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Jusqu’au bout : vieillir et résister dans le monde ouvrier, de Nicolas Renahy

Jusqu’au bout : vieillir et résister dans le monde ouvrier
Nicolas Renahy
La Découverte, 2024, 21 €

Cet ouvrage de sociologie est basé sur des entretiens mêlés aux réflexions et éclaircissements de l’auteur. Celui-ci s’attache principalement à cinq personnes, trois femmes et deux hommes, tous retraités de l’usine Peugeot de Sochaux-Montbéliard et anciens ouvriers et ouvrières non qualifiés. Ils sont toujours syndicalistes et animent une section syndicale CGT-Retraités capable de réunir plusieurs dizaines de personnes. Bruno L., actuel responsable de la section « retraités », ancien militant proche du courant maoïste, puis secrétaire de la « CGT actifs » à partir de 2003 jusqu’à sa retraite, est la figure centrale de ce groupe, qui s’est constitué et soudé pour une grande part à l’occasion de la grève chez Peugeot de 1989. Ils s’appellent d’ailleurs entre eux « les 89 ».

Le parti-pris du sociologue est d’épouser l’opinion des personnages autour desquels il a choisi d’enquêter : l’action et la lutte de la classe ouvrière se situent au niveau de la défense de ses intérêts élémentaires, par la solidarité et l’organisation, au travers essentiellement du syndicalisme. La lutte politique en est absente. Seul le PCF est évoqué, fugitivement, et présenté essentiellement comme une matrice d’éducation et de formation, parallèlement à l’action des « groupes Medvekine », militants proches de l’extrême gauche du début des années 1970 rassemblés autour du réalisateur Chris Marker qui, à Besançon et Montbéliard, ont gagné quelques jeunes ouvriers à une forme de cinéma militant. Ce n’est qu’incidemment, au détour d’une phrase, qu’on voit apparaître, ici ou là, un sigle d’organisation d’extrême gauche, LO, LCR ou une allusion au courant maoïste, sans qu’aucune explication permette de comprendre le rôle qu’ont joué ces partis dans la formation et l’orientation des militants, rôle pourtant essentiel dans les formes et les objectifs donnés à tel ou tel moment dans la lutte revendicative proprement dite, dont la grève de 1989 qui tient lieu de creuset à la formation de ce petit groupe ouvrier encore actif trente ans plus tard. L’ouvrage livre très peu d’informations sur la grève de 1989.

Ce que nous pouvons dire de la grève de 1989

Elle dura sept semaines sur deux établissements, à Mulhouse et Sochaux-Montbéliard. Minoritaire, elle n’a concerné au mieux que 10 % de l’effectif, ce qui, vu la taille de ces entreprises à l’époque, représentait quand même environ 3000 ouvriers. La production en fut notablement affectée, même si elle ne fut jamais totalement paralysée. L’importance du groupe Peugeot et le caractère offensif et non catégoriel de la principale revendication (1500 francs pour tous, soit environ 400 euros d’aujourd’hui) en fit d’emblée un fait politique national, à la une des médias, suscitant largement la sympathie des travailleurs dans tout le pays. Finalement, le patron céda une augmentation d’environ 300 francs (80 euros).

Dans les deux usines, le mouvement fut dirigé par les syndicats, essentiellement la CGT, mais dans une configuration particulière à Sochaux. Dans ce site de production en effet, les militants de Lutte ouvrière étaient relativement nombreux, implantés de longue date, respectés et influents, y compris dans la CGT où ils partageaient, quoi qu’en position subordonnée, les responsabilités avec la direction « historique » du syndicat. Celle-ci était tenue fermement par le PCF, mais la Fédération du Doubs de ce parti était alors animée par un courant dit « reconstructeur » en conflit ouvert avec sa direction nationale. Le syndicat local CGT était du coup en délicatesse avec la fédération de la métallurgie restée, elle, aux mains des « orthodoxes ». C’est sans doute cette conjonction entre une influence des révolutionnaires importante et un appareil syndical local en butte à la guerre que lui menait l’appareil central, et, partant, plus sensible aux pressions de la base, qui a permis une certaine cohésion de la direction de la grève. Les frictions furent néanmoins nombreuses, ne serait-ce, par exemple, que pour imposer que chaque gréviste, et pas seulement les chefs syndicaux, puisse s’exprimer dans les assemblées générales quotidiennes, ou bien à l’occasion de « visites » par les grévistes d’entreprises de la région.

