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Où en est l’Algérie quatre ans après le Hirak qui a mis fin au régime Bouteflika

C’est le mardi 19 février 2019, à Khenchela, ville de 100 000 habitants dans le massif des Aurès au sud-est d’Alger, qu’avait éclaté la première manifestation du Hirak algérien, ce mouvement de masse qui a ébranlé pendant près d’un an le pays. Le pouvoir venait juste d’annoncer, quelques jours plus tôt, la candidature d’Abdelaziz Bouteflika pour un cinquième mandat présidentiel. Il était président depuis vingt ans et avait déjà fait modifier la constitution pour avoir le droit de faire un troisième puis un quatrième mandat. Affaibli par la maladie, presque incapable de parler, il n’apparaissait plus au public que par les photos qu’on exhibait en arrière-plan lors de tous les discours des officiels. Mais il était devenu le symbole de la corruption et de l’arbitraire du régime. Ce 19 février la photo est tombée, décrochée de la façade de la mairie et piétinée par les manifestants.

Trois jours plus tard, vendredi 22 février, c’était la première grande manifestation dans les rues d’Alger. Les rassemblements se sont alors multipliés dans tout le pays, ponctués par des manifestations monstres tous les vendredis dans les rues de toutes les grandes villes. L’annonce du retrait de la candidature de Bouteflika, puis de sa destitution, l’arrestation, pour donner le change, de quelques corrompus (ou simplement de quelques concurrents) et de plusieurs grands patrons, par le général Gaïd Salah, le chef d’état-major qui s’était autoproclamé à la tête du gouvernement intérimaire, n’avaient pas plus calmé la révolte. Qu’ils s’en aillent tous, y compris Gaïd Salah !

Que reste-t-il de ce mouvement quatre ans plus tard ? Jusqu’à quel point le président Abdelmadjid Tebboune, le mal élu (plus de 60 % d’abstentions) de décembre 2019, qui manie aujourd’hui la répression contre d’anciens militants du Hirak, a-t-il, ou pas, réussi à reprendre les choses en mains ? Où en est la situation pour les travailleurs ? Le témoignage que nous publions ci-dessous donne le point de vue de militants révolutionnaires algériens sur l’évolution de la situation politique et sociale ces dernières années.

 


 

Actuellement c’est le président et l’État qui détiennent le monopole sur l’initiative politique. Profitant de la fin du Hirak et du reflux des luttes, le gouvernement a fait le choix d’une gestion sécuritaire. Aux décisions arbitraires de dissolution ou de gel des activités des partis et associations s’ajoutent les arrestations tout aussi arbitraires d’activistes politiques. Plusieurs militants ou simples citoyens sont écroués sous le coup de condamnations pour « atteinte à la sécurité de l’État » dans des simulacres de procès d’une justice tellement aux ordres que ça lui a valu le qualificatif de « justice du téléphone ». Ils sont souvent libérés après un an de prison, parfois plus, et d’autres carrément acquittés après quand même des mois d’enfermement.

Pas simple pour le pouvoir de faire taire la contestation sociale

Mais ce durcissement autoritaire ne peut être instauré définitivement comme mode de gestion. Les masses ne sont pas résignées, même si leur attitude est pour le moment plutôt attentiste, et le pouvoir est contraint à une certaine prudence. Des présidents avant Tebboune ont bien tenté de museler les libertés et d’installer une chape de plomb sur la société, mais sans succès. Sous la dictature de Boumédiène (1965-1978) et sa politique d’industrialisation, des milliers de grèves ont touché plusieurs secteurs pour demander des augmentations salariales, plus de libertés syndicales et l’amélioration des conditions de vie.
Sous le règne de son successeur, Chadli (1979-1992), partisan de la libéralisation économique, les luttes démocratiques de la mouvance berbère et les luttes des jeunes des quartiers populaires de la Casbah d’Alger, du camp des oliviers à Constantine, des luttes estudiantines de Sétif, à Alger ont culminé avec les grèves de la zone industrielle de Rouiba (Alger) pour aboutir à l’explosion sociale d’octobre 1988. L’armée en avait réprimé dans le sang les premières manifestations avant de devoir faire marche arrière, avec l’instauration du multipartisme et la fin du monopole du FLN, le parti unique depuis l’indépendance en 1962, dont l’armée était l’ossature.

Après la « décennie noire » des affrontements entre armée et groupes islamistes, les quatre mandats de Bouteflika (porté à la présidence en avril 1999), furent ponctués de milliers de grèves, de révoltes populaires et de manifestations, jusqu’à l’irruption massive des masses après le 22 février 2019 qui l’a blackboulé à un cinquième mandat et imposé sa destitution.

C’est ce mouvement massif inédit appelé Hirak, de longue durée, au caractère national, interclassiste, qui continue de façonner la situation politique actuelle bien qu’il ait pris fin définitivement dès le début de l’année 2022. Il y a bien un avant et un après Hirak. D’où la nécessité d’y revenir.

L’avant Hirak

Le mouvement n’a pas fait irruption dans un ciel serein. Il est le couronnement d’impressionnantes luttes sociales et politiques durant tout le long règne de Bouteflika.

