Nos vies valent plus que leurs profits

La bourgeoisie en quête de deal(s) juteux, hier et aujourd’hui

De nombreuses drogues, certaines parmi les plus consommées au monde, proviennent de l’industrie pharmaceutique. L’héroïne a par exemple été au départ produite et commercialisée par Bayer aux États-Unis comme une alternative à la morphine à la fin du XIXe siècle. Elle était vendue librement, préconisée notamment contre la toux, avant d’être interdite au début du XXe siècle après de trop nombreux cas d’addiction graves. Mais, après son interdiction, c’est sur la base de réseaux commerciaux « légaux » que le commerce illégal de l’héroïne a pris racine. Les paysans pauvres du Mexique qui cultivaient les champs de pavot pour le compte de l’industrie pharmaceutique ont été recrutés, souvent de force, par les trafiquants de drogue.

Plus récemment, le Fentanyl a connu un parcours similaire, toujours aux États-Unis. En 1995, Purdue Pharma a décidé d’élargir le marché de l’OxyContin, un dérivé de synthèse de l’opium, initialement réservé aux cancers en phase terminale et dont la vente était limitée du fait des risques d’addiction. En minimisant les risques et en multipliant les campagnes de publicité, cette entreprise a incité de nombreux médecins à prescrire son médicament pour les douleurs chroniques. Avec la complicité des pouvoirs publics, elle a favorisé en même temps le développement de cliniques de complaisance, dont le rôle était de prescrire et de distribuer le médicament en ciblant les marchés les plus prometteurs : les zones industrielles, pour supporter le travail à l’usine, les zones touchées par la pauvreté et la désindustrialisation où les corps sont déjà abîmés. L’addiction aux opioïdes1 a alors explosé et, dans les années 2000, la population s’est tournée vers l’héroïne, moins chère, puis le Fentanyl, cent fois plus puissant, si bien qu’en 2022, il est devenu la première cause de décès chez les 18-49 ans. Bien que poursuivie pour sa responsabilité dans la crise, la famille Sackler, propriétaire de Purdue Pharma, est encore aujourd’hui à la tête d’une fortune de plus de 10 milliards de dollars, largement issue de la vente d’opioïdes, et avait été blanchie en 2021 par un accord à l’amiable – depuis annulé par la mobilisation des familles de victimes. Au cours des vingt dernières années, les opioïdes ont fait au moins 700 000 morts aux États-Unis. Depuis la production des matières premières jusqu’à la distribution, le trafic illégal serait impossible sans une certaine porosité avec l’économie légale et la corruption de services de contrôle et de l’État.

En plus de ménager les intérêts des industriels de la drogue légale lors des rares procès, les différents États dans le monde jouent en permanence double jeu et décrètent des interdictions, tout en utilisant les drogues à des fins politiques. C’est ainsi que l’opium a permis au Royaume-Uni et à la France d’affaiblir la Chine et l’Indochine pendant les guerres de l’opium et la colonisation2, tandis que l’héroïne assommait les quartiers pauvres aux États-Unis3, maintenant relayée par le Fentanyl.

Jean Einaugig et Martin Castillan

 

 


 

 

Sommaire du dossier

 

 


 

 
1  Ce terme englobe toutes les drogues, naturelles et de synthèse, dont le fonctionnement est similaire à l’opium. Il désigne notamment la morphine, l’héroïne, mais aussi le fentanyl et l’oxycodone.

2  Voir sur le site du NPA-Révolutionnaires « Histoire du trafic de drogue, une affaire capitaliste », 7 juillet 2023

3  Notamment les quartiers noirs, comme le montre très bien la série The Wire (voir la critique de la série sur dans Convergences révolutionnaires : « The Wire », Armand Thalot, 1er mai 2020).