
Exposition au musée Jacquemart-André, jusqu’au 3 août 2025
À la croisée de l’art et du combat, Artemisia Gentileschi, artiste italienne de la Renaissance, s’est imposée comme une pionnière qui fit de sa condition de femme une arme créatrice. Le musée Jacquemart-André lui consacre jusqu’au 3 août une exposition qui met en évidence la puissance d’une œuvre éminemment politique, majeure par l’affirmation de la vision d’une femme sur son temps
Naissance d’une virtuose du clair-obscur
Née en 1593 à Rome, Artemisia Gentileschi bénéficiera toute son enfance des enseignements de son père, le peintre Orazio Gentileschi qui travailla avec Caravage, initiateur de l’esthétique du clair-obscur. Le père reconnaîtra très vite le talent précoce de sa fille. Pour lui, elle surpasse de loin celui de ses frères qu’il formait conjointement. L’artiste s’imposa, dans un milieu exclusivement masculin, comme une figure incontournable de l’art italien de l’époque. À travers ses créations, elle déploya une vision singulière sur la place des femmes dans la société de la Renaissance, marquée par le patriarcat et le poids du religieux.
Une esthétique des femmes face aux oppressions
Dès Suzanne et les Vieillards, 1610 (les peintures citées sont accessibles en lien à la fin de l’article), à dix-sept ans, Gentileschi fait apparaître, à travers la représentation d’une scène biblique, la concupiscence de deux hommes âgés qui s’en prennent à la jeune Suzanne, nue, s’apprêtant à se baigner. Le regard des hommes sur la femme, largement montrée à l’époque comme objet suscitant sciemment le désir masculin – l’homme subirait la tentation féminine, source de péché – , est ici renversé : les deux vieillards sont en position d’agresseurs actifs tandis que Suzanne s’en défend, en posture de victime accablée par leur voyeurisme.
La revanche par la création
Cette approche audacieuse et avant-gardiste, tant sur les thèmes choisis que par le style baroque affirmé, caractérisera durablement les créations de l’artiste. Elles feront sans cesse écho à l’agression qu’elle a subie à dix-huit ans, lorsqu’Agostino Tassi, son précepteur, ami de son père, la viola et lui promit le mariage. Après plusieurs mois, Orazio Gentileschi finira par déposer plainte contre ce dernier. Le procès fut humiliant pour Artemisia : les juges, pour « valider son témoignage », la soumirent à la torture des lacs qui consistait à comprimer à l’aide de cordes les doigts des deux mains. Tassa sera condamné… avant d’être gracié l’année suivante sur ordre ecclésiastique.
Cet événement s’exprimera en filigrane dans de nombreux tableaux, comme dans Judith décapitant Holopherne (1612). Dans ce tableau, à la différence de Suzanne et les Vieillards, Gentileschi ne circonscrit pas la femme au rôle de victime : la perspective est retournée. On voit une Judith implacable et déterminée trancher nettement la gorge d’Holopherne. La puissance du geste, ferme et précis, ainsi que les traits impassibles de l’héroïne biblique transpercent quasiment le cadre, appuyés par les gerbes de sang s’écoulant jusqu’au pied de la toile. Les angles sont inversés par rapport à Suzanne et les Vieillards : c’est l’homme, Holopherne qui est écrasé et la femme qui agit. Cependant, ici, l’acte n’apparait pas scandaleux ou choquant : clair-obscur, solennité de la scène, la composition contribue – sans même connaître le récit de l’Ancien Testament – à comprendre la légitimité évidente de l’assassinat d’Holopherne. La masculinité destructrice est réduite à l’état animal : l’homme est égorgé comme une bête aux yeux vides, dénués d’âme.
Dans une version ultérieure du même motif, en 1620, Gentileschi ajoutera au bras gauche de Judith un bracelet symbolisant Artémis, déesse de la chasse et allégorie de la virginité.
Épisodes bibliques, historiques ou mythologiques seront régulièrement convoqués chez Artemisia comme moyen d’écrire son autobiographie en peinture : Cléopâtre, Lucrèce, Marie Madeleine… Autant de personnages auxquels elle prêtera ses traits comme une manière d’autoportrait cathartique, d’identification ou de projection d’elle-même via ces sujets féminins forts.
Une carrière engagée dans la bourgeoisie artistique de la Contre-Réforme
