Nos vies valent plus que leurs profits

Mobilisation, démocratie et front unique : réponse à des camarades anticapitalistes

Parmi les qualificatifs qui ont été le plus mis en avant à propos de la crise politique dans laquelle le mouvement a plongé Macron et son gouvernement pendant trois mois, ceux de « crise démocratique » ou de « crise de régime » reviennent le plus souvent, sous la plume d’éditorialistes de droite comme de gauche… et jusqu’à la gauche dite radicale. Des caractérisations agitées non pas pour leurs vertus explicatives, car trop confuses, mais parce qu’elles orientent vers les solutions institutionnelles : rétablir la « démocratie » (sans préciser laquelle) et replâtrer le régime.

Un article de Libération1, embarrassé, affirme que « techniquement », il n’y a pas de crise « démocratique » puisque les institutions fonctionnent ; pas de « crise sociale » car la France n’est pas bloquée et les syndicats continuent à signer des accords de branches avec le patronat (un syndicat comme la CGT en a signé en masse durant la mobilisation) ; pas de « crise politique » car aucune opposition ne parvient à s’unir pour bloquer réellement le gouvernement… Mais, dit en substance l’article, comme le gouvernement ne peut réformer les institutions et puisque le Président ne veut pas changer d’attitude… « Alors oui, nous traversons une crise démocratique. » Pas facile à démêler… Pierre Rosanvallon, ce sociologue et historien de la gauche bien libérale, qui fulmine avec brio sur TMC contre la « crise démocratique » que Macron refuserait de reconnaître, remarque que ce dernier a été pourtant respectueux de tous les moyens institutionnels à sa disposition : gouvernement, Sénat, Assemblée, avec des 47.1, 44.3, 44.2… et finalement un 49.3 (faute d’avoir rallié assez de députés LR, eux-mêmes inquiets pour leur carrière face à une telle mobilisation). Quand tout ça n’a pas suffi à ramener les « gens » à la niche, Macron a envoyé plus ou moins légalement ses flics, par dizaines de milliers et de toutes catégories (CRS, gendarmes, BAC, Brav-M), harnachés et armés de gaz lacrymogène, canons à eau, matraques… Mais toujours conformément à la Constitution.

Si nous avions encore des illusions sur la « démocratie bourgeoise », elles ont été mises à rude épreuve pendant la mobilisation. Raison pour laquelle sont d’autant plus justifiées les protestations contre les coups de force macronistes, les violences policières, l’interdiction de fait de manifester ou l’interdiction de faire grève (le droit de grève étant pourtant lui aussi inscrit dans la Constitution), contre les réquisitions chez les éboueurs et dans les raffineries. Un des nombreux visages de la « démocratie capitaliste » qui n’a pas besoin d’être en « crise » pour déchaîner une vague de coups de force et de violences policières. Une situation politique pour le moins agitée par rapport à laquelle la gauche tout entière a eu à se positionner.

Pourtant, il y a une différence entre, d’une part, faire des revendications démocratiques l’objectif précis d’une lutte qui mettrait en œuvre la démocratie ouvrière et ses organes contre celle des capitalistes et, d’autre part, circonscrire à la démocratie bourgeoise la satisfaction de ces revendications, ainsi mises à la merci d’un programme électoral de réforme institutionnelle.

La démocratie dans les strictes limites d’un programme électoral et institutionnel ?

