-t-il eu un seul référendum organisé dans nos États arabes pour lequel le peuple n’ait pas répondu “oui” ? Les référendums sont un outil au service d’une dictature qui ne dit pas son nom. J’ai dit à plusieurs reprises à mes étudiants que je souhaite vivre le jour où un peuple arabe dira “non” à un référendum. » Vœu exaucé : à son référendum constitutionnel du 25 juillet 2022, 70 % des électeurs ont voté « non » avec leurs pieds… Mais la Constitution a été glorieusement adoptée par 94,7 % de « oui » : ceux des seuls 30 % d’électeurs qui sont allés aux bureaux de vote. Et pour l’élection en janvier dernier d’un nouveau Parlement, qui vient de prendre ses fonctions lundi 13 mars, seuls 11 % des électeurs se sont déplacés.

C’est sur cet écœurement de la population vis-à-vis du monde des politiciens tout entier que Kaïs Saïed a pu tabler pour se débarrasser de ses concurrents et s’attribuer tous les pouvoirs. Après avoir dissous un Parlement, changé la Constitution, le voilà qui a annoncé, le 9 mars dernier, la dissolution de tous les conseils municipaux élus en 2018, qui seront remplacés par des « délégations spéciales » composées de fonctionnaires nommés par le pouvoir.

Et si à force de vouloir devenir Ben Ali, Kaïs Saïed en avait la fin !

Pour la population tunisienne, les problèmes réels sont ailleurs : ils sont ceux de tous les jours, le chômage, l’inflation galopante, les pénuries de produits alimentaires essentiels comme la farine ou l’huile… La campagne contre les migrants venus d’Afrique noire maniée par le pouvoir pour servir de dérivatif à la colère, tombe au moment où tant de jeunes tunisiens ne rêvent que de faire comme eux, tenter leur chance dans des embarcations de fortune pour gagner l’Europe. La catastrophe de Zarzis montre à quel point leur sort est le même que celui de ces migrants venus de Côte d’Ivoire, du Mali ou du Burkina. Et cela pourrait bien demain les faire s’en sentir solidaires.
Le régime de Kaïs Saïed s’achemine vers le retour à une dictature à la Ben Ali, l’exacerbation du racisme anti-migrant en plus. Mais avec une population laborieuse dont les salaires sont de plus en plus rognés par la hausse des prix, avec une jeunesse prompte à descendre dans la rue et à braver la répression policière quand les injustices débordent, ce qu’on peut lui souhaiter c’est bien plutôt que, du précédent dictateur, il connaisse la fin.

Olivier Belin