Dirigeant du PO (Parti ouvrier), actuellement membre de l’Assemblée législative de la ville de Buenos Aires, Gabriel Solano était candidat au poste de Président pour les primaires du FIT-U, sur une liste PO-MST qui a obtenu un peu moins d’un tiers des voix.
- Les élections des Paso (Primaires ouvertes simultanées et obligatoires) n’ont pas été bonnes pour les révolutionnaires. Mais commençons par Milei, le candidat d’extrême droite : le vois-tu comme un danger à long terme ?
Milei exprime une colère à l’égard des partis traditionnels argentins, en particulier le péronisme. Il a bénéficié du vote des secteurs les plus appauvris, qui se rattachent historiquement au péronisme. Mais il y a aussi une colère contre les partis traditionnels de droite, qui ont échoué dans leur gestion entre 2015 et 2019, ce qui a jeté les bases de l’ascension de Milei.
Dire aujourd’hui s’il s’agit ou non d’un danger à long terme me semble prématuré. Les propositions de Milei sont de type fasciste : attaque des conditions de vie des travailleurs, menace de répression des secteurs populaires. Il y a aussi un secteur qui a pris l’initiative de créer un mouvement anti-piqueteros, qui ne s’est pas encore traduit dans les faits, mais qui reste une approche clairement fasciste : combattre le secteur le plus pauvre de la population en organisant des secteurs contre lui. Nous devons combattre les positions de la droite, c’est une question fondamentale pour la période à venir.
En même temps, Milei tire sa force de la désillusion des positions « nationales et populaires », progressistes, notamment grâce à certaines interventions de l’État capitaliste qui ont désorganisé davantage l’économie et qui n’ont pas servi à satisfaire les secteurs populaires. Notre critique des partis traditionnels face à l’ascension de Milei est très claire, ainsi que notre volonté de mener une campagne systématique contre lui. Les partis capitalistes ont permis à Milei de se développer, ils n’ont pas combattu ses positions. Ils n’auraient pas pu le faire de manière cohérente, car Milei ne vient pas de nulle part, il exprime de manière plus nette et plus audacieuse les approches réactionnaires qui sont présentes dans toutes les forces capitalistes.
Le travail parmi les piqueteros est un point fort de l’intervention du PO et du MST, avec lequel vous aviez fait une liste commune pour les Paso. Les classes populaires se sont-elles tournées vers l’extrême droite ?
La classe ouvrière argentine, en interne, présente une fragmentation importante. Une partie, peut-être la moitié, est une classe ouvrière qui est soumise à une convention collective, qui a une activité déclarée, qui a subi une baisse des salaires, mais de manière beaucoup plus faible que le secteur non officiel de l’économie. Cette fragmentation est propice au développement des idées de droite et divise les travailleurs dans l’élaboration d’une politique commune. Ainsi, bien qu’il soit difficile de disposer de statistiques exactes, tout indique que les votes en faveur de Milei provenaient principalement des secteurs les plus pauvres, embauchés en dehors des conventions collectives, plutôt que de la classe ouvrière plus « traditionnelle ». Cette fragmentation est significative.
Or, le virage à droite, qui s’est incontestablement produit et qui ne se limite pas à Milei, puisque l’élection interne de Juntos por el Cambio [Ensemble pour le changement, coalition de droite] a été remportée par Patricia Bullrich, qui exprime également un courant de droite, et que le péronisme a présenté son candidat le plus à droite, Sergio Massa. Tout ça est aussi une conséquence de l’échec du nationalisme bourgeois, qui a conduit les masses à un virage à droite. C’est ce qu’exprime fondamentalement ce virage à droite. Il s’agit plus d’un agenda capitaliste contre les travailleurs que de quelque chose d’ordre idéologique.
- Quels sont, selon toi, les points forts et les points faibles de votre campagne ?
En Argentine, il existe une législation électorale spéciale, car les Paso sont, d’une part, une élection générale, dans laquelle toutes les forces politiques sont présentes. Mais, en même temps, elles permettent la résolution des affaires internes de chaque espace, des partis, des fronts, des coalitions.
Notre campagne s’est concentrée sur l’attaque des forces capitalistes, mais elle a aussi ouvert un débat au sein du Frente de Izquierda [FIT-U, coalition électorale d’organisations révolutionnaires] : de quelle gauche le peuple argentin a-t-il besoin pour l’avenir ? Sur ce point, notre force a été d’avoir mobilisé des milliers et des milliers de camarades dans la campagne. Et d’avoir mené une campagne politique importante. Cette mobilisation, en tant qu’agitateurs, en tant que propagandistes, en tant que militants, de milliers et de milliers de camarades est un fait indéniable.
L’avant-garde qui est organisée avec nous, en cette période, est isolée, dans le sens où il n’y a pas eu de lutte généralisée dans le mouvement ouvrier argentin. La lutte a été contenue par la CGT, par les principaux syndicats argentins, dans l’industrie, les services et le commerce. Et cet isolement a favorisé la canalisation de la colère populaire par la droite. C’est un fait. Notre faiblesse dans cette campagne a été de nous appuyer sur un mouvement de lutte qui, pour l’instant, est isolé.