Dénonçant la « démocratie en crise », l’opposition parlementaire de gauche a une nouvelle fois brandi son grand « projet » de la Nupes. Aurélie Trouvé et Stefano Palombarini ont affirmé dans une tribune au Journal du dimanche : « Au-delà de désaccords tactiques ou temporaires, cette unité de la gauche et des syndicats contre un pilier de la politique néolibérale offre la perspective d’une alternative plus globale.2 » Selon eux on ne peut se battre pour des revendications démocratiques que dans les strictes limites d’un programme électoral (en fait électoraliste), celui de la Nupes et en réalité de LFI : « Réunir une assemblée constituante pour passer à la VIe République », « abolir la monarchie présidentielle » (et revenir à des cohabitations ?), LFI dans son programme des dernières présidentielles nous parlait d’une « république permettant l’intervention populaire3 ».Cette prétendue « intervention populaire » et autre « gouvernance » devrait, selon Mélenchon (et depuis 2012), mettre autour de la table salariés et patrons, exploités et exploiteurs, leurs « représentants » et valets, pour discuter contrôle de la production ou réforme des retraites dans le strict respect de la rentabilité et des profits4. Le contrôle « démocratique » se réduirait en fait à un contrôle « bureaucratique », exercé par des « corps intermédiaires » et agents institutionnels détachés de tout contrôle de la classe ouvrière, liés à l’existence même du capitalisme – comme un avocat le serait au système judiciaire –, quand ils ne sont pas congénitalement subordonnés aux industriels et banquiers. Pourtant, si Macron avait été plus complaisant avec Laurent Berger et Philippe Martinez et qu’il les avait ralliés pour faire passer sa réforme, n’aurions-nous pas été obligés de les combattre tous ? Et puis il y a eu ce référendum d’initiative partagée (RIP) des parlementaires de gauche. Le Conseil constitutionnel a validé la réforme et invalidé le RIP. Ironie du sort, la raison invoquée est qu’en proposant le maintien du droit actuel (la retraite à 62 ans), le RIP n’était pas assez… « réformiste ». Mais, de toute façon, qui aurait accepté d’attendre pendant des mois ou des années un RIP, alors que la mobilisation avait déjà tranché la question ? Si ce n’est pour canaliser cette dernière dans les voies de garage des objectifs institutionnels ?

La gauche voudrait incarner un contrepoids à la présidence macroniste, comme si « équilibre » fantasmé rimait avec « démocratie ». Pour elle, le mal principal vient de la « forme » de cette Ve République, ce serait donc à un référendum et une nouvelle constitution de nous sauver, pour faire reculer le patronat et l’État policier avec des bulletins de papier. Naïveté au mieux, au pire une impasse visant à dévoyer la mobilisation vers des solutions institutionnelles. Il y a ceux, parfois accompagnés par des anticapitalistes, qui ont parié sur une dissolution et une nouvelle majorité parlementaire de gauche. Comme si plus de 40 ans d’alternance gauche-droite n’avait pas cherché à faire marcher les travailleurs au pas… Les politiciens de gauche pensent encore pouvoir subordonner la mobilisation à leurs ambitions.

L’« hypothèse stratégique » de la faiblesse de la mobilisation…

Emboîtant le pas à la Nupes, les camarades autour de Philippe Poutou et du journal L’Anticapitaliste partent eux aussi du constat d’une « crise démocratique », voire d’une « crise de régime », pour justifier l’appel à une « constituante ». L’Anticapitaliste du 1er juin donne le ton : « Même si elles ont lieu dans un an, les élections européennes seront les premières échéances électorales importantes après la mobilisation des retraites. Nous testons les possibilités d’un front uni pour y défendre la nécessité de la rupture avec les politiques libérales européennes mises en place depuis des décennies5 » écrit Fabienne Dolet, indiquant ainsi le but électoral du raisonnement développé, il y a quelques semaines, par Ugo Palheta : « Le gouvernement a lui-même ouvert une brèche en faveur d’une campagne démocratique contre l’autoritarisme et pour les libertés politiques. […] ces coups de force permettent en effet plus largement de poser à une échelle de masse le problème que soulèvent les institutions bonapartistes de la Ve République, la nécessité d’une rupture avec le cadre constitutionnel actuel, via une assemblée constituante, et la possibilité d’une véritable démocratie (qui suppose au demeurant l’articulation avec la question sociale).6 » La raison, Ugo Palheta l’avoue dans la revue Contretemps : pas suffisamment de grèves, pas suffisamment reconduites. Il insiste sur les « limites » ou faiblesses du mouvement (thèse 7) et de sa structuration. Certes. Mais ce faisant, il l’isole, oubliant ou faisant abstraction des centaines de grèves sur les salaires sur fond d’inflation galopante, certes plus éclatées (entreprises par entreprises, branches par branches, à l’occasion de NAO), mais qui ont précédé, épaulé et se sont tenues en arrière-fond de la mobilisation sur les retraites qui en a, à son tour, constitué le point d’unité focale. À cette « faiblesse », indéniable, Palheta répond par ces formules devenues magiques et incantatoires dans une partie de l’extrême gauche : une « constituante » et la « lutte pour l’hégémonie » ou le « front unique » pour l’obtenir.

