Nos vies valent plus que leurs profits

Uruguay — De la guérilla à la présidence, Pepe Mujica, icône de la gauche compatible avec le capital

La mort, le 13 mai dernier, de Pepe Mujica, ancien président de la république d’Uruguay de 2010 à 2015, a suscité des flots d’éloges des médias et des politiciens, et pas seulement de ceux de gauche. Dans son propre pays, trois jours de deuil national ont été proclamés pour lui rendre hommage. Mujica vivait très modestement et se proclamait « le président le plus pauvre du monde ». Il avait d’ailleurs fait don d’une partie de son salaire présidentiel à des organismes caritatifs. Son mode de vie modeste et son honnêteté tranchent en effet avec la corruption et les goûts de luxe d’une grande partie de la classe politique. Ce comportement, largement médiatisé, a contribué à lui apporter une certaine popularité. Mais il ne suffit pas pour autant à en faire le porte-parole des classes laborieuses.

Un pacte avec les militaires

L’activité politique de Mujica a commencé dans les années cinquante. Après avoir brièvement milité au sein du Parti national (droite nationaliste), il a fait partie des fondateurs du Mouvement de libération nationale-Tupamaros (MLN-T) en 1966 qui s’est lancé dans la guérilla urbaine. Cet engagement lui valut de passer près de quinze ans en prison, dont douze sous la dictature militaire et de subir la torture et des conditions de détention effroyables1. Après sa libération en 1984, Mujica a œuvré pour la participation de son mouvement au Frente Amplio (Front large), qui regroupe des forces politiques allant du PC et du PS à la démocratie chrétienne. Avant d’en être le candidat à la présidence, Mujica a été député, puis ministre de l’Agriculture et de la pêche sous la présidence de Tabare Vasquez, membre du Parti socialiste et maire de Montevideo.

À partir de cette époque, Pepe Mujica a donc intégré la classe politique qui se fixe pour objectif la gestion de l’État bourgeois en respectant ses institutions. Son passage au ministère sera marqué par une timide tentative de limiter la concentration des terres au détriment des petits paysans, qui n’aura quasiment aucun effet, et par la création d’un système de micro-crédits destiné aux petits entrepreneurs.

Cette mutation a d’ailleurs été précédée par un accord conclu avec les militaires : le « pacte du Club Naval » de 1984. Ceux-ci se sont engagés à ne pas intervenir en cas de victoire du Frente Amplio en échange du maintien de « la ley de caducidad », une loi d’amnistie adoptée en 1986 qui garantit l’impunité aux tortionnaires et assassins de la dictature. À plusieurs reprises, des tentatives de remise en cause de cette loi ont été menées sous l’impulsion des familles de victimes et de militants, mais une bonne partie du Frente Amplio s’y est opposée. Au point que certains ex-Tupamaros en sont arrivés à prendre la défense de leurs tortionnaires. Pepe Mujica lui-même s’est opposé à ces tentatives et a déclaré en mai 2011 que « l’annulation de loi d’amnistie serait une erreur de nature à compromettre l’avenir du Frente Amplio au gouvernement ».2 Il a aussi qualifié les quelques officiers emprisonnés pour leurs crimes de « pauvres vieux » qu’il fallait désormais laisser tranquilles…

Moyennant ce compromis, Pepe Mujica a pu adopter quelques mesures progressistes, surtout sur le plan « sociétal » : légalisation de l’avortement, du mariage gay et de l’usage de la marijuana. Celles-ci, prises dans un pays de traditions catholiques et machistes, ont très largement contribué à l’installation à l’international de l’image d’un président hors normes. Ce qui ne l’a pas empêché de se vanter de ses relations cordiales avec le président chilien de la droite dure Sebastián Piñera dont il a fait l’éloge en termes flatteurs : « un homme de valeur ».

Humaniser le capitalisme sans toucher au capital

Sur le plan social, le Frente Amplio a bénéficié d’une relative prospérité liée à l’augmentation des prix des matières premières vendues par l’Uruguay qui a contrasté avec la situation qui a suivi la crise économique de 2002-2003, accompagnée de la plongée dans la misère d’une partie de la population. Un programme d’assistance sociale a été mis en place, avec la création d’un « panier d’aliments de base » et l’augmentation des allocations familiales. Fin 2010, la proportion de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté restait néanmoins de 20,9 % soit seulement 13 % de moins qu’en 2006. Surtout, l’inégalité sociale n’a pas reculé. 10 % de la population accapare toujours un tiers du revenu national, alors que les 10 % les plus pauvres n’en perçoivent que 2 %. La politique fiscale du Frente Amplio est significative : seuls 13 % des recettes fiscales viennent de taxes sur le capital et ses profits, alors que 87 % sont prélevées sur les revenus du travail.3 Et Mujica ne s’est jamais comporté en défenseur des travailleurs, loin de là. Il a, entre autres, livré de dures attaques contre les fonctionnaires et les enseignants qualifiés par lui de privilégiés. En aout 2018, il a par exemple brisé la grève des employés municipaux de Montevideo en envoyant l’armée ramasser les poubelles. Le Covid a servi de prétexte à une baisse des salaires des fonctionnaires, accompagnée par démagogie d’une diminution de ceux des ministres. On peut noter aussi que, plus récemment, en 2023, toute une partie du Frente Amplio s’est opposée à un référendum initié par les organisations syndicales pour revenir à la retraite à 60 ans, après que l’âge de départ ait été fixé à 65 sous la présidence de droite de Luis Lacalle Pou qui avait succédé à celle de Tabaré Vázquez (Frente Amplio), lui-même successeur de Mujica.

Le « président le plus pauvre du monde », s’il a tenté d’humaniser un peu le capitalisme, n’a donc même pas égratigné les profits et privilèges de la bourgeoisie uruguayenne. On peut même dire que ce guérillero repenti lui a rendu un grand service en propageant parmi des secteurs combatifs de la jeunesse et des classes laborieuses l’idée qu’il n’existerait pas d’autres moyens d’améliorer un peu la société que de participer à des institutions et à un appareil d’État qui sont les garants des inégalités sociales. C’est bien évidemment à ce titre que lui est rendu cet hommage unanime…

Gérard Delteil

1  L’emprisonnement de Mujica et deux autres dirigeants tupamaros est relaté dans le film Compañeros d’Alvaro Brechner, avec Antonio de la Torre dans le rôle de Mujica, qui met notamment en lumière la cruauté des méthodes de torture physique et psychologique de la dictature.

2  Déclaration citée par Página 12 (quotidien argentin) le 5 mai 2011

3  Institut national des statistiques d’Uruguay