Au premier étage de la tour Eiffel, 72 noms de scientifiques, choisis par Gustave Eiffel lui-même, sont inscrits en lettres dorées. Pour une pratique collaborative comme la science, 72, c’est bien peu, et ils sont nombreux à mériter de voir leur nom figurer sur cette frise. Mais le plus révoltant parmi tout ça reste qu’il n’y a pas une seule femme ! 136 ans plus tard, le 5 septembre 2025, une commission du CNRS propose d’inscrire 72 noms de femmes scientifiques, au-dessus de la frise des 72 hommes. Mieux vaut tard que… Mais il faudra attendre moult démarches administratives, pour que ce simple hommage en lettres dorées vaguement féministe se concrétise… peut-être.
Nos Rencontres d’Eté Révolutionnaires du mois d’août n’ont pas eu besoin de franchir un labyrinthe administratif pour présenter un atelier intitulé « Les femmes dans l’histoire des sciences », désormais retranscrit en une brochure déjà disponible sur notre site, sous le titre « La place des femmes dans l’histoire des sciences modernes – Portraits de scientifiques injustement oubliées ». Simples exemples parmi des centaines d’autres dans le monde : huit biographies scientifiques de femmes de science.
Hier comme aujourd’hui, on ne compte plus les publications scientifiques de pontes qui s’attribuent les travaux de leurs élèves, sans les nommer bien entendu. Comment s’étonner, dès lors, que, précaires parmi les précaires, les femmes scientifiques aient été et soient victimes de ces coups bas ? Leur invisibilité dans les domaines scientifiques se manifeste notamment par l’attribution, ou plutôt la non-attribution, du prix Nobel : depuis qu’il a été créé en 1901, il a récompensé 895 hommes mais seulement 65 femmes, dont 5 physiciennes et 8 chimistes. En 2024 encore, sur 11 lauréats, une seule femme, la Sud-Coréenne Han Kang, s’est vu décerner le prix.
Les femmes sont donc souvent les oubliées de la science. Certaines ont simplement été oubliées, leurs découvertes étant reconnues et valorisées, mais sous une forme anonyme. D’autres ont vu leurs travaux purement et simplement dérobés par d’autres, des hommes qui ont récolté tous les honneurs alors que tout le monde savait qui avait réellement réalisé les expériences. Leurs travaux ont permis à d’autres de remporter le Nobel qui leur était dû.
Toutes ces femmes ont été brimées, spoliées, mais ce n’est évidemment pas ainsi qu’elles se voyaient ! Elles étaient avant tout des scientifiques. Leur rendre hommage ne peut pas consister à les présenter en victimes, mais nécessite de montrer l’importance de leurs travaux. C’est pourquoi les différents camarades qui ont sorti de l’oubli ces quelques scientifiques, ont tenu à résumer le contenu de leurs recherches, sans être trop technique. Jusque quelques mots, ci-dessous, sur chacune d’elles.
Ida Tacke Noddack 1896-1978

et l’intuition de la fission nucléaire
Jusqu’en 1934, la physique nucléaire expliquait la radioactivité par l’ajout d’un neutron, une petite particule, au noyau d’un atome d’uranium. À cette date, Ida Tacke, propose un nouveau modèle : le neutron provoque la fission, c’est-à-dire la séparation, du noyau d’uranium en deux autres atomes plus petits et fortement radioactifs. Son hypothèse, bien que brillante, passa relativement inaperçue.
Lise Meitner 1878-1968

et la mise en évidence de la fission nucléaire
En 1939, avec son collaborateur allemand Otto Hahn, elle met en évidence un nouvel élément, le baryum et utilise les nouveaux accélérateurs de particules pour prouver la véracité du modèle d’Ida Tacke ! C’est la fission nucléaire. Otto Hahn a reçu le prix Nobel en 1944 et est considéré comme un des pères de la physique nucléaire. Pourtant, il y a un problème dans cette équation : où est passée Lise ?
Rosalind Franklin 1920-1958

