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Les Tupamaros : l’échec du guérillérisme

La disparition de Pepe Mujica, ex-guérillero devenu président de l’Uruguay, braque les projecteurs sur les mouvements de lutte armée, aujourd’hui un peu oubliés, qui se déroulèrent en Amérique latine dans les années 1960-1970. Le Mouvement de libération nationale-Tupamaros (MLN-T), dont Mujica fut un des fondateurs, en fait partie. Son nom fait référence au combat du dirigeant indien Túpac Amaru qui combattit les colons espagnols à la fin du XVIe siècle. D’autres mouvements se sont d’ailleurs revendiqués d’autres chefs indiens, tel le Mouvement Túpac Katari en Bolivie et les Lautaro au Chili. Ce qui indique, à côté de références marxistes, que ces mouvements étaient fortement teintés de nationalisme. Le slogan principal du Front patriotique Manuel Rodríguez, issu d’une scission du PC chilien qui s’opposa à la dictature de Pinochet (et manqua de peu de l’abattre) était d’ailleurs « Patria o Muerte ».

Le MLN-T a donc été créé en 1966 dans un contexte où une grande partie de l’extrême gauche et de la jeunesse était fortement marquée par la victoire de la révolution cubaine de 1959. Ses dirigeants, Castro et Guevara, préconisaient la reproduction de leur expérience, selon la théorie alors en vogue du « foquisme » qui consistait à multiplier les foyers de guérilla. Guevara devait trouver la mort en 1967 en tentant vainement d’implanter un groupe armé en Bolivie après avoir essayé de le faire en Afrique. Il résulta de ces expériences une véritable mythologie de la lutte armée et un culte de Guevara. On pouvait voir ses portraits géants sur les murs de presque toutes les facultés d’Amérique latine. Cette mythologie s’étendit d’ailleurs à de nombreuses autres parties du monde, même si elle ne suscita pas de mouvements armés dans les États capitalistes développés.

C’est donc sous cette influence que s’est constitué le MLN-T, coalition très hétéroclite où se côtoyaient des membres du PC, du PS, des anarchistes, des chrétiens partisans de la théologie de la libération et même des dissidents progressistes des grands partis conservateurs. Des affrontements armés avaient d’ailleurs précédé cette constitution officielle. Guevara lui-même avait été victime d’une tentative d’attentat lors de son passage à Montevideo en 1961 pour donner une conférence à l’université où il invita les étudiants à imiter les révolutionnaires cubains. Des groupes fascistes et paramilitaires tentaient en effet de faire régner la terreur. Pepe Mujica a ainsi pu présenter ultérieurement le recours à la lutte armée comme une politique défensive face à cette vague d’agressions. Le principal dirigeant du MLN-T fut l’étudiant en droit Raúl Sendic, qui, après avoir été longuement emprisonné, adopta la voie légaliste. Dans sa foulée, son fils Fernando a été vice-président de l’Uruguay de 2015 à 2017.

Des campagnes à la guérilla urbaine

Le MLN-T commença par tenter de s’implanter dans la paysannerie selon les tactiques de guérilla préconisées alors par de nombreux théoriciens latino-américains et aussi par les maoïstes espérant rééditer la révolution chinoise. Ils essayèrent d’organiser certaines catégories de paysans pauvres et notamment de coupeurs de canne à sucre. Les cañeros revendiquaient la semaine de 40 heures et une réforme agraire. En s’adressant aux plus exploités, les Tupamaros entendaient aussi casser l’image de prospérité de l’Uruguay que la propagande officielle présentait comme « la Suisse de l’Amérique latine » malgré des inégalités sociales et une misère terrible. Cette tentative suscita un grand enthousiasme parmi la jeunesse étudiante, beaucoup moins dans la classe ouvrière où le PC restait l’organisation la plus influente. Le MLN-T, qui ne comptait qu’une centaine de militants, recruta alors de nombreux étudiants. Cette période consacrée au prolétariat paysan fut cependant brève et rencontra peu de succès. Les Tupamaros théorisèrent cet échec en constatant que l’Uruguay ne disposait pas de grandes forêts ni de montagnes où des guérilleros seraient susceptibles de se réfugier.