En même temps, nous sommes allés à un affrontement interne à la gauche, sachant que ce n’était pas le meilleur terrain pour régler ces divergences. Au PO, nous avons proposé un congrès du Frente de Izquierda : un autre type de développement de la polémique que nous avions entre nous, et non pas une élection interne, qui n’est pas le terrain du militantisme socialiste, mais celui de la bourgeoisie, où tout le monde peut voter. Mais comme la proposition que nous avons faite a été rejetée, nous n’avons finalement pas eu d’autre choix que de passer par les Paso.
Nous sommes allés aux Paso avec une faiblesse, qui était que les candidats du PTS avaient une plus grande présence médiatique, parce qu’ils occupent cet espace au sein du Frente de Izquierda depuis longtemps, depuis huit ans maintenant. Néanmoins, sans aucune spéculation électorale de notre part, il nous a semblé que nous devions avoir ce débat sur la gauche dont nous avions besoin, étant donné que, dans une large mesure, la gauche était assimilée au régime actuel, qu’elle n’avait pas de délimitation claire du kirchnerisme et, surtout, dans le cas du PTS, qu’elle ne soutenait pas les mouvements de lutte et le mouvement piquetero d’une manière claire, énergique et nette.
- Selon toi, quelles devraient être les grandes lignes de la campagne des révolutionnaires en octobre ?
En ce qui concerne le mois d’octobre, la situation est particulière, car d’une part, les élections ont été remportées par la droite fasciste, mais d’autre part, le gouvernement actuel, essentiellement composé de péronistes, qui avait fait appel à une campagne démagogique pour mobiliser le peuple contre la droite, est celui qui vient d’appliquer – le lendemain des élections – une dévaluation monétaire de près de 25 % convenue avec le FMI, qui affectera fortement la vie du peuple argentin. Le coût de la vie va s’aggraver, nous allons assister à une inflation mensuelle à deux chiffres, à une nouvelle baisse des salaires et des retraites.
Notre approche et notre action sont donc les suivantes : d’une part, il est évident que nous devons lutter contre les positions de la droite. Mais en même temps, nous devons souligner la nécessité actuelle d’une lutte contre les politiques du gouvernement et montrer que nous n’allons pas vaincre la droite en frappant les gens avec davantage de mesures d’austérité. Au contraire. Ces ajustements, ces dévaluations, sont un facteur de démoralisation d’un peuple qui doit affronter la droite. Nous devons combiner, dans la pratique, une action de lutte contre les conditions actuelles des travailleurs, et en particulier contre le nouvel ajustement qui vient d’être mis en œuvre, et en même temps lutter contre les positions de la droite. Toute action unilatérale serait pour nous une erreur.
- Au sein du FIT-U, toutes les composantes savent que le véritable changement ne viendra pas des élections. Peux-tu développer votre mot d’ordre d’un « mouvement populaire avec des bannières socialistes » ? Quel lien fait-il avec la construction d’un parti ouvrier révolutionnaire ?
Lorsque nous proposons un mouvement populaire avec des bannières socialistes, nous tenons compte de la tradition politique de l’Argentine, dans laquelle les syndicats, les conseils d’étudiants, les organisations de quartier, les mouvements de défense des droits de l’homme, les mouvements de femmes et de jeunes sont généralement appelés mouvements populaires. C’est ce que nous appelons le mouvement populaire.
Mais la stratégie politique de ces mouvements a été la conciliation de classe, qui est le point stratégique fondamental du péronisme. Nous proposons un mouvement populaire avec des bannières socialistes. Ce que nous proposons, c’est le dépassement du péronisme, en commençant par le mouvement ouvrier, par les travailleurs. Mais aussi par les secteurs sociaux et exploités parmi lesquels, dans un pays semi-colonial comme l’Argentine, il est fondamental que la classe ouvrière agisse en tant que leader de ces secteurs populaires.
Il s’agit donc d’un combat historique et stratégique, qui consiste à dépasser le péronisme. Et nous ouvrons le débat dans tout le mouvement populaire argentin : est-ce que ce sera derrière les bannières de la conciliation de classe, d’un capitalisme national, que nous irons de l’avant ? Ou, au contraire, dans la lutte pour un gouvernement ouvrier et le socialisme ? Ce débat pose aussi la question de la lutte contre la bureaucratie syndicale. La grande majorité des dirigeants syndicaux, sinon tous, s’identifient au péronisme et défendent la stratégie de la conciliation de classe.
Et le lien avec la construction du parti révolutionnaire est direct. D’abord parce que nous, qui proposons le développement d’un mouvement populaire sous des bannières socialistes, nous construisons un parti révolutionnaire. Nous recrutons les éléments qui veulent développer cette tâche, car pour développer un mouvement populaire sous bannières socialistes, il faut construire un parti révolutionnaire qui lutte pour cela, qui lutte pour chasser la bureaucratie syndicale et pour reprendre les syndicats en mettant à leur tête des directions « lutte de classe ». Un parti qui construise, dans le mouvement des femmes, une organisation avec un point de vue de classe. De même dans la jeunesse, de même dans le mouvement écologiste. Ainsi, loin de chercher à se substituer à qui que ce soit, c’est une tâche que le parti révolutionnaire doit entreprendre, et c’est aussi un instrument de recrutement pour le parti lui-même.
