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Il y a 60 ans : aux États-Unis, les marches de Selma à Montgomery pour les droits civiques

Bloody Sunday : la police attend l’arrivée des manifestants à l’extrémité du pont Edmund-Pettus. Elle chargera et gazera les manifestants, faisant 17 blessés graves.

 

 

Une société marquée par la ségrégation

Dans les années 1960, la ségrégation existait toujours dans de nombreux États des États-Unis. La Constitution de l’Alabama n’interdisait pas formellement le droit de vote des Noirs, mais les critères appliqués avec une grande partialité par des fonctionnaires blancs (tests d’alphabétisation et de compréhension de la Constitution, tests dont les résultats étaient laissés à l’appréciation du premier fonctionnaire raciste blanc venu) excluaient de fait la majorité des Noirs de la participation au vote. Dans le comté de Dallas, ils représentaient 57 % de la population, mais moins d’1 % d’entre eux en âge de voter étaient inscrits sur les listes électorales. 80 % des Noirs vivaient sous le seuil de pauvreté et occupaient les emplois les plus difficiles, ce qui rendait souvent difficile le paiement de la taxe électorale. Ils subissaient des humiliations quotidiennes et un racisme permanent. À partir de la fin des années 1950, des militants noirs, notamment des prêtres et pasteurs, créèrent la Dallas County Voters League, pour que le plus possible de personnes de couleur puissent être inscrites sur les listes électorales. Le Klu Klux Klan et les représentants de l’État agissaient de concert pour empêcher leurs tentatives, allant parfois jusqu’au meurtre.

En 1964, le président démocrate Johnson signe une loi qui interdit la ségrégation dans les espaces publics. Mais, à Selma, la capitale du comté de Dallas, de nombreuses lois et coutumes ségrégationnistes restent en vigueur. La même année, le juge Hare interdit dans la ville les rassemblements pour les droits civiques, afin d’empêcher les militants du Student Nonviolent Coordinating Committee (le SNCC, Comité de coordination non violent des étudiants, un mouvement d’étudiants noirs en faveur des droits civiques) de mener leurs activités.

Le début de la campagne

Cette décision amène ces militants à lancer, début 1965, une grande campagne pour les droits civiques, avec l’appui du pasteur Martin Luther King et de son organisation, la Southern Christian Leadership Conference (SCLC, Conférence du leadership chrétien du Sud, une organisation non violente en faveur des droits civiques). Martin Luther King organise un premier rassemblement le 2 janvier, dans une église, pour contrer l’interdiction des rassemblements en public. Les semaines suivantes, les regroupements devant les bureaux de vote se multiplient, pour essayer d’inscrire en masse les Noirs de la ville sur les listes électorales. Ils se heurtent à l’opposition des autorités locales. King se fait frapper et menacer par des militants d’extrême droite. Lors d’une allocution, le 20 janvier, le président Johnson, qui a rencontré Martin Luther King deux jours plus tôt, ne mentionne pas le droit de vote, et des centaines de manifestants sont arrêtés par la police la semaine suivante. Quand les enseignants noirs rejoignent le mouvement le 22 janvier, le shérif le plus réactionnaire de la ville décide de faire matraquer les manifestants.

En février, Lyndon Johnson a beau soutenir, en paroles, le mouvement à Selma, les autorités locales redoublent de violence pour faire face à l’ampleur croissante du mouvement. La première semaine de février, plus de 3 000 manifestants sont incarcérés, pour à peine 100 Noirs supplémentaires inscrits sur les listes électorales. C’est alors que naît l’idée d’une marche sur plusieurs États pour élargir la mobilisation et interpeller l’opinion nationale.

