
La victoire de Mamdani à la mairie de New-York a résonné bien au-delà de la grosse pomme. Jeune, né à l’étranger, socialiste, musulman, ouvertement pro-Palestinien… Victoire surprise, portée par une campagne militante du groupe Democratic Socialists of America (DSA) de New-York, dont Mamdani est un dirigeant et qui revendique 10 000 membres (80 000 au niveau national), qui a mobilisé 100 000 bénévoles pour glaner un million de voix. Un score exceptionnel – il faut remonter aux années 1960 pour trouver un maire si bien élu – même si la ville compte 8,5 millions d’habitants et 4,9 millions d’inscrits sur les listes électorales.
Le fait qu’il accepte de s’afficher dans le bureau ovale moins de deux semaines après son élection indique la volonté de Trump de l’humilier et le peu de résistance que le nouveau maire de New-York semble prêt à exercer. Car s’il a été élu sur la base du rejet de l’extrême droite, il ne fait pas mystère de sa volonté de maintenir son action dans les étroites limites des institutions et sous la férule du Parti démocrate.
La coalition anti-Mamdani : les milliardaires, Trump, l’establishment démocrate
Mamdani est apparu comme l’anti-Trump. La Maison-Blanche lui a bien rendu durant la campagne, voici ce qu’écrit Jacobin (publication principale de DSA, Luke Savage).
« En effet, depuis sa progression dans les sondages au printemps dernier, la coalition d’opposition à Zohran Mamdani s’est étendue du New York Post aux comités de rédaction du New York Times et du Wall Street Journal. Elle comprend désormais également la Maison-Blanche de Trump et Elon Musk, sans oublier Bill Ackman, Michael Bloomberg, le magnat de l’immobilier Ronald Lauder et la constellation de ploutocrates qui ont injecté plus de 40 millions de dollars de fonds extérieurs dans la campagne, en plus des plus de 12 millions de dollars dépensés directement par l’équipe de campagne de Cuomo.
Cette coalition inclut également les dirigeants officiels du Parti démocrate, notamment Hakeem Jeffries et Chuck Schumer (tous deux originaires de New York), ainsi que la sénatrice Kirsten Gillibrand qui a notamment affirmé lors d’une interview radio que le candidat de son propre parti à la mairie, pourtant dûment élu, avait fait des “allusions au djihad mondial”. Elle a rassemblé des suprémacistes blancs déclarés comme Stephen Miller et des politiciens libéraux qui, en 2020, ont ostensiblement revêtu des tissus Kente et scandé « Black Lives Matter ». Il va sans dire qu’elle a également inclus des organisations telles que l’American Israel Public Affairs Committee, l’Anti-Defamation League et le lobby israélien. »
La victoire électorale obtenue contre ce large front montre une potentialité politique : il existe un milieu parmi la jeunesse et les classes populaires qui cherche des moyens pour battre l’extrême droite et tous ceux qui lui pavent la voie et qui n’hésite pas à voter, voire à donner du temps, pour des idées comme le soutien à la Palestine ou le combat contre le pouvoir des milliardaires.
La campagne de Mamdani
Mamdani a axé sa campagne sur trois mesures qui relèvent de « l’abordabilité » (affordability, un néologisme qui est repris par tous les politiciens y compris Trump et Vance depuis sa victoire) : gel des loyers, des bus plus rapides et gratuits et une garde d’enfants « universelle » (sous-entendu gratuite et systématique). Il a chiffré ces dépenses à 10 milliards par an – le budget de la ville est de 115 milliards de dollars. Il propose de trouver l’argent en coupant dans la « bureaucratie » et surtout en « taxant les riches ».
« L’abordabilité » présente le problème du pouvoir d’achat sous l’angle de la consommation et laisse de côté la question des salaires, et donc de l’affrontement au patronat sur les lieux de travail. Cela n’est pas une simple omission liée au caractère local de la campagne puisque les salaires minimums sont fixés par les collectivités locales. À New-York, il est à 16,50 dollars de l’heure, particulièrement faible, de même qu’à Chicago. Le programme de Mamadani prévoit un effort pour le porter à 30 dollars d’ici 2030 mais il n’en a jamais fait un axe de sa campagne.
Ce programme est présenté par DSA comme « positif » et « orienté vers les questions de classe ». Si Mamdani n’a pas varié sur son anti-racisme et son soutien à la cause palestinienne, il n’a pas fait de questions « identitaires » l’alpha et l’oméga de sa campagne, contrairement à ce qu’ont fait les Démocrates, y compris « progressistes » pendant des années. Mettre la « question sociale » au centre, c’est certainement nécessaire, mais quand celle-ci est instrumentalisée à des fins électorales et résumée à un « vrai populisme économique », par opposition au « faux populisme » de Trump, on voit toutes les limites d’une telle stratégie. Les publications de DSA n’hésitent d’ailleurs pas à encenser la campagne d’un certain Osborn, vétéran et syndicaliste dans l’industrie, qui s’est présenté en indépendant dans le Nebraska avec un programme nationaliste anti-migrants et une plateforme économique pro-travailleurs… De fait, les méfaits de l’impérialisme américain, de ses politiques tour à tour libre-échangistes et protectionnistes prises en défense exclusive du grand capital sont volontairement passées sous silence.