Même chose dans l’article de Léon Crémieux paru dans la revue L’Anticapitaliste7 : il n’y pas la combativité nécessaire pour contester le système politique et social ; selon lui le ralliement à l’intersyndicale s’explique par le fait que « le mouvement n’a pas la force de créer ses propres structures, à même de bousculer l’intersyndicale », de cela il croit pouvoir conclure que c’est la solution institutionnelle qui doit donc prévaloir : « Le mot d’ordre d’une constituante est donc clairement à l’ordre du jour » et pour ce faire, un prétendu « front unique » dont Léon Crémieux cite l’exemple (et rappelle l’histoire) à contre-emploi. L’hebdomadaire L’Anticapitaliste précisait de son côté en mars au sujet d’un « front unique le plus large possible » que « cela ne remplace pas la mobilisation sociale […]. Ce sont au contraire des outils complémentaires8 ». Nouvelle édition du vieux mot d’ordre « Dans la rue et dans les urnes » pour appeler la première à se subordonner aux secondes. Très étonnant. Le mouvement est faible, ne parvient pas à se structurer indépendamment de l’intersyndicale… Mais les organisations se réclamant de la classe ouvrière auraient les moyens de mettre en avant une « constituante », du moins telle que les révolutionnaires l’entendent : c’est-à-dire qui poserait la question du pouvoir de la classe ouvrière ? Arrêtons-nous une minute là-dessus. Les bolcheviks en 1917 ont réclamé, comme d’autres, la convocation d’une assemblée constituante. Avec une toute petite différence avec la situation actuelle : c’était après février 1917, c’est-à-dire une fois que la classe ouvrière avait renversé la monarchie et constitué des organes de « double pouvoir », les soviets. C’est sur la base d’une mobilisation révolutionnaire des travailleurs que les bolcheviks ont posé la question… du pouvoir exclusif de la classe ouvrière pour mettre bas l’ordre capitaliste.

Ne serions-nous pas un peu loin cette situation ? S’il est impossible à des révolutionnaires de s’appuyer sur la combativité de la classe ouvrière pour « bousculer l’intersyndicale », par quelle magie pourraient-ils s’en dispenser pour se hisser directement à la question du pouvoir de la classe ouvrière ? Tout un verbiage en fait qui se ramène à des contorsions pour repeindre en rouge les objectifs tout à fait capitalisto-compatibles d’un Jean-Luc Mélenchon.

Prendre pour prétexte le verre à moitié vide pour le vider complètement ?

Ugo Palheta le reconnaît, il n’y a pas eu de « dualité de pouvoir » imposée par la mobilisation, pas de « situation prérévolutionnaire » et, certes, personne n’a réellement contesté la direction, malgré tout auto-proclamée, de l’intersyndicale…

Comme toujours, si le verre est à moitié plein, c’est qu’il est aussi à moitié vide, mais si la mobilisation n’a pas réussi à faire plier le gouvernement sur sa réforme, Macron n’a pas encore non plus réussi à briser la capacité de mobilisation de la classe ouvrière française, ni pendant la mobilisation ni maintenant qu’elle a en quelque sorte cédé le pas. Car dans une mobilisation ce n’est pas « tout ou rien » et la dernière a montré une certaine vivacité et détermination.

Ce n’est pas la première fois qu’une intersyndicale pilote un important mouvement par en haut. Cela avait par exemple été le cas de la mobilisation sur les retraites (déjà !) de l’automne 2010 et, à aucun moment, sauf peut-être à la toute fin dans les raffineries, des militants n’avaient réussi à bâtir des structures regroupant les travailleurs et susceptibles de prendre le relais de l’intersyndicale quand, comme il était prévisible, elle a répondu à la main à nouveau tendue du gouvernement et du Medef.

De fait, dans le mouvement commencé en janvier dernier, personne n’a réussi à prendre la main sur l’intersyndicale. Même Mélenchon, avec de tout autres moyens mais des objectifs politiciens, n’y est pas parvenu le 21 janvier, dans la foulée de la mobilisation intersyndicale du 19.