La première marche : Bloody Sunday

Le 18 février, une manifestation a lieu dans la ville de Marion, très proche de Selma, pour protester contre la répression du mouvement. À cette occasion, la police d’État de l’Alabama, aux ordres du gouverneur Wallace, tire sur Jimmy Lee Jackson, qui meurt quelques jours plus tard. L’indignation est à son comble et, le 28 février, un meeting décide d’une marche qui irait de Selma à Montgomery, la capitale de l’Alabama, pour s’adresser au gouverneur. Martin Luther King et James Luther Bevel, un autre dirigeant du SCLC, ont fait ce choix pour ne pas sortir de la non-violence, alors que beaucoup de manifestants veulent riposter. Le 7 mars, 600 manifestants partent de Selma et traversent le pont Edmund-Pettus sur la route de Montgomery. De nombreux policiers les attendent devant le pont et leur donnent l’ordre de se disperser. Les manifestants refusent, sont matraqués, chargés à cheval et gazés. 17 manifestants finissent gravement blessés à l’hôpital, et les images, particulièrement choquantes, font le tour des États-Unis. Le président Johnson se sent contraint de dénoncer la violence des policiers et annonce une loi, qui passera au Congrès le 15 mars. Les organisations du mouvement ouvrier, restées silencieuses jusque-là, ainsi que les militants noirs en désaccord avec la stratégie de la non-violence (comme le SNCC) se joignent à ce projet de marche.

La deuxième marche : Turnabout Tuesday

Une deuxième marche est planifiée deux jours plus tard, le 9 mars. Le SCLC et son dirigeant Martin Luther King espéraient obtenir une décision de justice qui s’oppose à la violence des policiers. Le juge Frank Johnson décide au contraire d’interdire la marche. King hésite à maintenir la marche tant que la décision n’est pas levée, en comptant sur le fait que le juge en question était un des juges les moins ouvertement racistes de l’État. Bien qu’hésitant et craignant la répression, sous la pression de nombreux militants, il finit par accepter de conduire la manifestation le jour prévu. Mais il a accepté, pour éviter la répression, un autre parcours demandé par les représentants de l’État. Aussi, lorsque la manifestation arrive devant le pont, il appelle à faire demi-tour, décision qui crée une certaine confusion et suscite de la frustration parmi les manifestants. Le soir même, trois pasteurs noirs ayant participé à la manifestation sont tabassés par des membres du Klu Klux Klan, dont James Reeb qui meurt de ses blessures. Sa mort suscite de nombreuses réactions, et des dizaines de milliers de personnes se retrouvent dans des veillées funèbres. La crédibilité de Martin Luther King est écornée par l’accord passé avec l’État. Des militants noirs plus radicaux comme Forman appellent le 11 mars à de nouvelles marches partout dans le pays. Le 15 et le 16, des centaines de personnes manifestent à Montgomery, et remettent de plus en plus en cause la stratégie de la non-violence.

Une troisième marche aux conséquences d’ampleur…

Ce contexte tendu pousse le président Lyndon Johnson, à apporter son soutien aux manifestants dans un discours prononcé le 15 mars en faveur d’une nouvelle loi sur la liberté de vote des Noirs américains. Le juge qui avait interdit la deuxième marche autorise cette-fois ci la suivante, après avoir hésité pendant deux jours. Le 21 mars, près de 8 000 personnes marchent jusqu’à Montgomery. Les Noirs ont cette fois été rejoints par d’autres Américains – blancs, latinos, ou d’origine asiatique. La marche dure plusieurs jours, malgré la pluie, et, lorsqu’ils arrivent à Montgomery, les manifestants sont 25 000 devant le Capitole de l’Alabama. Malgré l’opposition des policiers qui prétendent que le gouverneur Wallace n’est pas là, les manifestants attendent jusqu’à ce qu’une des secrétaires accepte leur pétition. Cette nuit-là, une manifestante, mère de famille blanche, Viola Liuzzo, est assassinée par des membres du Klu Klux Klan, alors accompagnés d’un agent du FBI. Les événements sont suivis dans toute l’Amérique et créent un véritable déclic. Si les États du Sud rechignent à appliquer la loi, de plus en plus de Noirs s’inscrivent au fil des mois sur les listes électorales.

Le mouvement des droits civiques, jusque-là assez minoritaire, rencontre un écho qui va s’amplifiant dans la population américaine. Dans de nombreuses entreprises, l’embauche des travailleurs noirs à salaire égal est imposée, comme dans l’usine de papeterie Hammermill à Selma où le SNCC et le SCLC ont mené ensemble une campagne de boycott.

