À l’heure de tensions sociales croissantes où l’extrême droite à l’échelle internationale, de Rome à Buenos Aires, montre sa disponibilité à gouverner, il est vital de tirer les leçons de l’échec de l’Unité populaire incarnée par la figure du président socialiste Salvador Allende. Le tableau régional est préoccupant pour l’Amérique latine avec un héritier direct de la dictature de Pinochet, José Antonio Kast, lui-même lié par sa famille au Troisième Reich, qui dirigera via une majorité des représentants les travaux sur la nouvelle Constitution chilienne1, tandis que les partisans de Bolsonaro au Brésil jouent de leur côté les arbitres au Parlement en dirigeant des États clés et la capitale économique du pays, et que le risque de victoire de Milei2 en Argentine devient crédible. La politique de la gauche qui prétend être un moindre mal avec une politique pourtant bel et bien pro-patronale en s’appuyant sur le terrible bilan des dictatures n’est en rien un barrage. L’échec du processus révolutionnaire au Chili des années 1970-1973 est le résultat à la fois de la brutalité de la bourgeoisie, mais aussi de la politique systématique de désarmement politique et militaire par l’Unité populaire.
Le contexte international qui oppose deux points de vue de classe
Le renversement le 11 septembre 1973 du gouvernement de gauche et du président élu Salvador Allende par le coup d’État militaire du général Pinochet marque un tournant international de la politique des bourgeoisies, contre la contestation sociale et politique issue de l’année 1968 de la jeunesse et d’une fraction significative de la classe ouvrière internationale. À l’Est contrôlé par l’Union soviétique, à l’Ouest dominé par les États-Unis, au Sud sous l’emprise indirecte des anciennes puissances coloniales, la jeunesse se soulève contre le monde ancien et la guerre du Vietnam. Le coup d’État militaire sanglant au Chili démarre une opération de contre-insurrection inspirée par Washington qui couvrira l’ensemble du continent de régimes dictatoriaux et marque la naissance du néo-libéralisme : le Chili sera un laboratoire politique répressif et économique avec l’application des recettes de l’école de Chicago contre toute forme de limitation, même symbolique, des injustices sociales. Dans l’imaginaire de générations de révolutionnaires, de militants et militantes de la classe ouvrière, ce sera l’exemple illustrant la barbarie de la bourgeoisie, mais aussi l’incarnation de la « voie pacifique vers le socialisme », qui se révèlera comme la voie vers la catastrophe. Catastrophe qui n’avait pourtant pas un caractère exceptionnel. Ne serait-ce que huit ans plus tôt, en 1965 en Indonésie, de façon préventive, la bourgeoisie de Djakarta, avec l’aide logistique et politique des États-Unis, fait massacrer les militants et sympathisants désarmés du Parti communiste indonésien (PKI). Avec un bilan accablant entre 500 000 et trois millions de victimes3 dont peu de leçons seront tirées par la gauche révolutionnaire.
La nature de la coalition de l’Unité populaire : un gouvernement de gauche est-il un gouvernement des travailleurs ?
La venue au pouvoir par la voie électorale de l’Unité populaire, unissant les partis socialiste et communiste avec un secteur de la démocratie-chrétienne, est un processus long initié dès les années 1950. Avec des particularités qui détonnent du paysage politique d’aujourd’hui. Le Parti communiste était une organisation implantée grâce à un syndicalisme confédéré de la Centrale unique des travailleurs (CUT) créée en 1953 où il jouait un rôle de direction à l’aide de militants auréolés de luttes politiques et de la sortie de la clandestinité imposée par les lois anti-communistes chiliennes – le PC est interdit entre 1948 et 1958 –, et dans la vie sociale via des écrivains comme Pablo Neruda et les chanteurs populaires Violeta Parra et Victor Jara. Le Parti socialiste chilien bénéficie d’une histoire longue de luttes sociales influencées par un anarcho-syndicalisme puissant au début du 20e siècle et d’organisations socialistes marquées par la révolution d’Octobre. Il est né après l’expérience d’une courte (treize jours) République socialiste en 1932, dans un congrès unissant divers groupes socialistes en 1933. Parmi ceux-ci, des groupes influents sont issus du trotskisme, et beaucoup de dirigeants de l’aile gauche du Parti socialiste seront formés par cette tradition, donnant lieu à une orientation très radicale dans les discours mais aussi dans les expériences militantes. Le Front populaire chilien en 1938 fera éclater le Parti socialiste qui se reconstruira en 1957, avec encore des minorités issues du trotskisme, et se déclarera en 1967 lors de son congrès de Chillan « marxiste » et « partisan de la révolution socialiste », hors de la ligne de l’Internationale socialiste.