Est-ce que cela signifie pour autant qu’il ne fallait rien faire, rien tenter ? Un peu partout ont fleuri des « AG interprofessionnelles ». Elles n’ont à aucun moment pu faire autre chose qu’organiser l’agitation entre deux initiatives nationales de l’intersyndicale. Dans d’autres secteurs comme chez les cheminots (à Strasbourg par exemple), des militants ont tenté de faire élire par les grévistes eux-mêmes des comités de grève, des directions de la grève par les grévistes, syndiqués ou non. Ces tentatives n’ont pas non plus réussi à faire se mobiliser durablement la démocratie de la lutte. Mais ne fallait-il pas tenter de les former ou aller voir ce que ces AG interprofessionnelles représentaient quand d’autres que nous en étaient à l’initiative ? Bien sûr que si ! Même si la probabilité que nous puissions prendre la main sur l’intersyndicale était très faible, il fallait s’y préparer ! Car, même en cas d’échec il vaut bien mieux (y compris pour le futur) s’être inutilement préparé à prendre la main que de voir passer la possibilité de le faire sans en avoir les moyens ! C’est d’ailleurs peut-être le fond de ce que nous reprochons à une organisation comme Lutte ouvrière.

Et d’ailleurs, il y avait tout de même une couche de travailleurs combatifs, en partie déjà militante en partie nouvelle, et quelques dizaines de milliers d’entre eux se seraient syndiqués en quelques semaines. La jeunesse scolarisée, dans les universités et les lycées ne s’est pas mobilisée en masse, mais elle est apparue localement souvent et nationalement avec des difficultés, en tout cas le pouvoir a craint qu’elle devienne un des facteurs politiques de la mobilisation sociale. Il y eu aussi la jeunesse salariée (ouvriers ou techniciens), dont une part significative a rejoint les cortèges de tête pour y affronter la police. Et puis, comme on l’a dit, il y a eu cette superposition de luttes salariales spontanées – animées exclusivement par des structures syndicales d’entreprises et parfois des unions locales – et de l’opposition administrée par l’intersyndicale.

Tout cela a de fait obligé l’intersyndicale à bouder les négociations, à appeler à reconduire, forçant aussi toute la gauche à rallier le front syndical et toute la droite à lâcher Macron à l’Assemblée. Même l’extrême droite et le RN ont dû appeler discrètement et avec dégout, à se « mobiliser »… Peut-être pas de crise « démocratique », mais la mobilisation a tout simplement contesté le droit d’un gouvernement à exercer le pouvoir. Ce qui est tout de même un peu plus que le jugement laconique de Léon Crémieux cité plus haut : « Le mouvement n’a pas la force de créer ses propres structures, à même de bousculer l’intersyndicale », en tout cas une situation suffisante pour que les révolutionnaires explorent les possibilités de déborder cette intersyndicale, justement.

Contre l’extrême droite, une constituante ou une VIe République capitaliste ?

Certains à gauche en effet sentent bien que la ficelle institutionnelle est grosse, alors ils brandissent la menace du RN et de ce qu’ils appellent une « fascisation » de la société9. Là encore, le danger que constitue le RN est bien réel, nos camarades rencontrent les arguments du RN en permanence, dans les entreprises, des ateliers aux bureaux en passant par les salles de professeurs. Pourtant, la solution de continuité proposée par Ugo Palheta et Ludivine Bantigny dans leur livre Face à la menace fasciste, paraît effacer la distinction entre ce qui relève de la violence démocratique capitaliste et le coup de force fascisant. Certes l’un est contenu en puissance dans l’autre et tout ce qui est réel a toujours d’abord été rendu possible par ces situations qui y conduisaient. Mais s’il s’agit, comme le font nos auteurs, d’affirmer que « le fascisme est là et il n’est pas là10 » (là sous la forme de « fascisation », pas là sous la forme authentiquement « fasciste »), ne prend-on pas le risque d’identifier le possible et le réel, la situation présente à une éventuelle situation future, préparant, ce faisant, non pas la riposte nécessaire sur le terrain de la lutte des classes mais la capitulation dans les voies de garage institutionnelles d’une constituante, d’un bloc électoral avec la Nupes, ou d’une « lutte pour l’hégémonie » sur le seul terrain idéologique, culturel et associatif de la « société civile » ? Non, si le fascisme « est là et n’est pas là » c’est qu’il n’est pas encore là. Et nous aurions tort de le confondre même avec les méthodes policières d’un Emmanuel Macron. Le patronat n’a pas encore à éradiquer les organisations syndicales, qu’il est au contraire trop heureux de voir revenir aux négociations. Il n’a pas encore non plus à briser des organisations de masse issues de la lutte (assemblées générales, comités de grèves, coordinations), parce qu’elles n’existent tout simplement pas et ne peuvent donc s’adresser aux travailleurs mobilisés de tout le pays. Les forces institutionnelles de la « démocratie » capitaliste suffisent pour l’heure à contenir l’organisation de la colère… Même si la violence administrée contre les manifestants ouvre la voie aux groupes d’extrême droite qui se réclament du fascisme et qui ont, durant la mobilisation, tenté de servir de supplétifs de la police de Darmanin, contre les piquets de grève et cortèges étudiants, au secours de Macron, Borne et de leur réforme des retraites.

