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La cause palestinienne au cœur de la lutte de classe

Les bombardements de Gaza ont suscité des manifestations massives de protestation dans tout le monde arabe, mettant mal à l’aise ceux des gouvernements arabes qui ont signé des traités de paix avec Israël : l’Égypte en 1979, la Jordanie en 1994, bien plus récemment en 2020 et sous la houlette des États-Unis, les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Soudan et le Maroc, qui ont passé des accords de reconnaissance et de collaboration avec Israël. Les négociations qui étaient sur le point d’aboutir entre la monarchie d’Arabie saoudite et Israël ont été suspendues. Suspendue aussi la rencontre prévue entre Biden et les dirigeants des pays arabes de la région, dans la foulée de son voyage à Tel-Aviv, pour ne pas mettre ces dirigeants en porte-à-faux avec leur propre population. En Égypte, où la dictature du maréchal Sissi avait interdit toute manifestation depuis 2013, ce sont des dizaines de milliers de manifestants qui sont descendus dans les rues, mixant les slogans pro-palestiniens ou hostiles à Israël avec celui de « pain et liberté » du Printemps arabe de 2011. En Algérie où les manifestations politiques sont interdites par peur du régime de voir resurgir le Hirak, c’est le gouvernement qui a fini par organiser lui-même, ou plus exactement par faire organiser par des partis et organisations proches du pouvoir, une grande manifestation à Alger… que les jeunes se sont empressés de prolonger bien au-delà du parcours officiel vers les quartiers populaires de Bab El Oued.

C’est dire à quel point la cause palestinienne, le sort de ce peuple vivant exilé dans une multitude de pays du monde, échoué dans des camps de réfugiés des pays voisins ou dans les ghettos de Gaza ou de Cisjordanie, suscite l’indignation et la solidarité des pays de la région, et pas seulement du milieu militant1. Dans les années 1960-1970 c’était plus encore : la lutte du peuple palestinien suscitait dans tout le monde arabe l’espoir en un monde qui change. On avait eu l’Égypte avec Nasser qui avait défié la tutelle de la Grande-Bretagne, puis la guerre d’Algérie qui avait eu raison du colonialisme français. Le peuple palestinien semblait prendre le relais de cette révolte des pauvres, exploités et opprimés. Mais ce n’est pas sur ce terrain explosif de classe où, de fait, le monde pauvre se dressait contre le monde riche, mais seulement sur l’étroit terrain du nationalisme, terrain d’une bourgeoisie radicale mais terrain bourgeois, que les organisations qui se sont imposées à la direction de la lutte ont menée celle-ci.

D’un côté il n’a jamais été pour elles question de tenter de s’adresser aux couches pauvres et ouvrières de la population juive d’Israël qu’on venait de transformer d’opprimés en Europe en oppresseurs en Palestine. Il est vrai que sur ce terrain, l’impulsion aurait dû venir d’abord des quelques courants militants antisionistes qui existaient, mais étaient si faibles qu’ils n’ont jamais réussi à se faire entendre2 au sein de la population d’immigrés juifs venus en Palestine (eux qui pourtant avaient connu en Europe des formes barbares et extrêmes de racisme et d’oppression). Mais même vis-à-vis des masses pauvres des pays voisins qui regardaient vers le peuple palestinien opprimé et voyaient en lui des frères, les organisations de résistance palestiniennes, même celles qui se disaient « progressistes », voire se piquaient d’un peu de marxisme, n’ont jamais cherché à s’adresser à elles sur un terrain de classe. En futurs dirigeants qu’ils espéraient devenir, d’un État palestinien à conquérir, les dirigeants du mouvement palestinien n’avaient d’yeux que pour leurs homologues gouvernants de pays arabes dont ils espéraient au moins une aide. Ils n’en ont reçu que dramatiques trahisons.

Nous revenons plus en détail dans l’article L’OLP, d’une organisation de lutte au rôle de gestionnaire de la misère ci-dessous sur ce que fut la politique de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) ou plus exactement des organisations nationalistes qui l’ont composée, dont la principale, le Fatah de Yasser Arafat. Cet article porte sur la politique étroitement nationaliste des dirigeants de l’OLP, menée sur le terrain d’un nationalisme bourgeois et non sur celui de la révolte de tous les opprimés de la région, auxquels le sort du peuple palestinien était lié, et en quoi cette politique a conduit celui-ci à des défaites, de nouveaux exils et massacres dans les camps de réfugiés. L’article suivant, Le Hamas au pouvoir : un gouvernement capitaliste, rentier et autoritaire, sous-produit de l’oppression israélienne, rappelle non seulement ce qu’est la politique du Hamas aujourd’hui, mais comment ce mouvement, conservateur, réactionnaire, qui n’existait pas dans les années 1960-1970 au plus fort de la lutte du peuple palestinien, a pu supplanter en grande partie l’OLP à partir du moment où celle-ci passait de son rôle d’organisation de lutte du peuple palestinien à gérante (sous l’étiquette d’« Autorité palestinienne ») des ghettos de misère dans les territoires que les accords d’Oslo de 1993 lui ont confiés.