Mais, malgré sa revendication principale « unificatrice », malgré l’enthousiasme, et même l’acharnement, de plusieurs milliers d’ouvriers et ouvrières à gagner de nouveaux grévistes, malgré les défilés quasi-quotidiens sur les chaînes où les ouvriers continuaient de travailler, malgré les manifestations hebdomadaires en centre-ville et les « visites » d’entreprises, la grève resta limitée à 10 % de l’effectif de deux usines et ne s’étendit ni aux autres établissements du groupe ni à d’autres entreprises.

À Sochaux, la présence et l’activité des révolutionnaires permirent une participation et un investissement de tous les grévistes qui le souhaitaient dans l’action, ce qui ne fut pas le cas à Mulhouse. Bien que les résultats obtenus aient été loin des revendications, la reprise des grévistes, fiers d’avoir tenu tête à Peugeot, fut joyeuse. Le combat partagé et l’atmosphère de camaraderie et de liberté qui régnèrent pendant ces quelques semaines permirent de nouer des liens très forts qui perdurent encore aujourd’hui, comme dans le groupe auquel s’intéresse le sociologue.

Un panorama de la condition ouvrière sur la durée

On ressent les liens particuliers qui attachent l’auteur à la petite bande qu’il décrit : il ne s’agit pas, ou plus seulement, d’objets d’étude, mais d’une bienveillance amicale réciproque qui rend la lecture addictive et fait pardonner les passages, heureusement rares, où le sociologue jargonne.

C’est ainsi qu’on voit se déplier sous nos yeux une histoire du monde ouvrier dans une ville de province qui court sur des dizaines d’années. Bien des lecteurs seront amusés par les « apéros-discussions » ; étonnés par ces militants ouvriers qui « font leur bois », chassent, pêchent et se consacrent à « la bricole » ; émus par les décès qui endeuillent le groupe et contribuent à resserrer encore les liens ; surpris par la remarque de ce petit garçon qui demande à son père comment il a fait pour avoir des amis blancs ; ou par cette jeune fille qui reproche à son père de se laisser tutoyer et « manquer de respect » par un médecin, l’amenant à lui expliquer qu’il s’agit d’un tutoiement d’estime et de solidarité militante datant de plusieurs années. L’ouvrage fourmille de remarques ou d’anecdotes.

Un chapitre entier est consacré au combat de quelques militantes ouvrières pour gagner leur place dans un milieu marqué par la domination masculine, dans l’usine et au foyer… bien loin des colloques universitaires. Depuis l’époque, pas si lointaine, où les femmes devaient demander l’autorisation de leur mari pour ouvrir un compte en banque ou aller en Angleterre pour avorter sans prendre le risque de mourir entre les mains d’une « faiseuse d’anges » jusqu’à aujourd’hui, on touche du doigt tout ce que ce chemin doit aux luttes courageuses et multiformes des femmes de la classe ouvrière. Ce chapitre est précieux à lui seul.

Bien sûr, ce livre s’intéressant à un groupe de retraités, il n’ouvre guère de perspectives ! Mais si l’industrie s’est reconfigurée et la classe ouvrière en partie transformée, c’est l’avenir qui dira si la génération décrite dans l’ouvrage, en particulier celles et ceux qui n’ont pas abandonné leurs convictions révolutionnaires, aura été capable de transmettre son expérience aux jeunes militants et militantes qui se lèvent. Pour que puisse advenir, enfin, ce bouleversement de fond en comble de la société auquel tous et toutes n’ont cessé d’aspirer. Et cette fois vraiment… jusqu’au bout.

Michel Grandry