Oui la « démocratie » capitaliste peut ouvrir la voie au fascisme. Oui, de par la politique anti-ouvrière qu’ils ont menée, les Hollande-Valls et les Macron-Darmanin en sont les promoteurs. Oui l’extrême droite peut être mortelle même sans être encore fasciste. Mais pense-t-on sérieusement l’arrêter, sans la lutte dans la rue, avec un simple barrage électoral ? Les attaques directes de l’extrême droite fascisante disparaîtront-elles par enchantement avec un gouvernement de gauche sans que nous préparions notre auto-défense collective dans les cortèges ou sur les piquets de grève ? Avec toutes ces variantes, ces courants nous poussent vers les élections, hors de l’action, alors que notre force est dans la lutte des classes, dans l’intervention justement extra-parlementaire. L’Anticapitaliste persiste sous la plume de Manu Bichindaritz : « Face à la pire des menaces, le développement des solidarités et la construction des résistances restent les meilleures digues, et cela ne peut se mener que dans l’unité, en faisant front ensemble. C’est aussi la meilleure façon de travailler à la perspective d’un autre pouvoir, un gouvernement de notre camp social qui défende nos intérêts jusqu’au bout.11 »

Une conception dévoyée du front unique

Là où Ugo Palheta brandit la lutte pour l’hégémonie de Gramsci qu’il aurait tort d’identifier au front unique, Léon Crémieux développe la perspective de ce dernier au service d’une campagne pour une constituante…

Nous ne pourrons pas revenir sur la tactique du front unique telle qu’elle a été élaborée en 1921, par l’Internationale communiste pour s’adresser à des organisations, partis, voire internationales regroupant des dizaines voire des centaines de milliers de militants ouvriers… et en influençant plusieurs millions d’autres (bien différents des actuels EELV, PS, PC, LFI, etc.). Ce que peut tenter le NPA ou toute autre organisation révolutionnaire dans la période actuelle est donc loin du front unique tel que les dirigeants bolcheviks pouvaient le concevoir.
Rappelons néanmoins que, bien que cette politique ait été proposée à des organisations de masse et à leurs directions, le but n’était pas l’unité des appareils mais bien celle d’une classe sociale, à un moment où la dynamique révolutionnaire, à l’arrêt, ne parvenait plus à la générer. Or agir en commun, malgré la séparation nécessaire des organisations, ne veut pas plus dire à l’époque qu’aujourd’hui « fusionner » ou établir une « alliance durable » avec des partis réformistes à vocation gouvernementale, mais, au contraire, proposer des actions communes sur des objectifs précis, qui répondent à des préoccupations fondamentales de la classe ouvrière et de ses luttes. L’indépendance des organisations sur la propagande et leur liberté de critique à l’égard de leurs alliés sont la première condition de cette tactique.