Les publications de DSA présentent le programme de Mamdani comme volontairement minimaliste (c’est le moins qu’on puisse dire). Il est certain qu’il ne contribue certainement pas à diffuser des illusions sur le « socialisme dans une seule ville ».
Ce programme n’est donc pas conçu comme une proposition de changement de société. Mais il n’est pas non plus conçu comme un programme de lutte. Bien sûr Mamdani se présente sur les piquets de grève – il vient d’apporter son soutien aux piquets de Starbucks en tant que « maire élu » (il prendra ses fonctions en janvier). Mais Mamdani ne fait pas des grèves une arme politique. Il s’agit pour DSA de faire une double démonstration tactique : d’abord des « socialistes » sont capables de gérer une très grande machine administrative et ensuite ils sont capables d’obtenir des améliorations à la marge dans le sens des intérêts des travailleurs.
Derrière cette tactique électorale gestionnaire, il y a une stratégie politique qui consiste à démontrer que, au sein du Parti démocrate, ce sont les dirigeants de l’aile gauche (aile gauche qui va au-delà de DSA avec Sanders, Alexandra Occasio-Cortez, etc.) qui sont les meilleurs opposants à Trump.
Une ambition gestionnaire qui est loin d’être une première
DSA et Mamdani lui-même se sont référés dans leur campagne à Fiorello La Guardia, maire de New York entre 1934 et 1943, qui a procédé à de grands travaux et investissements en profitant du New Deal de Roosevelt et de l’économie de guerre. Ils sont fiers de se présenter comme des « sewers socialists » ou « socialistes des égouts » comme les appelaient les opposants de gauche (terme à l’origine péjoratif lancé par la droite) des nombreux maires socialistes de grandes villes qui ont gouverné entre 1910 et 1960 aux États-Unis. Issus en général du vieux « Socialist Party » qui n’avait pas rejoint le mouvement communiste après la révolution de 1917, ces maires sociaux-démocrates ont rejoint le Parti démocrate après que Roosevelt et son New Deal ait pris la main.
Mamdani aime à dire que le meilleur maire qu’il a connu dans sa vie était Bill de Blasio (maire de 2014 à 2021), qui, lui, n’avait rien de socialiste mais appartenait à l’aile « progressiste » du Parti démocrate. DSA avait déjà réussi à faire élire un maire de New York, David Dinkins, premier Noir à l’hôtel de ville entre 1990 et 1993. Inutile de dire que ces expériences récentes n’ont pas changé la vie des travailleurs de New York, utile de rappeler par contre que ces démocrates « progressistes » ou « socialistes » ont déjà leur part de responsabilité dans l’état actuel des choses.
Chicago est elle-même dirigée depuis 2023 par un maire qui appartient à la gauche du Parti démocrate. Contrairement à Mamdani, qui n’a jamais travaillé et est le fils d’un universitaire et d’une artiste, Brandon Johnson a longtemps enseigné dans le primaire. Il a dirigé une grève massive contre la privatisation des écoles par l’ancien maire proche d’Obama, Rahm Emmanuel, et a accédé ensuite à des responsabilités dans le syndicat d’enseignants Chicago Teachers Union (CTU). Mais ses résultats après deux ans à la mairie sont inexistants et la dynamique électorale qui l’avait porté semble essoufflée. La ville de Chicago a été ratissée cette année par l’ICE et la police municipale a collaboré en réprimant celles et ceux qui tentaient de s’opposer aux rafles.
Pour l’instant, Mamdani a nommé son « équipe de transition » en attendant sa prise de fonction. Elle est constituée de cinq femmes dont une ancienne haute fonctionnaire de l’administration de De Blasio et l’ancienne dirigeante de la Federal Trade Commission (FTC, agence fédérale qui veille à l’application des lois anti-trust) sous Biden. Cette dernière est à la fois une haute fonctionnaire qui a œuvré dans l’administration de « Genocide Joe » et une des bêtes noires de Trump et des milliardaires de Wall Street de par sa fonction. Mamdani a aussi promis de prolonger le mandat de la préfète de police qui s’est illustrée par son soutien sans faille aux exactions racistes du NYPD, la police municipale de New York.
Mamdani aura-t-il les moyens d’appliquer son programme ?
