
En avril 1975 – dans la foulée de la victoire imminente du Nord-Vietnam et du Viêt Cong contre le régime pro-américain du Sud-Vietnam – les Khmers rouges s’emparaient du pouvoir à Phnom Penh, la capitale du pays, tenue jusque là par le régime militaire du général Lon Nol, homme lige de l’impérialisme américain. Cette prise de pouvoir allait rapidement se traduire par des massacres de masse décrétés par le nouveau régime. On estime que ce dernier, au pouvoir entre 1975 et 1979, aurait tué au moins deux millions de personnes, soit plus de 20 % de la population cambodgienne de l’époque.
Mais comment en est-on arrivé là ?
De la guérilla à la prise de pouvoir
Les Khmers rouges, qui ont pris divers noms au cours de leur existence, sont issus à l’origine de l’ancien Parti communiste indochinois, de l’époque coloniale française, qui était implanté à l’époque surtout au Vietnam, mais aussi au Laos et au Cambodge. Il donnera par la suite naissance à trois partis communistes distincts, dont le Parti révolutionnaire du peuple khmer fondé en 1951.
À partir de 1962, ce dernier est dirigé par Pol Pot qui, avec les autres membres de la direction du parti, se veut résolument stalinien et maoïste. À ce titre, il estime que seule la paysannerie est révolutionnaire et se méfie de la population des villes, y compris de la classe ouvrière, considérée comme potentiellement corrompue.
De plus son nationalisme exacerbé l’amènera plus tard à développer une véritable xénophobie à l’égard des minorités ethniques du pays, notamment les Chams, musulmans d’origine chinoise, et ensuite les Cambodgiens d’origine vietnamienne.
Les premières opérations de guérilla datent de janvier 1968. Elles connaissent un succès limité mais reçoivent rapidement l’aide du Nord-Vietnam, et surtout de la Chine. Il faut dire qu’à l’époque le Cambodge est entraîné, peu ou prou, dans la guerre du Vietnam, les avions de l’US Air Force bombardent le pays, et plus particulièrement la piste Hô Chi Minh, voie de ravitaillement militaire entre les deux Vietnam qui traverse le Cambodge.
Le vent va tourner le 18 mars 1970 lorsque le souverain cambodgien, Norodom Sihanouk, est renversé par son ministre de l’Intérieur, le général Lon Nol, avec l’appui de Washington qui lui reprochait notamment de ne pas se montrer assez incisif à l’égard du Nord-Vietnam, ainsi que sa proximité avec l’URSS.
Jusque là Sihanouk, mis sur le trône à l’époque coloniale française, n’avait jamais hésité à réprimer, parfois dans le sang, tous les opposants à son régime, Khmers rouges compris. Mais une fois déposé et parti en exil en Chine, le prince, qui continuait de jouir d’une certaine popularité parmi ses compatriotes, forma un gouvernement royal d’union nationale dont firent partie plusieurs ministres Khmers rouges.
Finalement quelques jours avant la prise de Saïgon par les forces nord-vietnamiennes et Viêt Cong, les Forces armées populaires de libération nationale du Kampuchéa (nom officiel des troupes khmères rouges) entrèrent dans Phnom Penh le 17 avril. Les forces vietnamiennes leur avaient préparé le terrain en lançant une offensive dans l’est du pays provoquant la débandade des hommes de Lon Nol.
Villes et gros bourgs vidés de leurs habitants
L’après-midi même, l’ordre d’évacuation de toute la population de la capitale commença à être mis à exécution. Prétextant de possibles bombardements américains, les soldats firent du porte-à-porte, forçant les habitants à quitter leur maison. Ceux qui refusaient étaient abattus ou emprisonnés. En tout, près de deux millions de personnes se retrouvèrent sur les routes dans des conditions désastreuses. On estime également qu’entre 15 000 et 20 000 malades furent sortis de force des hôpitaux, certains poussés sur les routes par leur famille sur des lits roulants. Battambang, seconde ville du pays, fut évacuée quelques jours plus tard, ainsi que plusieurs gros bourgs de campagne.