Contrairement à ce qu’en dit Léon Crémieux, la mobilisation ne nous a donc pas donné à voir « un front unique général, complet, des organisations syndicales et politiques du mouvement ouvrier, traduisant et renforçant la force du mouvement ». Et il ne suffirait pas de l’interpeler sur le contenu de ses revendications pour y trouver autre chose qu’un front syndical et politique sur le plus petit dénominateur commun, et malheureusement aussi le plus respectueux de la démocratie capitaliste même quand elle s’impose par la force. Et même si ce front élargissait les revendications, comme le réclame Léon Crémieux, on n’y trouverait rien d’autre qu’un programme électoral que ces organisations institutionnelles ne pourraient honorer que dans les strictes limites qu’impose le pouvoir de la bourgeoisie sur la société.

Pour ces mêmes raisons, le front unique ne peut pas être un front de propagande, avec tracts et affiches communs. La signature et le logo des camarades de L’Anticapitaliste derrière Philippe Poutou, sur un tract unitaire de Pantin pour appeler à la journée du 7 mars12 aux côtés de la Nupes, EELV, LFI, PS, PCF, POI, n’en fait pas autre chose qu’un tract de soutien à « l’unité syndicale qui aurait permis un puissant mouvement social qui démontre la force du peuple » et à « l’unité politique des élu.es de la Nupes au parlement et l’unité de toutes les forces de gauche en soutien au mouvement social, qui aurait permis de mettre en difficulté le gouvernement ». Leur signature en bas d’un tel tract n’est rien d’autre en l’occurrence qu’un ralliement à la propagande électorale de la Nupes.

Pas de faux débats sur les alliances électorales, mais vraie discussion sur ses conditions

Toutefois, Léon Crémieux invoque le mot d’ordre de 1921 de « gouvernement ouvrier » et Manu Bichindaritz celui, plus confus encore, de « gouvernement de notre camp social », comme clé de voûte de la politique du front unique. Bien que nous soyons très loin de l’actualité d’un tel mot d’ordre, et pour éviter toute polémique inutile, disons que nous pourrions tout à fait envisager une politique unitaire, y compris à l’occasion d’échéances électorales. Tout dépendrait alors du programme, des objectifs, des conditions, du rapport de force vis-à-vis des éventuels partenaires, pour se faire le porte-voix de quelle combativité de la classe ouvrière.

Nous pourrions imaginer par exemple, qu’une organisation révolutionnaire sensiblement implantée dans les entreprises ait gagné une réelle crédibilité et une réelle force dans des mobilisations, comme celle contre la réforme des retraites, et donc dans des luttes coordonnées avec d’autres militants et organisations non révolutionnaires, que ce soit sur le fait d’imposer le retrait de la réforme, l’augmentation des salaires face à l’inflation, contre les licenciements, les restructurations, l’offensive généralisée du patronat contre les salariés…

Dans une telle position de force où nos militants dirigeraient des mobilisations, où nos porte-paroles crèveraient l’écran et où nous aurions réussi, y compris en toute indépendance, à peser sur des organisations de la gauche, radicale ou pas, politique ou syndicale, nous pourrions envisager de nous présenter à des élections avec elles, sur un programme voté dans des assemblées de lutte, pour porter les objectifs politiques de toute une classe sociale. Ce qui compterait n’est pas le fait d’être ensemble parce que c’est mieux que tout seuls… mais ce serait l’unité de la classe ouvrière en position de force, pour imprimer sa propre marque politique sur les événements.

Certes une telle démarche ne serait pas de nature à faire plier le patronat ou le gouvernement, mais permettrait de populariser non seulement un programme d’urgence pour les travailleurs, mais aussi un programme proposant des solutions prolétariennes à toutes les classes populaires, des solutions à tous les problèmes de la société. Mais cela impliquerait un « rapport de force » porté par la mobilisation, que les organisations révolutionnaires ne possèdent pas, puisque Ugo Palheta et Léon Crémieux tirent prétexte de sa faiblesse pour justifier la perspective d’une réforme constitutionnelle derrière LFI qu’ils reconnaissent donc ne pas pouvoir influencer.

Pas de démocratie ouvrière ni de front unique sans organes démocratiques de ce front

Une politique de front unique est rendue nécessaire par le besoin d’unité de la classe ouvrière et cela doit pouvoir être un moyen d’organisation directe des travailleurs, « à la base », dans des organes dont l’utilité s’impose aux yeux de tous.