Non, il n’en a pas les moyens et il l’a annoncé à ses électeurs : il lui manque 10 milliards et il veut les obtenir en taxant les riches. Or, c’est l’État de New York qui a le pouvoir de lever des impôts et il est dirigé par Kathy Hochul, une démocrate « centriste ». Celle-ci a choisi de soutenir Mamdani (tardivement), comme une majorité des dirigeants et élus locaux du Parti démocrate, à partir du moment où il a gagné les primaires. Mais elle s’est toujours opposée à taxer les riches : « Je ne veux plus perdre de gens au profit de Palm Beach », a-t-elle annoncé.
La proposition stratégique de DSA est donc de tordre le bras à la gouverneure pour obtenir une taxe au demeurant très modeste. Les leviers dans cet affrontement au sein du Parti démocrate sont essentiellement électoraux (ce qui n’est pas contradictoire avec des campagnes de meetings voire des manifestations de rue) : DSA aurait désormais les moyens de faire concourir des candidats aux primaires démocrates qui peuvent menacer des caciques. Mais DSA annonce pour l’instant préférer un compromis avec le reste du Parti démocrate (dont la gouverneure) : la presse rapporte que Mamdani a découragé DSA de présenter des candidats concurrents face à Hakeem Jeffries (membre dirigeant du Parti démocrate au Congrès). Cette tentative d’apaiser la majorité a pour but de maximiser les chances Démocrates aux élections de mi-mandat l’an prochain. À peine seront-elles terminées que la primaire pour la présidentielle 2028 sera lancée… ce qui n’augure pas de la possibilité ni de la volonté réelle d’une rupture franche avec l’establishment démocrate.
L’affrontement qui vient avec Trump ?
La vérité est que DSA, et plus largement l’aile gauche du Parti démocrate, ne sera pas jugée sur des résultats de long terme sur le plan municipal à New York. La victoire de Mamdani est une étape dans la polarisation politique liée à la vivacité des sentiments anti-Trump. Cette aile gauche Démocrate vise à démontrer qu’elle est l’opposition la plus résolue à Trump afin d’emporter les primaires de 2028.
Mamdani s’est adressé à Trump lors de son discours de victoire en annonçant que : « Ce n’est pas seulement ainsi que nous arrêterons Trump [en appliquant notre programme] ; c’est aussi ainsi que nous arrêterons le prochain. » Et vers la fin de son discours : « Nous n’aurons plus besoin de consulter les livres d’histoire pour prouver que les Démocrates peuvent oser viser l’excellence. »
Hors du Parti démocrate point de salut… Cette stratégie est justifiée par les obstacles anti-démocratiques à se présenter en indépendant, mais elle traduit en réalité une vision exclusivement électorale de la construction d’une opposition à Trump. Elle condamne ceux qui la suivent à la dépendance envers le Parti démocrate, à tout le Parti démocrate, qui est dans son écrasante majorité et dans toutes les décisions qui comptent le parti d’une fraction de la bourgeoisie impérialiste. Non seulement engager une primaire Démocrate en tant que « socialiste » a condamné Sanders à soutenir Biden en 2020 (tandis que Cuomo, qui avait perdu la primaire face à Mamdani, ne s’est pas gêné pour se présenter aux élections générales contre lui), mais même si un membre de l’aile gauche Démocrate l’emportait aux primaires de la présidentielle, il ferait face à un tel appareil, construit par et pour la grande bourgeoisie depuis des dizaines d’années, qu’il n’aurait pas d’autre choix que d’abandonner l’essentiel de son maigre programme.
Cette stratégie de DSA est une impasse pour quiconque cherche à construire le parti des travailleurs qui manque cruellement aux États-Unis. La dérive constante vers la droite des publications de DSA depuis les débuts du « renouveau socialiste » aux États-Unis (qui a surgi dans la jeunesse après la crise de 2008 et les mobilisations « Occupy ») en est un symptôme. Le fait que Sanders et ses camarades de la gauche démocrate aient été de fidèles soutiens de Biden (avec des votes pro-Israël ou anti-grèves), et même de la campagne de Harris, en est une démonstration. La responsabilité de l’administration Biden et de tous ceux qui l’ont soutenu dans le retour de Trump est écrasante.
Pour en revenir à Trump, lui, contrairement aux Démocrates, n’a aucun intérêt à attendre l’ élection de 2028. Il vient de faire passer en force (et avec le soutien de six sénateurs Démocrates) sa « Big Beautiful Bill » qui coupe l’aide alimentaire et l’aide médicale à des millions de travailleurs au profit d’abattements d’impôts pour les riches. Il a envoyé la garde nationale et l’infâme ICE dans de nombreuses grandes villes dont Chicago et Los Angeles.