Un mois plus tard, le 20 mai, tous les responsables Khmers rouges furent convoqués dans la capitale désertée. Pol Pot présenta alors un plan qui consistait à vider toutes les villes de leur population. On l’envoyait travailler dans les coopératives rurales alors que rien n’avait été préparé pour les accueillir. Le retour aux champs et la collectivisation forcée des terres étaient supposés purifier la population citadine de ses vices, condition indispensable pour les Khmers rouges pour « construire le socialisme ». Ils exécutèrent à tour de bras tous les opposants potentiels : membres de l’armée et de la police de l’ancien régime, moines bouddhistes, « intellectuels », commerçants, fonctionnaires, minorités ethniques, etc. Commença alors un règne de terreur où le fait de désobéir à un ordre, voire de cueillir des fruits sans autorisation, était passible de la peine de mort. Les enfants furent incités à surveiller leurs parents, voire à les dénoncer, et les mouchards se multiplièrent au sein d’une population dont la vie était devenue un enfer.
Quant au prince Sihanouk, rentré de son exil chinois, il fut placé en résidence surveillée.
L’intervention militaire vietnamienne et la fin du régime
Le coup fatal porté au régime khmer rouge viendra de l’extérieur, et plus précisément de l’invasion du pays par les troupes vietnamiennes.
Si les persécutions subies par les Khmers d’origine vietnamienne avaient tendu les relations entre les deux pays, les choses s’aggravèrent lorsque le régime de Phnom Penh revendiqua ouvertement une partie de la Cochinchine, dans la zone centrale du Vietnam, comme berceau historique du peuple khmer.
Les premiers affrontements eurent lieu la mi-1977 lorsque les troupes khmères effectuèrent plusieurs incursions en territoire vietnamien. La même année, Phnom Penh refusa de signer un traité d’amitié et de coopération avec Hanoï. En décembre-janvier, les Vietnamiens menèrent une opération militaire d’une semaine en territoire cambodgien. Lors de leur retrait, 300 000 cambodgiens les suivirent, en profitant pour quitter le pays.
En 1978, Pol Pot et deux autres dirigeants du pays, Ke Park et Ta Mok, firent procéder à des exécutions systématiques de gens « à l’esprit vietnamien dans un corps khmer ». Environ 200 000 personnes trouvèrent la mort dans ces nouveaux massacres.
De leur côté, les troupes vietnamiennes commencèrent à se grouper aux frontières, reçurent massivement des armes de l’Union soviétique et ouvrirent des camps d’entrainement destinés à former des guérilléros hostiles au régime en place. Sous leur égide sera créé le Front uni national pour le salut du Kampuchéa dont Heng Samrin prendra la direction.
Le 25 décembre 1978, l’Armée populaire vietnamienne pénétra au Cambodge, appuyée par les opposants au régime. Elle fut plutôt bien accueillie par la population. En moins de deux semaines, les blindés vietnamiens s’emparèrent de la capitale. Quatre jours plus tard, fut proclamée la République populaire du Kampuchéa avec Heng Samrin comme président. Une partie des Khmers rouges se replia alors en Thaïlande et continua une guérilla sporadique jusqu’à la fin des années 1990.
Le nouveau régime, étroitement contrôlé par Hanoï, reçut l’appui de l’URSS alors que certains dirigeants Khmers rouges se réfugiaient à Pékin, qui condamna l’intervention vietnamienne. Bien mieux, le 17 février 1979, la Chine procéda à une incursion au nord du Vietnam pour « punir » Hanoï de son invasion du Cambodge. Mais les troupes chinoises, qui rencontrèrent une résistance acharnée, se replièrent finalement à la mi-mars.
Au cours des mois et des années qui suivirent, certains dirigeants Khmers rouges s’enfuirent à l’étranger et furent jugés par contumace. D’autres furent condamnés à de lourdes peines de prison et moururent en captivité. Cependant, des milliers de cadres de l’ancien régime furent intégrés à la nouvelle administration, certains après une période de « rééducation ».
Ainsi se terminait une des phases les plus sanglantes de l’histoire de ce petit pays, qui avait coûté la vie à un habitant sur cinq.
Jean Liévin