NPA Révolutionnaires

Nos vies valent plus que leurs profits
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Espagne : l’amnistie de la discorde

Jeudi 16 novembre, le dirigeant du Parti socialiste, Pedro Sánchez, a été reconduit comme Premier ministre du gouvernement espagnol, quatre mois après les élections. Arrivé en deuxième place le 23 juillet dernier, Sánchez a dû former une coalition afin d’obtenir la majorité absolue pour pouvoir former un gouvernement. Il a cherché des soutiens du côté des différents partis nationalistes (basques, catalans et galicien) en échange, notamment, de la promesse d’une loi d’amnistie pour les dirigeants catalans poursuivis ou condamnés pour avoir organisé un référendum sur l’indépendance en 2017. La colère de la droite et de l’extrême droite ne s’est pas fait attendre, et c’est sur ce fond de tensions et de manifestations qu’a eu lieu cette investiture.

Une majorité nécessaire pour gouverner

Lors des élections législatives, c’est Alberto Nuñez Feijóo, président du PP (Parti populaire), le parti historique de droite fondé par un ancien ministre franquiste, qui était arrivé en tête avec 33,06 % des voix, soit deux points de plus que Sánchez. Pressenti à l’investiture dans la foulée par le roi Felipe VI, il avait échoué à réunir une majorité absolue de 176 députés derrière lui, avec seulement les voix du PP et du parti d’extrême droite Vox.

Après quatre mois de blocage politique faute de gouvernement, c’est finalement Pedro Sánchez, à la tête du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol), avec l’appui de la coalition de gauche Sumar, dont font partie plusieurs formations de gauche comme Podemos et Izquierda Unida, et des indépendantistes catalans ERC (gauche républicaine) et Junts (parti de droite), mais également de EH Bildu (indépendantistes basques) et du PNV (Parti nationaliste basque), du Bloc nationaliste galicien (BNG) et des autonomistes canariens avec la Coalición Canaria, qui accède à un nouveau mandat à la tête du gouvernement espagnol.

L’extrême droite dans la rue

Néanmoins, la fin de ce blocage politique gouvernemental ne met pas fin aux débats autour du gouvernement. Dès l’annonce de l’investiture de Sánchez, la droite et l’extrême droite sont descendues dans la rue pour contester cette décision. Des manifestations avaient déjà eu lieu dans plusieurs villes à l’annonce d’un projet de loi d’amnistie des indépendantistes catalans négocié entre le PSOE et Junts début novembre. Cet accord est dénoncé comme anticonstitutionnel, une tentative de coup d’État, le rétablissement de la dictature… bien qu’en réalité ses effets restent très limités.

Ces manifestations, aux slogans très politiques (tels que « Sánchez traître », « l’Espagne n’est pas à vendre », « Puigdemont en prison »), dénonçant Sánchez et sa politique ont surtout eu lieu à Madrid, d’abord devant le siège du PSOE, avant de s’étendre au reste de la ville. La plus nombreuse, celle du dimanche 12 novembre à l’appel du PP, a rassemblé près de 500 000 manifestants dans tout le pays, dont 80 000 à Madrid. Le 18, ils étaient 170 000 dans la capitale. Aux slogans réactionnaires se mêlaient chants franquistes (le fameux Cara al Sol, hymne de la phalange, refait surface) et saluts nazis. L’extrême droite frappe par sa capacité à mobiliser ses soutiens à ces manifestations, qu’elle soit parlementaire comme Vox – dont le président, Santiago Abascal a quitté les débats d’investiture le 15 novembre pour rejoindre les manifestants dans la rue et appelle maintenant à une grève générale, mais loin de lui l’idée de défier les patrons – ou non. On y retrouve ainsi divers groupuscules, ultra-catholiques, néonazis, complotistes ou des spécialistes du dégagement de squats.

Si ces manifestations sont nombreuses et régulières, elles bénéficient surtout d’une couverture médiatique très importante leur donnant davantage d’importance qu’elles n’en ont réellement. La droite et l’extrême droite, qui font de la haine des différents nationalismes excepté l’espagnol leur fer de lance, en profitent donc pour faire pression sur le gouvernement, en espérant être les prochains à gouverner.

Un accord d’amnistie controversé

Le projet de loi d’amnistie, signé le 9 novembre entre le PSOE et Junts, à l’origine de toutes ces contestations, répond d’abord à un besoin explicite : obtenir le soutien des sept députés de la droite indépendantiste catalane nécessaires à l’élection de Sánchez. On est loin d’un intérêt soudain de ce dernier pour la cause indépendantiste ! L’objectif pour ces dirigeants indépendantistes ? Obtenir une amnistie pour toutes celles et ceux qui ont été poursuivis et condamnés pour avoir organisé un référendum unilatéral pour l’indépendance de la Catalogne le 1er octobre 2017, comme c’est le cas de l’ancien président de la Généralité de Catalogne, Carles Puigdemont, en exil en Belgique depuis 2017.