Mais la Palestine occupée, ou plus exactement les îlots qui constituent les « Territoires palestiniens » de Cisjordanie et de Gaza, ne se résume pas à ses coteries dirigeantes. On se souvient de cette jeune palestinienne de 16 ans, Ahed Tamimi, qui a fait huit mois de prison pour avoir giflé, en 2017, un soldat israélien lors des manifestations en Cisjordanie contre la décision du président américain Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël. Elle vient d’être à nouveau arrêtée, ce 6 novembre, en Cisjordanie, accusée d’incitation à la violence. On se souvient des nombreuses manifestations en Cisjordanie s’opposant aux expulsions et démolitions de maisons et aux opérations de colonisation menées manu militari. On se souvient de la soudaine irruption, en mai 2021, des Arabes israéliens, jusque-là plutôt silencieux, contre les expulsions de familles palestiniennes de leurs logements de Jérusalem-Est. Comme on se souvient de la manifestation dans les rues de Ramallah, cette fois contre l’Autorité palestinienne en juin 2021, après la mort lors de son arrestation musclée par la police de l’Autorité palestinienne de l’activiste palestinien Nizart Banat qui dénonçait la corruption du régime : « Abbas dégage », « Non à l’assassinat politique », « À bas l’autorité d’Oslo » criaient les manifestants.

Le problème que soulèvent l’histoire récente de la Palestine et des luttes du peuple palestinien est celui de toute une période. La vague de soulèvements des peuples colonisés qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, dont la résistance du peuple palestinien est apparue comme le dernier drapeau dans le monde arabe, a été partout menée sous des directions petites-bourgeoises nationalistes. Si elles ont donné aux peuples anciennement colonisés des indépendances nationales formelles, et une certaine fierté, elles ont installé des régimes bourgeois, toujours dépendants de l’impérialisme, corrompus et presque tous devenus très vite dictatoriaux. S’il en est allé ainsi de cet immense soulèvement social des opprimés du tiers-monde, c’est par carence du mouvement ouvrier lui-même, paralysé notamment par ses directions social-démocrates et staliniennes. Et en premier lieu dans nos propres pays : on se souvient de la faiblesse des réactions en France face aux massacres de la guerre d’Algérie.

Aujourd’hui, cinquante ou soixante ans plus tard, les régimes nationalistes issus des luttes d’indépendance se sont déconsidérés aux yeux des travailleurs et des peuples. Même ceux qui se présentaient comme « modernistes », voire « de gauche », « socialistes », se disaient « panarabes » mais pas internationalistes. Nasser avait tenté de créer avec la Syrie une République arabe unie. Moubarak plus tard en Égypte, Ben Ali en Tunisie se disaient officiellement « socialistes », membres de l’Internationale socialiste… de Mitterrand et Jospin ! C’est sur leur déconfiture, sur la déception qu’ils ont engendrée qu’a pu croître l’influence dans ces pays des tendances les plus traditionalistes, les plus réactionnaires, celle d’intégristes religieux qui existaient certes auparavant mais n’avaient aucune influence à l’époque où ces peuples étaient en lutte.

Malgré les trahisons de ceux qui se sont dit leurs « leaders » et des gouvernements d’un tiers-monde décolonisé qui en sont issus, les opprimés (en écrasante majorité des prolétaires du Maghreb, du Proche et du Moyen-Orient) n’ont jamais dit leur dernier mot. Il y a eu ces Printemps arabes de 2011, renversant les Moubarak et les Ben Ali, contagieux, même si vite écrasés au Bahreïn, en Libye, en Syrie – puis étouffés en Égypte et en Tunisie. Il y a eu huit ans plus tard le Hirak algérien, la révolte de 2019 au Soudan. La dictature islamiste iranienne érigée sur une révolution usurpée en 1979 (sur laquelle prend modèle le Hezbollah libanais ou le Hamas palestinien) est depuis des années contestée par des femmes, par des travailleurs en grève et des militants syndicalistes et politiques en butte à la répression.

Il ne s’agit pas de se fixer sur le passé et ses occasions perdues. Mais de voir que la même situation explosive demeure, à plus grande échelle encore : cette région du monde (et elle n’est pas la seule) est de fait une poudrière sociale et politique. D’où le besoin d’une politique pour les luttes d’aujourd’hui et de demain. Une indispensable « solidarité » de notre part avec les peuples opprimés, bien sûr. D’autant plus indispensable que ce sont bien les grandes puissances impérialistes, leurs trusts pétroliers ou agro-alimentaires, leurs banquiers qui sont les principaux responsables de ces oppressions, et notamment aujourd’hui nos gouvernants, les Biden, les Macron qui soutiennent les bombardements d’Israël sur Gaza. Mais pas seulement. S’impose le besoin d’une politique de lutte pour la classe ouvrière là-bas et ici, une perspective internationaliste d’émancipation des travailleurs et des peuples opprimés, dont l’immense majorité fait partie de la classe ouvrière mondiale, exploitée sur place ou obligée d’émigrer vers les usines d’Europe ou d’Amérique. Une lutte pour le renversement du capitalisme où nous nous devons de prendre toute notre place, nous qui vivons dans les bastions même de ce capitalisme.

Olivier Belin

 

 


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1 Selon Ghada Karmi, l’auteure d’un ouvrage intitulé Israël-Palestine, la solution : un État (La Fabrique, 2022, p. 27), qui s’appuie sur les données d’un « Bureau palestinien des statistiques », la population palestinienne serait aujourd’hui d’environ dix millions, dont environ trois à cinq millions exilés dans divers pays du monde, quelque cinq millions dans des camps de réfugiés dans des pays proches, 1,8 million en Israël, environ cinq millions en Cisjordanie occupée et à Gaza (chiffres de 2021).

2 On peut lire à ce sujet le manifeste du Matzpen de 1967, « Le problème palestinien et le conflit israélo-arabe », les livres du militant trotskiste israélien Michel Warschawski, ou son tout dernier article sur Gaza aujourd’hui, « Nous avons dépassé les crimes de guerre à Gaza ». Dans l’introduction de son livre, Boire la mer à Gaza, la journaliste militante israélienne Amira Hass rappelle aussi comment c’est de ses parents militants communistes européens émigrés en Israël après la Shoah qu’elle a appris l’internationalisme.