Deux dominos de plus viennent de tomber dans l’édifice militaire français en Afrique : le Sénégal et le Tchad ont annoncé simultanément le 28 novembre mettre fin à la coopération militaire avec la France, et réclamé le départ des troupes françaises de leur sol. Soit près de 1 000 hommes au Tchad, déployés sur les bases de N’Djamena, Abéché et Faya, et les 350 militaires des Éléments français au Sénégal (EFS) de Dakar.
À la fin des années 1990, l’artiste ivoirien Alpha Blondy chantait la colère des peuples d’Afrique contre le maintien de l’armée française dans ses anciennes colonies : « En Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Gabon, en Centrafrique, à Djibouti, à N’Djamena, nous ne voulons plus de vous. » Cette détestation de la présence militaire française en Afrique traverse les sociétés civiles africaines depuis que la France a posé son drapeau et ses bottes sur le continent au 19e siècle, et plus encore depuis que ces pays ont accédé à l’indépendance dans la décennie 1960. Les gouvernements français successifs de droite comme de gauche n’en ont eu cure, seuls ont compté les intérêts des grands groupes français, Total et Perenco dans le pétrole, Eramet dans le manganèse, Rougier dans le bois, Orano dans l’uranium, Bouygues dans le BTP, Orange dans les télécommunications, BNP et Société générale dans le secteur bancaire. Plus récemment, c’est jusque dans les classes dirigeantes, politiques, économiques et militaires, pourtant grassement replètes des prébendes de la Françafrique, qu’on entendait cette antienne. Il fallait être aveugle ou ne pas vouloir voir que les galas du golden boy français n’attiraient plus les dirigeants africains, et que chaque nouveau raout de la Françafrique était le témoin de son érosion croissante. Début octobre, seule une quinzaine de dirigeants africains ont participé au 19e sommet de la francophonie, qui fît pâle figure alors que venait de se tenir à Pékin le forum sur la coopération sino-africaine (Focac), qui a réuni un mois plus tôt l’immense majorité des chefs d’État africains. Ne se sont pas déplacés à Villers-Cotterêts cette année les nouveaux chefs d’État en treillis militaire de l’Alliance des États du Sahel (AES) (Mali, Burkina Faso et Niger), de Guinée et du Gabon, issus de ce qu’il est de bon ton de qualifier dans les chancelleries occidentales « la ceinture des coups d’État », mais pas davantage les représentants de régimes issus d’élections démocratiques, comme le Sénégal, dont c’est la première fois de son histoire que le chef d’État n’assiste pas à cette manifestation bisannuelle ronflante du versant feutré de la Françafrique qu’est l’Organisation internationale de la francophonie (OIF).
Malgré les signes évidents de la désaffectation de ce système multidimensionnel (économique, politique, militaire, culturel) de Françafrique, c’est pourtant encore à cette vieillerie que Macron s’agrippait, en missionnant avant l’été Jean-Marie Bockel comme « envoyé personnel » en Afrique pour sauver les meubles dans les pays où subsistaient encore des contingents français, et redessiner les contours de cette présence militaire. Une réduction des effectifs est alors envisagée, modique lucidité de la diplomatie française : une centaine d’hommes serait maintenue au Sénégal et autant au Gabon (contre 350 actuellement dans chacun de ces pays), une centaine en Côte d’Ivoire (contre 600 aujourd’hui), et environ 300 au Tchad (contre 1 000 aujourd’hui). En contrepartie de ce rétrécissement de sa présence militaire à laquelle la France peine décidément à se résoudre, la France pousse le développement d’un nouvel acteur, s’inspirant de la pratique plus discrète d’autres puissances impérialistes : la société Défense conseil international (DCI), principal opérateur du ministère des Armées et dont l’État est actionnaire à 55 %. Cette société, composée à 80 % d’anciens militaires français, intervient dans la mise en place des contrats d’armement français et dans la formation du personnel militaire des pays clients. Son chiffre d’affaires en Afrique était faible tant que l’armée française pourvoyait directement à ses propres besoins, mais il est passé de moins de 1 % de son activité globale en 2018 à 15 % en 2024 avec notamment des ventes et des formations à destination du Bénin, du Tchad, du Sénégal et de la Côte d’Ivoire. Une manière de poursuivre l’influence militaire française, sans treillis.