Ces partis, communiste et socialiste, étaient des partis réformistes. Ce n’est pas une insulte mais une caractérisation politique : à la différence des partis de gauche d’aujourd’hui, ces formations prétendaient lutter pour instaurer le socialisme, par des réformes et en restant dans la voie légale. L’Unité populaire n’était pas une coalition bourgeoise en raison seulement de la participation de secteurs de la démocratie-chrétienne. En fait, l’UP ne voulait pas le pouvoir direct des travailleurs, et même si ces organisations avaient une implantation ouvrière et populaire, ce bloc électoral n’était pas un pouvoir alternatif, ni même un contre-pouvoir des travailleurs. Ce que réclamaient les manifestants, les murs couverts de slogans pour le « Pouvoir populaire », n’a jamais été au cœur de la politique d’Allende ni des partis de gauche. Les Partis communiste et socialiste ont eu un programme de compromis, de temporisation de l’activité de la base des organisations de gauche et syndicales, et n’ont à aucun moment empêché la bourgeoisie chilienne de détenir le pouvoir de la presse (avec l’emblématique journal conservateur El Mercurio aux mains de la riche famille Edwards), ni celui de l’argent avec son contrôle des richesses, des matières premières, de la terre aux mains d’une minorité de grands propriétaires fonciers, des banques malgré les nationalisations de secteurs comme le cuivre. Mais surtout, elle laissera intacte l’armée, qui pourtant avait sauvé à de nombreuses reprises cette oligarchie puissante, avec des massacres d’ouvriers comme celui de Santa Maria d’Iquique le 21 décembre 1907 faisant 3600 victimes (dont femmes et enfants de grévistes des entreprises d’extraction du salpêtre), le massacre des mineurs du charbon à Curanilahue en 1916, San Gregorio en 1921, Ranquil en 1934, la dure répression des travailleurs agricoles de J. M. Caro en 1962, des mines de El Salvador en 1966, ou à Puerto Montt en 1969. Le caractère démocratique et pacifique de la république chilienne et la neutralité de l’armée de conscription ont de tout temps été des mythes. L’UP n’était pas un gouvernement des travailleurs qui faisait des erreurs, mais une coalition de compromis pacifiste et légaliste avec la bourgeoisie chilienne adepte, elle, des méthodes radicales et pourvue d’une haute conscience de classe.
L’Unité populaire gouvernement des luttes ?
Il est difficile de discuter de bilans politiques lorsqu’on discute avec des mythes. Il est encore difficile d’affronter l’icône de Salvador Allende au Chili et même d’aborder les enseignements de la voie pacifique vers la barbarie que fut la fin sanglante de la gauche au pouvoir. L’Humanité du 7 septembre 2023 vante en Allende « le président des luttes du peuple»4, et l’Institut La Boétie, le think tank de La France insoumise, valorise sans nuance cette voie légale pour le changement5. Une bonne partie du crédit politique de l’Unité populaire vient des prétentions de son programme économique. La nationalisation par rachat du cuivre, malgré ses limites, est apparue comme une mesure radicale contre l’impérialisme américain et sa main-mise en Amérique latine et les grands propriétaires locaux. Mais elle n’a pas entamé le pouvoir réel d’une classe arrogante et cruelle qui fera tout pour reprendre l’initiative. Le PC bloquera les grèves revendicatives des travailleurs via la CUT pour ne pas gêner le « gouvernement populaire » et appellera à des journées d’action sans lendemain. PC et PS dissuaderont systématiquement les actions de la base, y compris contre l’avis des sections et cellules d’entreprise, d’occupations d’usines, de prise en main des terres par les paysans pauvres en majorité Mapuche dans le sud, et en refusant de satisfaire les revendications majoritaires des organisations ouvrières et populaires d’avoir les moyens de se défendre de la violence des bandes fascistes comme Patria y Libertad et des milices patronales.
La confiance de l’UP dans l’activité des travailleurs était si faible que lorsque la droite, via la grève des camionneurs, a bloqué le pays, elle a tout misé dans des solutions technologiques. Avec la collaboration d’universitaires anglais, le gouvernement Allende a envisagé une solution cybernétique, le projet Cybersyn, permettant de gérer une fluidité logistique des marchandises dans un pays montagneux dépendant des transports privés avec une sorte de planification et une possibilité de consultation locale pour anticiper les demandes. Un choix qui anticipait le devenir des réseaux sociaux, de l’économie des plateformes : avec des décennies en avance, un Facebook et Amazon… de gauche6. Des ordinateurs pour remplacer l’activité de la classe ouvrière, tout un programme. Et lorsque le risque de coup d’État devint une évidence pour tous les travailleurs et travailleuses conscients dès la fin juin 19737, les marins socialistes de l’Armada chilienne en lutte dans des cellules clandestines contre leurs officiers seront livrés par la gauche à la hiérarchie militaire avec des centaines d’arrestations et disparus avant même le 11 septembre8. En nommant le général Pinochet en août 1973 à la tête de l’armée, Allende suit sa politique légaliste et pacifique jusqu’à ses ultimes conséquences.