- Dans ton dernier livre, tu dresses un portrait sans concession de la fausse démocratie argentine. Comment les révolutionnaires peuvent-ils tirer parti de cette colère antisystème ?
Dans mon livre, Pourquoi la démocratie a échoué, je fais le bilan de 40 ans de démocratie argentine. Ce livre a été motivé, non seulement par l’esprit de faire un bilan, mais aussi parce que nous avons perçu cette colère qui existe dans la population à l’égard de toutes les forces politiques traditionnelles. Nous voulions donc non seulement donner une explication du point de vue des idées du socialisme, mais aussi mener une lutte politique contre les courants de droite. Dans mon livre, il y a un chapitre entier consacré à l’analyse du courant de Milei, où j’explique son programme et aussi le processus politique qui a conduit à son émergence et à son développement.
La lutte contre le système doit se mener par des approches qui s’attaquent au capital, à son État et à ses partis politiques. Et il est essentiel que la gauche n’apparaisse pas comme défendant le statu quo face à la droite. Ou défendant l’État. Il y a ici un débat que nous avons toujours eu avec le reste de la gauche, à savoir que la gauche présente le socialisme comme une variante extrême du nationalisme bourgeois, avec plus de mesures étatistes de la part de l’État capitaliste, et non comme la gestion économique et sociale par les travailleurs sur la base de l’État ouvrier. Ce débat a parcouru toute l’Amérique latine. Et la gauche en est venue à soutenir le chavisme, non pas dans ses affrontements avec l’oligarchie, avec l’impérialisme, mais en le présentant comme le socialisme du XXIe siècle. De ce fait, la lutte socialiste a été déformée. Ainsi, la clé pour que la gauche puisse organiser une lutte contre le système est d’avoir des propositions efficaces et claires. Et, en même temps, la gauche doit faire un effort énorme pour s’enraciner parmi les travailleurs, dans son avant-garde ouvrière, populaire, dans les quartiers. Si la gauche ne fait pas cet effort d’organisation, eh bien, elle tombe dans une sorte de dérive électoraliste, parce qu’elle limite son activité principale aux élections tous les deux ans, n’est-ce pas ?
- Le FIT-U se trouve dans une situation difficile et l’explosion sociale semble approcher. Quelles tâches pourraient, selon toi, améliorer son orientation et sa structure afin de transformer une catastrophe imminente en une victoire pour la classe ouvrière ?
Il ne fait aucun doute que l’Argentine pourrait bientôt connaître un bouleversement social. De même qu’un gouvernement réactionnaire peut conduire à une atteinte majeure aux conditions de vie de la population. Il est également possible que le triomphe d’un gouvernement comme celui de Milei ouvre une période de gouvernements faibles. Nous n’en sommes pas encore là, nous n’avons pas tous les éléments sur la table pour pouvoir tracer un horizon clair face aux différents scénarios auxquels nous pouvons être confrontés.
Quelle que soit la variante, nous pensons que le débat que nous avons eu à gauche lors de ces Paso est tout à fait nécessaire, et qu’il n’est qu’un point de départ, qu’il ne se termine pas avec le résultat des primaires. Nous avons souligné à maintes reprises que le Frente de Izquierda doit prendre des initiatives de nature différente, par exemple, nous avons proposé la convocation d’un congrès du Frente de Izquierda, pour que le FIT-U puisse organiser les travailleurs au-delà de la vie électorale. Dans les usines, dans les quartiers pauvres. Qu’il puisse ainsi se renforcer et devenir un pôle d’indépendance politique pour la lutte des classes, et pas seulement pour l’activité électorale. Il faut garder à l’esprit que la démocratie, installée depuis 40 ans en Argentine, a également agi comme une distorsion pour de nombreux révolutionnaires, qui ont cherché à s’assimiler au régime et à se développer à partir de la conquête de sièges parlementaires.Il ne s’agit pas d’un phénomène argentin, mais bien d’un phénomène international. La démocratie impose une cooptation de la gauche pour qu’elle s’intègre en tant que fonctionnaire de l’État bourgeois, même en tant qu’aile gauche de l’État bourgeois. Ainsi, le grand défi pour le FIT-U est de développer un grand pôle d’indépendance politique avec d’énormes racines dans le mouvement populaire. Organiser des dizaines de milliers, des centaines de milliers de travailleurs sous la bannière du socialisme.
Dossier sur les élections primaires (Paso) en Argentine d’août 2023
- Crise sociale, dévaluation, l’Argentine au bord du gouffre : l’extrême droite en force et les défis de la gauche révolutionnaire
- Interview. Questions à Myriam Bregman, du PTS
- Interview. Questions à Gabriel Solano, du PO
- Résolution du MST
- Interview. Questions à Manuela Castañeira, pré-candidate aux présidentielles pour le Nuevo MAS, Argentine.