Au Sénégal, la décision était attendue depuis l’élection du président Bassirou Diomaye Faye en mars 2024, qui avait fait campagne sur une ligne souverainiste et la remise en cause des bases militaires françaises dans le pays, et des contrats stratégiques, notamment pétroliers et gaziers, avec les entreprises étrangères. Elle a été mise à exécution après la victoire du parti présidentiel, les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), aux élections législatives du 17 novembre, avec 55 % des voix, contre moins de 15 % pour le parti de l’ancien président Macky Sall, grand ami de la France. Et la reconnaissance tardive par Paris, par un courrier du président Macron adressé le 1er décembre à son homologue sénégalais, du massacre par les troupes françaises de tirailleurs sénégalais en 1944 au camp militaire de Thiaroye alors qu’ils demandaient le paiement de leur solde, à l’occasion de la commémoration du 80e anniversaire de l’évènement, n’y changera rien.
Au Tchad, l’annonce de la dénonciation unilatérale des accords de défense a créé la surprise. Intervenue à la suite du déplacement en France du président Mahamat Idriss Déby Itno le 3 octobre, et au lendemain de la visite au Tchad du ministre français des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot, que les autorités tchadiennes n’ont pas jugé utile de prévenir pendant sa visite, celle-ci assume une rupture plus hostile avec la France. Elle s’explique par la rancœur du chef d’État tchadien contre l’enquête ouverte par la justice française pour « détournement de fonds publics et recel » après l’achat par celui-ci de plusieurs dizaines de costumes pour presque un million d’euros, et par son mécontentement contre ce qu’il qualifie de coopération devenue « obsolète » avec la France, depuis que son armée intervient plus timidement dans les affaires intérieures du pays, pour protéger le régime contre ses opposants. Alors que la France avait fourni un appui militaire direct au régime d’Idriss Déby père en 2008 contre des rebelles venus du Soudan, et en 2019 contre des rebelles descendus armés de Libye, sous couvert de l’opération Barkhane, celle-ci s’est limitée depuis à un soutien opérationnel et logistique (renseignements, formation) à l’armée tchadienne. Y compris lorsque celle-ci s’est trouvée menacée par l’offensive du Kanem en avril 2021, à l’occasion de laquelle Idriss Déby père (remplacé depuis par son fils) est tué par des opposants au nord-ouest du Tchad, et à nouveau en février 2024, quand le Parti socialiste sans frontières (PSF) de l’opposant Yaya Dillo est accusé d’avoir conduit une attaque contre les locaux des services de renseignement tchadiens. Enfin, la vulgate souverainiste ayant fait florès au Sénégal, c’est une recette électoraliste que Mahamat Idriss Déby entend bien exploiter à son compte pour les élections législatives qui doivent avoir lieu le 29 décembre au Tchad, tout en consolidant un pouvoir autoritaire en réprimant l’opposition, comme en atteste l’assassinat de l’opposant Yaya Dillo en février dernier.
C’est donc poussée dehors par les dirigeants de ces pays, surfant sur les légitimes sentiments « anti-France » des populations, que la France décampera avec armes et bagages. Pour autant, elle n’en vient toujours pas à envisager d’elle-même le démantèlement de ses dernières places fortes en Côte d’Ivoire, au Gabon. Ni non plus de celle de Djibouti, où le simple renouvellement du partenariat de défense le 25 juillet dernier a mis plus de deux ans à aboutir, alors que l’État djiboutien cherchait juste à obtenir une hausse importante du loyer payé par la France pour l’implantation permanente de ses soldats, un faible loyer dont la France n’a commencé à s’acquitter que depuis 2003 !
À la suite des décolonisations, la France, qui a gardé des intérêts économiques et politiques en Afrique subsaharienne et au Sahel, subit le retour de bâton de dizaines d’années de pillage des richesses naturelles et de surexploitation des hommes, organisé avec l’appui de gouvernements locaux corrompus et dictatoriaux. Au Burkina Faso, au Mali, au Niger, au Sénégal, au Gabon, des opposants à ces régimes, souvent en treillis militaire, remettent en question la tutelle de l’impérialisme français. Pas pour améliorer le sort des populations, mais pour négocier, eux, avec la France une plus grande part du gâteau ou pour se tourner vers de nouveaux parrains, dont la Chine ou la Russie, à la suite des États-Unis et d’autres qui essaient d’étendre en Afrique leur propre zone d’influence.
Charlie Oviedo