… mais aux perspectives politiques limitées

Le courage et la persévérance de centaines, puis de milliers de Noirs décidés à relever la tête, malgré la violence de l’État et de l’extrême droite, a eu un impact national et a contribué à étendre le mouvement des droits civiques. La non-violence a toutefois constitué un obstacle au mouvement : les illusions entretenues sur l’État et ses représentants ont laissé à plusieurs reprises les manifestants démunis face à un appareil d’État répressif prêt à en découdre. Seul le rapport de force et la détermination du mouvement ont fait céder Lyndon Johnson, meilleur ami des droits civiques en paroles, mais défenseur du racisme d’État dans les faits. Des militants noirs comme Malcolm X ou Forman ont critiqué, à juste titre, l’impasse que représentait cette stratégie. Mais le problème n’était pas tant celui de la « non-violence » – nombre de militants « non violents » ont manifesté un courage et une détermination qui leur a bien souvent permis de s’imposer dans les confrontations avec les Blancs racistes1. Les militants noirs qui ont rejeté la non-violence ont couru le risque de se retrouver isolés des autres opprimés et exploités. La bourgeoisie américaine, qui a prospéré historiquement sur l’esclavage puis la ségrégation, a toujours cherché à diviser la classe ouvrière avec le poison du racisme. Le parti communiste stalinien et les dirigeants syndicaux, plutôt que de combattre cette division, s’y sont adaptés. La lutte des Noirs, qui, dans leur écrasante majorité, étaient la fraction la plus pauvre de la classe ouvrière, aurait pu prendre une tout autre ampleur si la jonction s’était faite avec un mouvement d’ensemble des travailleurs américains. Et même au-delà : en même temps que se déroulait la lutte pour les droits civiques, les peuples opprimés par l’impérialisme se révoltaient les uns après les autres. En Algérie, au Cameroun, et, plus proche, à Cuba.

Un dirigeant du mouvement noir comme Malcom X avait pris conscience de la nécessité d’unifier la lutte de tous les exploités. Effrayés par les risques de telles jonctions et la possibilité d’une explosion sociale, les dirigeants américains ont fait assassiner Martin Luther King et Malcolm X. Dans les décennies qui suivirent, ils ont attaqué violemment la classe ouvrière noire, victime du chômage et de la répression policière.

60 ans après, le combat des Noirs américains pour leurs droits n’est pas fini, surtout avec un président aussi raciste et réactionnaire que Trump. Mais ils ne pourront pas compter non plus sur les hypocrites du Parti démocrate, qui prétendent défendre Black Lives Matter, mais n’ont rien cherché à empêcher pendant les deux mandats de Barack Obama et celui de Joe Biden. Car ils sont aux aussi de fervents défenseurs de l’ordre social, comme l’était leur prédécesseur Lyndon Johnson.

Robin Klimt

 

 


 

 

Quelques recommandations

 

 

La route de tous les dangers, Kris Nelscott

Ce polar, premier d’une série qui met en scène le détective privé noir Smokey Dalton, se déroule en 1968 à Memphis, pendant et après l’assassinat de Martin Luther King. L’enquête est particulièrement prenante et émouvante, et le livre dépeint bien le racisme et le climat d’agitation politique dans les quartiers noirs pauvres des États-Unis à cette époque.

Negroes with guns, Robert F. Williams

La traduction et réédition récente de ce livre par Les Bons Caractères permet de mettre en lumière les limites de la stratégie de la non-violence. Les Noirs de la ville de Monroe subissaient les attaques des racistes et de l’extrême droite, tolérées voire encouragées par les autorités locales. Regroupés pour obtenir que leurs enfants puissent aller à la piscine municipale (jusque-là interdite aux Noirs), ils se sont regroupés derrière un militant noir, ancien soldat pendant la Deuxième Guerre mondiale. Tous décident d’interpréter la non-violence comme le refus d’attaquer… mais pas de se défendre. Une façon de prendre leurs distances avec la politique de la NAACP. Une lecture stimulante, qui aide à comprendre les débats politiques au sein du mouvement noir américain.

Selma, Ava DuVernay

Centré sur la figure de Martin Luther King, ce film de 2015 retrace avec minutie les événements. Rendant un hommage poignant au courage des militants, particulièrement acerbe sur le racisme des fonctionnaires et l’hypocrisie du président Lyndon Johnson, c’est une indéniable réussite et une excellente introduction à l’histoire des luttes pour les droits civiques dans les années 1960.

 

 


 

 

1  Voir dans les recommandations le livre d’un militant noir, Robert F. Williams, sur certains aspects méconnus ici de cette période où la « non-violence » était majoritaire dans le mouvement noir américain : Negroes With Guns.