Ils se tournèrent alors vers la guérilla urbaine en essayant d’harceler la bourgeoisie et son appareil d’État par des actions spectaculaires, sans réellement chercher à organiser et mobiliser les masses, ni intervenir dans les entreprises à l’intérieur des syndicats ou en concurrence avec eux. Ces coups d’éclats consistaient à s’attaquer à des banques, des casinos, des supermarchés pour redistribuer ensuite le produit de ces braquages à la population, à la manière de Robin des Bois. Les Lautaro chiliens devaient d’ailleurs reprendre ces méthodes à la fin du règne de Pinochet en entraînant la population pauvre des poblaciones à piller des grands magasins. Ces actions permirent aux Tupamaros de gagner une certaine sympathie dans la population qui refusait de les considérer comme des « terroristes » comme les en accusaient le pouvoir et les médias.

Une impasse sanglante

La répression ne se fit pas attendre avec des assassinats, tortures et emprisonnements. Ce qui conduisit les Tupamaros à durcir leur action. Ce durcissement fut notamment marqué par la tentative, le 8 octobre 1969, de s’emparer de Pando, une ville de 15 000 habitants proche de Montevideo, dans le but de piller les banques locales, à l’occasion du second anniversaire de la mort de Che Guevara. Cette attaque se conclut par une défaite sanglante, avec trois morts et une vingtaine de prisonniers. Les Tupamaros se lancèrent alors dans une politique d’enlèvements de notables, de patrons et de diplomates pour tenter de les échanger contre la libération de leurs camarades emprisonnés. Une opération marqua particulièrement la rupture des Tupamaros avec leur politique qui était jusqu’alors d’éviter de faire couler le sang. Au cours de l’été 1970, ils enlevèrent Dan Mitrione, un agent de la CIA de haut rang, en réclamant la libération de 110 prisonniers. Faute d’avoir pu être échangé, Mitrione fut exécuté. Reste que l’épisode de l’évasion spectaculaire d’une centaine de prisonniers politiques, dont Pepe Mujica, de la prison de Punta Carretas, le 6 septembre 1971, montre le soutien populaire dont bénéficiait encore le mouvement.

Les pressions des États-Unis, qui intervenaient alors systématiquement en Amérique latine considérée comme une chasse gardée, se multiplièrent sur le président de droite Pacheco Areco. Le régime devint de plus en plus autoritaire en muselant la presse, interdisant les partis de gauche et en renforçant les effectifs de l’armée. Malgré le vote de ces mesures répressives par le Congrès en avril 1972, cette situation aboutit au coup d’État militaire de juin 1973 qui laissa d’ailleurs en place le président Pacheco Areco…

Cette guerre entre un groupe dont les effectifs ne dépassaient pas 2000 militants et une armée de dizaines de milliers d’hommes surarmés et épaulés par la CIA était perdue d’avance, en l’absence de l’appui de la population. Des centaines de Tupamaros furent tués ou « disparurent », 1300 furent emprisonnés, dont Raúl Sendic qui subit, comme Mujica et nombre de leurs camarades un traitement abominable. Une quarantaine périrent sous la torture, beaucoup durent s’exiler.

Quand les militaires décidèrent d’eux-mêmes de laisser la place aux politiciens civils, en 1984, après l’échec d’un référendum visant à valider une Constitution justifiant leur rôle – comme cela s’est aussi passé quelques années plus tard au Chili –, les prisonniers furent libérés. Les Tupamaros rescapés se divisèrent alors en plusieurs tendances, entre ceux qui entendaient tourner la page et constituer une large alliance avec les partis de gauche et ceux, très minoritaires, qui restaient fidèles à la lutte armée. Ce fut donc la politique d’entrée dans le Frente Amplio, Front large, constitué de partis allant du PC à la démocratie chrétienne, qui l’emporta sous la direction des principaux dirigeants encore en vie comme Raúl Sendic et Pepe Mujica. Et c’est ce choix qui conduisit Mujica aux places de ministre en 2005 puis de président de la République en 2010.

Cet itinéraire ne représente que la pointe de l’iceberg de l’évolution de nombreux guérilleros d’Amérique latine. Plusieurs d’entre eux, au Chili comme en Argentine, se sont retrouvés députés ou hauts fonctionnaires, y compris aux commandes de la justice ou de la police. Voire à la tête de l’État, telle Dilma Rousseff, vice-présidente de Lula, puis brièvement présidente de la république du Brésil en 2016. Sans compter les frères Ortega, leaders au Nicaragua de la seule guérilla à avoir triomphé en dehors de la révolution cubaine. Une victoire qui a abouti aujourd’hui à une dictature paranoïaque et cynique qui n’a pas grand-chose à envier à celles que les guérilleros voulaient renverser dans les années 1960-1970.

Gérard Delteil