Au niveau le plus élémentaire les structures syndicales d’entreprise constituent des « organes de front unique », en temps de « paix ». Mais, dès que des grèves éclatent, ou même se préparent, les organes réalisant l’unité de la classe ouvrière plus largement sont à construire : groupes de préparation de la grève, comités de grève, regroupement de comités de grève, coordinations. Jusqu’aux soviets, disait Trotski, qui savait en quoi la période précédant la prise du pouvoir nécessite aussi de réaliser l’unité de la classe ouvrière.

En effet, comme la « démocratie capitaliste », la « démocratie ouvrière » ce n’est pas « tout ou rien ». D’autant plus quand il s’agit d’imposer la seconde contre la première. Or aujourd’hui, c’est bien du droit démocratique de protester, de manifester, de faire grève que bien des travailleurs discutent, autant d’objectifs précis et à portée de luttes qui exigent une démocratie toute particulière que seule la classe ouvrière en lutte peut mettre en œuvre.

La mobilisation sur les retraites nous a laissés peu d’occasion de l’expérimenter. Il y a eu des réseaux, des « interprofessionnelles » capables de se mettre au service de certaines grèves, mais il y a eu peu d’assemblées générales (qui ne sont pas toujours d’ailleurs une garantie de démocratie – tant elles peuvent être soumises parfois à des syndicats autoproclamés direction naturelle des luttes et qui se moquent de l’avis des ouvriers), encore moins de comités de luttes ou de grève capables d’élire des directions de la lutte indépendamment des structures institutionnelles… Et, malgré toutes les tentatives, toutes ces structures d’organisation des travailleurs par eux-mêmes restent nécessaires.

Car si elles s’étaient mises en place (et elles le seront peut-être à la prochaine occasion si des militants ont la légitimité de le proposer), on aurait vu une structure démocratique se mettre en place et assumer la direction de la grève en face et peut-être contre les confédérations syndicales. En unifiant les travailleurs en lutte sur des objectifs précis (et pas toujours limités) de la lutte, quelle que soit leur appartenance ou absence d’appartenance syndicale.

Si nous devions y parvenir, ce serait à l’intersyndicale ou à des partis institutionnels comme ceux regroupés dans la Nupes de faire leur choix : ou bien se ranger derrière les travailleurs ou bien s’opposer à leurs luttes. C’est cela le pouvoir ouvrier, c’est ça la démocratie ouvrière : proposer à tous les courants reconnus par les travailleurs une politique visant à renforcer la classe ouvrière à travers des organes démocratiques dont l’évidence s’impose, et qui imposeraient aux appareils de se rallier aux structures que les travailleurs se sont données, ou de les combattre ouvertement.

Léo Baserli

 


 

Notes

1 Thomas Legrand, « Crise démocratique : les dérives d’un régime qui n’est plus réformable », Libération, 6 avril 2023.

2 Aurélie Trouvé, Stefano Palombarini, « La démocratie en France est en crise dans toutes ses dimensions », Journal du dimanche, 3 avril 2023.

3 L’Avenir en commun. Le programme pour l’Union populaire, Seuil, 2021, p. 23-28.

4 L’Humain d’abord. Le programme du Front de gauche et de son candidat commun Jean-Luc Mélenchon, Librio, 2011, p. 35.

5 Fabienne Dolet, « Unitaire et révolutionnaire, dans les luttes sociales, écologiques et antiracistes », L’Anticapitaliste, no 664, 1er juin 2023.

6 Ugo Palheta, « 11 thèses politiques sur le mouvement de janvier-mars 2023 », Contretemps, 28 mars 2023.

7 Léon Crémieux, « Faire du mouvement une force politique », L’Anticapitaliste, no 145, 1er mai 2023.

8 « Dégageons Borne, Macron et leur réforme, la vraie démocratie est dans la rue », L’Anticapitaliste, no 654, 23 mars 2023.

9 Ludivine Bantigny, Ugo Palheta, Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme, Textuel, 2021, p. 7.

10 Idem, p. 73.

11 Manu Bichindaritz, « Le 6 juin et après, la lutte contre Macron et son monde continue », L’Anticapitaliste, no 664, 1er juin 2023.

12 « À Pantin contre la réforme des retraites de Macron, Amplifions le mouvement : à partir du 7 mars on bloque tout ! », tract non daté, début mars 2023.