et la structure tridimensionnelle de l’ADN
La découverte de la structure en double hélice de l’ADN est liée aux noms de Watson et Crick, qui ont remporté le prix Nobel en 1962. Mais il y a un autre nom, oublié : celui de Rosalind Franklin, spécialiste en cristallographie. Cette technique lui a permis de capturer l’organisation spatiale de la molécule d’ADN. Une première ! Elle avait laissé son collègue Wilkins accéder à ses clichés, sans se douter qu’il allait les transmettre, sans son accord, à James Watson et Francis Crick, qui ramassèrent tous les honneurs.
Marthe Gautier 1925-2022

et la découverte de la trisomie 21
Un soir, Marthe Gautier compta les chromosomes d’une cellule d’un enfant atteint du syndrome de Down, et crut se tromper en comptant 47 chromosomes au lieu de 46. Mais le lendemain, lorsqu’elle recompta, elle en trouva toujours 47 ! Marthe venait de découvrir l’origine de la maladie : un chromosome surnuméraire, plus exactement un troisième chromosome 21, alors qu’il ne devrait y avoir qu’une paire, d’où l’appellation de « trisomie 21 ». C’était une découverte majeure. Jérôme Lejeune, un chercheur du CNRS, prit les photos des lames préparées par Marthe Gauthier, et se mit comme principal signataire de l’article…
Henrietta Swan Leavitt 1868-1921

et le calcul de la distance entre la Terre et les étoiles
Les observations qu’elle fit en astronomie sur des étoiles « clignotantes », les Céphéides, ont abouti à une loi permettant de mesurer la distance d’étoiles relativement lointaines à la Terre. Jusque-là, on pensait l’univers limité à la Voie lactée. Or ces distances étaient bien plus grandes que le diamètre de la Voie lactée. L’Univers s’est élargi d’un seul coup… Sa découverte est toujours utilisée, mais on la désigne souvent sous le nom de « Relation Période-Luminosité des Céphéides » et non loi de Leavitt, contrairement à tant d’autres lois en astrophysique !
Sophie Germain 1776-1831

et la démonstration partielle du théorème de Fermat
Le contexte de la Révolution française ouvrit des portes à la mathématicienne Sophie Germain, mais elle dut emprunter l’identité d’un élève masculin, pour obtenir les polycopiés de l’École polytechnique. Elle s’est surtout intéressée à la théorie des nombres et eut une correspondance abondante avec le plus grand spécialiste de l’époque, Carl Friedrich Gauss. Elle est la première à avoir démontré le théorème de Fermat pour toute une classe de nombres liés à des nombres premiers nommés depuis Nombres premiers de Germain.
Sur son certificat de décès (1831), elle est présentée comme « rentière », ce qui, à cette époque, était plus honorable pour une femme que d’être « mathématicienne »…
Chien-Shiung Wu 1912-1997

et la radioactivité β
Wu est née en 1912 en Chine, émigra aux États-Unis puis contribua au projet Manhattan, le projet de recherche du gouvernement américain visant à fabriquer une bombe atomique. Son apport majeur est issu de ses recherches après-guerre. En 1965, Wu publia un livre intitulé β decay [La désintégration β], dans lequel elle décrivit ce mécanisme particulier de radioactivité. Ce sont ses collaborateurs Lee et Yang qui vont recevoir le Nobel en 1957.
Hilde Mangold-Pröscholdt 1898-1924

et la découverte de l’induction embryonnaire
Entre 1919 et 1923, l’effervescence révolutionnaire en Allemagne s’accompagna d’une libéralisation des sciences et de l’enseignement, ouvrant davantage l’accès aux femmes. Hilde Mangold pratiquait l’embryologie expérimentale, méthode novatrice remplaçant l’observation seule. Ses travaux ont largement fait progresser les connaissances en embryologie. Hilde Mangold est morte accidentellement à l’âge de 26 ans. Sa thèse permit à son patron, Spemann, de recevoir le prix Nobel, sans qu’il soit davantage question de Hilde Mangold. En plus d’être un voleur, Spemann était un nazi…