Il a promis d’arrêter et de déporter Mamdani, d’envoyer la garde nationale et l’ICE à New York et de couper les fonds fédéraux à la ville (environ 15 % du budget) comme mesures de rétorsion. S’il va au bout de cet affrontement, il faudra alors que les travailleurs et la jeunesse de New York repoussent ces assauts contre Mamdani. Non pas comme un soutien à ses ambitions mais dans le but de se défendre eux-mêmes, avec leurs propres armes, sans attendre une quelconque échéance électorale, et y compris contre la volonté de Mamdani lui-même s’il le faut – qui sera tenté comme son homologue de Chicago de s’opposer voire de réprimer les protestations.
Renforcer les organisations révolutionnaires
La mécanique en cours autour de DSA, Mamdani et du Parti démocrate est similaire à ce qu’on observe dans d’autres pays, dont la France autour de la FI et du PS. Nous y avons consacré un dossier récent :
« De larges fractions de la jeunesse et du monde du travail sont révoltées par la démagogie anti-ouvrière, raciste, anti-migrants et militariste et de ce fait immunisées contre l’extrême droite et tous ceux qui lui courent après. C’est ce ressentiment légitime que tentent de canaliser dans le cadre du capitalisme des mouvements qui se présentent comme plus radicaux, voire en « rupture », comme Podemos, Die Linke, La France insoumise, Your Party de Corbyn ou DSA. Certains de ces partis ont déjà connu une poussée électorale dans la décennie 2010. Mais sans autre perspective qu’une arrivée rapide au gouvernement et donc à la gestion des affaires de la bourgeoisie, ils se sont condamnés à des alliances avec les partis avec lesquels ils prétendaient rompre. Sanders a rallié Biden, Podemos le PSOE de Sánchez, Die Linke a gouverné des Länder avec le SPD et Mélenchon a remis en selle le PS avec la Nupes puis le NFP. Seul Syriza en Grèce a démontré que cette gauche prétendue “de rupture” pouvait trahir même en gouvernant sans les vieux PS détestés ! »
« Cette “gauche de la gauche” connaît aujourd’hui un nouvel essor en tentant de canaliser les aspirations de la jeunesse. Mais la radicalité de son discours d’opposition ne dépasse pas celle de la gauche institutionnelle sociale-démocrate ou stalinienne des années 1970 » voire tente de remettre au goût du jour le « municipalisme » et le « kautskysme » comme DSA le fait aux États-Unis.
« La situation est pourtant marquée par une polarisation politique entre deux camps inconciliables : les travailleurs et la jeunesse d’un côté et la bourgeoisie de l’autre. Si ce sont les milliardaires et leurs serviteurs politiques d’extrême droite qui engrangent les succès électoraux, la lutte des classes est bien là. En témoignent les révoltes de la “GenZ” qui secouent le Pérou, Madagascar, le Maroc ou le Népal. En témoignent aussi les grèves générales massives et parties de la base qui ont réveillé une radicalité ouvrière dans l’Italie de Meloni – et qui représentent un espoir concret d’infliger des reculs à cette extrême droite conquérante. » Aux États-Unis aussi, les manifestations No Kings ou les groupes de base d’autodéfense ouvrière ou communautaire contre les rafles de l’ICE sont des formes d’organisation prometteuses.« Ces mouvements de révolte de la jeunesse ou de grèves des travailleurs sont le seul remède non seulement pour combattre l’extrême droite mais aussi le système capitaliste qu’elle défend. Dans ces luttes, nous proposons l’unité d’action la plus large. Mais sur le terrain de l’organisation politique, l’urgence est à la construction d’une force révolutionnaire qui s’appuie sur ces mouvements, ne cherche pas à les canaliser dans les urnes, mais au contraire à en faire l’instrument d’une politique en faveur des classes populaires : élargir les brèches ! Un pôle des révolutionnaires qui affirme son ancrage ouvrier, sa solidarité avec les révoltes de la jeunesse contre toutes les oppressions, sa perspective d’une société communiste, en toute indépendance de la gauche institutionnelle. »
C’est une question de choix politique : il n’y aucune raison objective à ce que tous les jeunes révoltés par la crise des subprimes, la gestion du Covid ou le génocide à Gaza aient été entraînés dans les calculs électoraux du Parti démocrate. Il est à noter que certains courants d’extrême gauche ont rallié DSA avec armes et bagages, et que certains jeunes dirigeants d’organisations trotskistes comme la défunte ISO sont les mêmes qui aujourd’hui élaborent la « stratégie » de DSA. Aux États-Unis, l’urgence est à l’affirmation d’un pôle des révolutionnaires qui affiche sa perspective communiste et sa volonté de construire un parti des travailleurs en toute indépendance des deux partis bourgeois.
Raphaël Preston