La catastrophe était-elle inéluctable ?
La tragédie chilienne dans la légende de la gauche est réduite à un rêve brisé par un coup d’État militaire orchestré par les États-Unis. Le rôle de Washington est connu, documenté depuis le début avec la commission Franck Church du Sénat américain (1975-1976), qui a établi le rôle direct du président Nixon. Le rôle des multinationales comme ITT et d’autres sont bien connues, tout comme la mise en place de la répression avec ce qui deviendra l’opération Condor9. Mais rien n’aurait été possible sans la participation active de la bourgeoisie chilienne, son armée, sa presse, ses intellectuels, sa propagande, les élites de son Église catholique et sa petite bourgeoisie apeurée qui croyait les fables du torchon El Mercurio annonçant la destruction des valeurs familiales et la soviétisation de l’économie, et décrivant avec force de détails le kidnapping massif des enfants de Santiago dans des cargos cubains pour être rééduqués à La Havane. Cette bourgeoisie avait une claire conscience de classe, et en sentant les faiblesses de l’Unité populaire, elle n’en a pas moins eu la compréhension du vrai danger. Ce dernier ne venait pas d’un gouvernement légaliste et respectueux du droit bourgeois. Mais la vague qui a mené à la victoire électorale d’Allende était portée par un véritable élan populaire, massif et en voie d’organisation. Il n’y a jamais eu de double pouvoir au Chili pendant l’Unité populaire, à peine la possibilité d’un contre-pouvoir ouvrier et populaire. Ce sont bien sûr les occupations des terres, d’usines, mais surtout l’apparition des cordons industriels, organisations en grande partie spontanées, issues de l’activité des militants de base des syndicats, du Parti socialiste, parfois du PC et de l’extrême gauche du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), indépendamment et même le plus souvent contre leurs directions. Et rejoints par de nombreux travailleurs non organisés dans des partis. On les a vu éclore en 1972, organiser des luttes pour appuyer les revendications contre « leur » gouvernement, et organiser la riposte contre la première tentative de coup d’État en juin 1973. Ces cordones regroupaient parfois des milliers de travailleurs dans la banlieue de Santiago, basés sur des structures de quartiers et d’entreprises. Mais ils n’ont jamais été plus de trente sur l’ensemble du pays, n’ont jamais pu se coordonner nationalement et apparaître comme une force indépendante, susceptible d’incarner à l’échelle du pays les aspirations et le pouvoir des travailleurs.
C’est cette possibilité, encore latente mais qui prenait chair de jour en jour, qu’a voulu tuer de façon préventive la coalition conservatrice. Et c’est là que réside la richesse des mille jours de lutte des travailleurs et des milieux populaires du Chili, la prise en main de leurs affaires loin des rêves tragiques d’un socialisme raisonnable et respectueux des institutions.
Tristan Katz
Ce dossier sur le Chili contient les articles suivants :
– Chronologie rapide d’une course vers la catastrophe
– Les leçons du coup d’État du 11 septembre 1973
– Le rôle de l’extrême gauche, occasion manquée ou impasse stratégique ?
– Courte bibliographie
1 Articles parus avant la naissance de notre journal commun Révolutionnaires: https://www.convergencesrevolutionnaires.org/Echec-de-la-Constituante-au-Chili-quelques-remarques-sur-le-jour-d-apres, https://npa-dr.org/index.php/9-article-lettre/755-chili-les-reculades-de-la-gauche-ont-enterre-la-nouvelle-constitution-pas-la-revolte.
2 https://npa-revolutionnaires.org/arg2023/
3 Une étude d’ampleur : Robert Gellately et Ben Kiernan, The Specter of Genocide : Mass Murder in Historical Perspective, Cambridge University Press, 2003.
4 https://www.humanite.fr/monde/augusto-pinochet/chili-salvador-allende-le-president-des-luttes-du-peuple
5 https://institutlaboetie.fr/chili-1973/
6 Un travail récent très intéressant : https://the-santiago-boys.com/ qui s’appuie sur le travail de pionnière rarement mis en avant de Eden Medina, Cybernetic revolutionaries : technology and politics in Allende’s Chile, Cambridge, Massachusetts; London, England, The MIT Press, 2011.
7 Chili 1973 : la chute annoncée de l’Unité populaire (première partie)
8 Les travaux et articles en castillan et français de J. Magasish sont éclairants, documentés malgré ses liens avec l’Unité populaire.
9 Marie-Monique Robin dans Escadrons de la mort, l’école française, Paris, La Découverte, 2004, fait un récit détaillé et éclairant de cette guerre de classe. James Petras, sociologue de gauche américain, étudie l’ensemble de ces opérations contre la gauche en Amérique latine. Entre 1973 et 1983, 300 000 tués en Amérique centrale et 2,5 millions d’exilés, et 70 000 pour le Cône Sud (Argentine, Chili, Uruguay), le Pérou et la Bolivie.