Nos vies valent plus que leurs profits

Eleanor Marx (1855-1898), quand l’époque vous rattrape

Épisode du podcast Toute une vie, disponible sur France Culture depuis le 23 février 2025

« Elle porte le poids de son père, de la révolution et de sa condition de femme. » Tout commence en Angleterre, où Karl et Jenny Marx ont obtenu l’asile politique. Leur plus jeune fille, Eleanor, surnommée « Tussy », naît dans le bouillonnement internationaliste d’un foyer où on accueille des réfugiés politiques de toute l’Europe, des révolutionnaires du Printemps des peuples à ceux de la Commune de Paris. Elle meurt 43 ans plus tard, d’un suicide.

Mais qu’est-ce qui pousse une femme décrite comme vivace, courageuse, déterminée, animée par les idées socialistes, à se donner la mort ? La révolution qui ne vient pas ? Le réformisme ? Les tentatives de mainmise du Parti social-démocrate allemand sur les œuvres de Marx et Engels ? Ou bien l’éloignement d’avec ses sœurs ? Le deuil de ses parents ? La relation que son père l’a empêchée de vivre avec le communard Lissagaray ? La violence qu’elle a pu subir dans sa liaison avec le biologiste Aveling ? Un peu tout ça sans doute, car la vie n’offre pas toujours de faire le tri entre les épreuves personnelles et les combats politiques. Mais au-delà d’un destin poignant, ce qu’on retient de cet épisode du podcast Toute une vie de France Culture, c’est surtout tout ce qu’elle a pu accomplir en 43 années d’existence.

On y évoque ses textes sur la condition des femmes, comme La question féminine, publié en 1886, coécrit avec Aveling1, où elle se démarque d’une part des féministes bourgeoises par un point de vue de classe, révolutionnaire, mais où elle s’avère aussi être assez avant-gardiste sur les questions de sexualité, d’intimité et de désir féminin.

On découvre aussi une des figures les plus populaires du mouvement ouvrier britannique de la fin du XIXe siècle, qui se tient aux côtés des travailleurs en grève même quand ça chauffe, prête à aller à la confrontation physique, mais qui assume également quand il le faut des tâches de direction, du travail syndical…

On comprend son goût de la documentation par son travail scrupuleux de reportage sur le monde ouvrier et les grèves, son rôle immense dans l’archivage et la diffusion des idées marxistes, notamment en traduisant en anglais des livres politiques et historiques comme l’œuvre majeure de son père, Le Capital, L’Histoire de la Commune de Lissagaray, ou encore Plekhanov… Mais aussi des œuvres littéraires comme le théâtre d’Ibsen ou le roman Madame Bovary de Flaubert, non sans lien avec son intérêt pour la condition des femmes.

En somme, loin de n’avoir qu’à supporter le poids et l’ombre de son père sur sa propre vie, c’est une militante inspirante à bien des égards, pour des révolutionnaires d’aujourd’hui, qui nous est dépeinte en Eleanor. Ce podcast a ça de précieux qu’il donne à voir la vie, la pensée, et même, au fil des descriptions de photos, le visage d’une de celles dont on connaît, souvent, à peine le nom.

Claire Lafleur

1  Disponible en français dans la collection OpenCulture des éditions SHS, depuis 2024. D’autres de ses textes sont disponibles en ligne gratuitement, mais en anglais, sur marxists.org, comme :