La période renaissante, et plus particulièrement celle de la Contre-Réforme, a permis à plusieurs femmes d’imprimer leur marque sur la production d’alors. Gentileschi est en cela une enfant du contexte dans lequel elle vécut. Héritière d’un riche patrimoine, éduquée, lettrée, intégrée dans le milieu de la création par son père, elle trouva dans l’esthétique dominante de son temps – caractérisée par le nu, le naturalisme, l’érotisme plus ou moins latent, les thèmes religieux, mythologiques et épiques – le moyen d’en chambouler les discours et les méthodes. Elle rivalisa constamment d’ingéniosité et affirma son indépendance : usage de l’autoportrait face à l’interdiction cléricale d’utiliser des modèles déshabillés ; création de son propre atelier à Naples ; voyages en Europe pour obtenir la reconnaissance de l’aristocratie et soutien financier de la famille Médicis.
La peintre dut faire preuve de mille parades. Elle devint également femme d’affaires pour faire face à la méfiance de pairs masculins et de ses commanditaires. Elle ne reçut que rarement des avances pour ses commandes, payant tout de sa poche et accumulant les impayés, devant prendre sur elle d’aller à la rencontre des cours européennes pour faire la promotion de son art. Elle écrivit, en 1649, à la fin de sa vie, sa réputation alors a priori acquise : « Ma qualité de femme laisse un doute tant qu’on n’a pas vu l’œuvre. »
La biographie d’Artemisia Genteleschi raconte le parcours complexe d’une femme issue de la bourgeoisie pour s’affirmer au sein de sa classe sociale. Elle parvint à mettre en lumière des personnalités féminines qui contrecarrent la barbarie banalisée des hommes et à détourner les codes artistiques de la Contre-Réforme en les bousculant, en y apposant un point de vue diamétralement antagonique.
Une postérité tardive : la mise au ban des femmes artistes
Ayant obtenu la notoriété de son vivant, l’artiste ne fut toutefois exhumée de l’oubli qu’au cours du XXe siècle. Ce traitement discriminant des créatrices ou inventrices, dans l’art, la science et les techniques, est symptomatique de l’hégémonie dominatrice et vampirisante des hommes dans tous ces domaines jusqu’à aujourd’hui. Qu’il s’agisse de leur bataille permanente pour vivre de leur travail – entre obligations maritales, assignation domestique et mépris sexiste institutionnalisé –, d’hommes artistes qui leur firent de l’ombre ou les détruisirent, de l’acharnement avec lequel leur postérité fut enterrée ; elles furent pourtant chaque fois déterminantes, leurs interventions dans ces divers champs prenant d’emblée une dimension politique importante. Berthe Morisot, figure de proue du mouvement impressionniste, sera négligée par les musées pendant presque un siècle ; Dora Maar vit sa carrière détruite par les humiliations de Pablo Picasso. La femme a été, et est encore, le plus souvent cantonnée à la fonction de muse, bornée à la vision strictement masculine…
En outre, on a parfois tendance à réduire la touche d’Artemisia Genteleschi à l’influence du Caravage, alors même que le traitement de certains des sujets qu’ils abordèrent tous deux se trouve aux antipodes l’un de l’autre (cela est éloquent lorsque l’on compare leurs Judith respectifs). Constatons également à quel point un seul nom peut éluder tous les autres : on retient Gentileschi tout en invisibilisant ses consœurs contemporaines. Elles sont pourtant nombreuses ! Lavinia Fontana excellait en tant que portraitiste de personnalités humanistes et s’employait comme Gentileschi à la pratique de l’autoportrait, Fede Galizia peindra également son Judith en lui apprêtant fierté et satisfaction dans son geste.
À ces égards, la peintresse renaissante ne fut pas simplement une grande peintre du XVIIe siècle : elle fut architecte d’une vision du monde où son genre, longtemps réduit au silence ou au cliché de la muse passive ou de la pécheresse (Ève étant la première d’entre elles), prend en main les ressorts du récit et de la représentation. Son pinceau, affûté par une conscience aiguë des injustices qu’elle a connues, donna corps à des héroïnes qui résistent, frappent, choisissent, s’émancipent. Si ses tableaux furent longtemps relégués au second plan, ils brillent aujourd’hui d’un éclat intact. Ils incarnent une lutte toujours actuelle devant l’invisibilisation systémique des femmes : celui pour la reconnaissance de leur rôle dans l’histoire de l’art – et dans l’histoire tout court.
Marc Charlin
Œuvres mentionnées
Suzanne et les vieillards, Artemisia Gentileschi, 1610

[Cliquer pour ouvrir sur Wikimedia]
Judith décapitant Holopherne, Artemisia Gentileschi, 1613

[Cliquer pour ouvrir sur Wikimedia]
Cléopâtre, Artemisia Gentileschi, 1634

[Cliquer pour ouvrir sur Wikimedia]
Judith et Holopherne, Caravage, 1599

[Cliquer pour ouvrir sur Wikimedia]
Judith avec la tête d’Holopherne, Fede Galizia, 1596