Cette amnistie, au-delà des personnalités politiques, concernerait environ 3 000 personnes qui verraient les poursuites à leur encontre disparaître. Des manifestants de l’automne 2019 figurent parmi les bénéficiaires de cette amnistie. Ces manifestations avaient fait suite à l’annonce du verdict du procès des principaux responsables politiques, et ce… sous le gouvernement de Sánchez. Évidemment, cet accord ne s’arrête pas aux indépendantistes mais concerne également les 73 policiers poursuivis pour violences à l’égard de la population. Celles et ceux qui se sont mobilisés pour l’autodétermination de la Catalogne sont ainsi logés à la même enseigne que la police qui les a violemment réprimés. Cet accord a pour effet de reconnaître que le conflit opposant l’État espagnol et la Généralité est politique. Il avait été présenté jusqu’à maintenant comme juridique et avait par conséquent été réprimé par des outils juridiques.

L’accord prévoit également une discussion prochaine sur la tenue d’un référendum en Catalogne. C’est cette question qui déchaîne les foules contre Sánchez, l’accusant de basculer dans une dictature, de mettre en vente l’Espagne. En réalité, Sánchez ne fait qu’utiliser les pouvoirs qu’il a entre les mains, ceux d’un régime créé sur les ruines bien solides du franquisme et qui en est la continuation, donnant au Premier ministre de larges pouvoirs. Même si ces derniers ne sont pas inhabituels dans les démocraties bourgeoises. Il est amusant de voir l’indignation sélective d’anciens généraux franquistes, comme ceux de l’Association des officiers militaires espagnols qui aujourd’hui s’insurgent contre la loi d’amnistie en appelant l’armée à faire un coup d’État et à destituer Sánchez, alors qu’eux-mêmes en ont bénéficié.

En 1977, deux ans après la mort de Franco et après de vastes mobilisations, une loi d’amnistie permettait la libération des militants qui s’étaient opposés à la dictature… mais protégeait également de toute poursuite leurs tortionnaires et tous ceux qui ont fait partie du régime, les mêmes qui aujourd’hui rêvent de revoir fleurir une dictature franquiste.

Et les problèmes du quotidien ?

Du côté des Catalans, cet accord agit comme un révélateur de la dépolitisation autour de la question de l’indépendance. Bien qu’il réjouisse tous ceux qui se sont mobilisés depuis 2010, ces derniers ne sont plus dans les rues, ou bien moins nombreux. L’accord a été fait sans eux, c’est aujourd’hui bien plus une affaire de dirigeants. Si les votes catalans aux dernières élections se sont surtout tournés vers le PSOE, c’est aussi parce que les partis indépendantistes, concentrés sur des questions démocratiques, sont incapables de répondre aux problèmes du quotidien.

Mais le PSOE est-il réellement capable d’y répondre ? Sánchez d’abord sans, puis avec diverses coalitions de gauche, est au pouvoir depuis 2018. Face à la crise et à l’augmentation de la pauvreté, ses quelques mesures sociales (comme l’augmentation de l’équivalent du Smic en dessous de l’inflation) ne sont pas à la hauteur. Alors que les entreprises, tous secteurs confondus, ont augmenté de 42 % leurs profits en 2022, la précarité ne cesse d’augmenter : plus de 500 000 personnes doivent cumuler plusieurs emplois pour joindre les deux bouts, c’est le chiffre le plus élevé depuis 2008 dans le pays ! Les services publics, notamment dans les secteurs de la santé et de l’éducation, continuent à se détériorer au profit du privé, des lits d’hôpitaux ferment, le personnel est en sous-effectif et les moyens ne suffisent pas. Pour ces derniers secteurs, c’est en Catalogne, notamment à cause des partis qui existaient avant la création de Junts (PDeCAT ou Convergència), que la privatisation est la plus avancée. Si la gauche au gouvernement lâche quelques concessions sociales, les illusions qu’elle provoque ne font que renforcer l’extrême droite lorsqu’elles sont déçues. Et le gouvernement de Sánchez non seulement n’a pas mis un frein d’arrêt face à sa croissance, mais l’a favorisée.

Ce qu’il faut, ce sont des hausses de salaire, c’est une réponse à la crise du logement, au chômage, ce sont des meilleures retraites, des services publics de la santé et de l’éducation fonctionnels. Et pour cela, les travailleurs et travailleuses ne pourront compter que sur leurs propres forces.

Ainhoa Bosc