Ramené au pouvoir par l’armée, qui avait directement exercé le pouvoir durant toute la lutte contre le terrorisme, il fut élu président avec comme programme la privatisation, l’appel aux IDE (investissements directs étrangers) et le retour de l’Algérie sur la scène internationale après une longue absence.

Il a sillonné le monde pour vendre la destination Algérie, terre où il fait bon investir et gagner de l’argent. Pour envoyer ce signal, il a encouragé l’émergence de nouveaux patrons, jeunes à l’ascension fulgurante.
Abdelmoumen Khalifa est le symbole fort de cette opération. Homme de la jeunesse dorée, fils d’un politicien algérien, ancien haut fonctionnaire de l’administration française devenu ministre de l’Armement du gouvernement provisoire algérien pendant la guerre d’indépendance, puis ministre de l’Industrialisation et de l’Énergie avant de diriger la compagnie Air Algérie, ce n’est pas sans protections haut placées que le jeune Khalifa avait monté sa banque privée, bénéficiant même de fonds des caisses de sécurité sociale que des mains généreuses avaient confiés à sa toute nouvelle banque. On connait tous la suite de cette success story : l’ascension de ce golden boy, faite à coups de magouilles et de corruption, s’est terminé par le plus grand scandale financier de l’Algérie. Il croupit aujourd’hui en prison.

Premier couac dans l’opération séduction lancée par Bouteflika en direction des IDE. Mais minime.

Les ardeurs freinées des champions du libéralisme

Car ce qui se dressera face à Bouteflika et son équipe et freinera leur envie ardente de tout privatiser et de tout vendre, c’est la révolte populaire massive et radicale de 2001 en Kabylie, c’est la révolte des jeunes d’Aïn Fakroun, localité de l’est du pays, contre la privatisation des soins, ce sont les émeutes des jeunes qui ont touché quarante villes pour revendiquer l’emploi, des logements, ce sont les grèves massives des enseignants et des praticiens de la santé de 2003 qui ont revendiqué des augmentations salariales et des contrats à durée indéterminée. C’est le retour fracassant de la question sociale, après une longue éclipse durant la décennie du terrorisme, étouffée par les débats culturalistes modernistes-islamistes, qui compliquera les calculs de Bouteflika.

Ça l’a contraint à concéder un plan de relance économique et la promesse de construction de millions de logements. Cette pression conjuguée à l’aubaine pour le pouvoir que représentait la manne pétrolière engrangée suite au renchérissement des prix du baril ont produit ce tournant. Bouteflika avait notamment multiplié ces promesses, comme le fameux million de logements, durant sa campagne pour un second mandat (en 2004) contre son rival, son ancien Premier ministre Ali Benflis, candidat de l’armée. Double victoire pour Bouteflika à la fois contre ce rival et les soutiens de celui-ci dans l’armée.

Un président aux allures de monarque

En 2004, à peine réélu, il a poussé le général et chef d’état-major Mohamed Lamari à la retraite, remplacé par Gaïd Salah devenu son soutien, et qui lui est resté fidèle y compris au début du Hirak.
Comment est-il arrivé à s’émanciper de la tutelle de l’armée ? Ou, plus exactement, à se placer en arbitre entre les divers clans de l’armée et des sommets de l’appareil d’État, au point qu’encore en 2019, alors qu’il était devenu grabataire, il restait pour eux tous le meilleur candidat et leur meilleure façade à la présidence du pays ? À la sortie de la décennie du terrorisme, Bouteflika avait initié deux référendums ; l’un sur la concorde civile tendant la main aux terroristes encore au maquis en contrepartie du dépôt des armes et le second sur la réconciliation nationale pour fermer cette page sans poursuivre les islamistes armés auteurs de massacres ni les militaires auteurs de bavures qui ont pratiqué la torture au nom de la lutte antiterroriste. Ainsi tout le monde y trouva son compte, et au niveau populaire son image est associée à la paix retrouvée doublée d’un retour de l’aisance financière.

Tout cela, ajouté au soutien dont il a bénéficié de la part des puissances impérialistes auxquelles il a promis monts et merveilles jusqu’à leur céder le pétrole par sa honteuse loi sur les hydrocarbures, l’ont placé au centre du jeu politique et du pouvoir lui conférant un poids important. Autour de lui s’est constituée une coalition composée de partis de la mouvance nationaliste et islamiste modérée dite coalition présidentielle. Son poids important se matérialisera dans la nouvelle constitution de 2008, qui lui a accordé tous les pouvoirs et a levé le verrou de la limitation des mandats, lui ouvrant ainsi la voie vers un troisième puis quatrième mandat. C’était un président aux prérogatives d’un monarque.

Des luttes sociales prémices du Hirak

Mais face à son pouvoir démesuré, les luttes n’ont pas cessé, puisqu’elles repartent en nombre important à partir de 2009 en réaction à la réunion tripartite (gouvernement, patronat et UGTA, la centrale syndicale officielle) qui a prévu de supprimer le droit à la retraite anticipée (à l’âge de 55 ans). Le gouvernement a reculé sur ce point et a cédé sur la revendication d’augmentation des salaires en acceptant d’ouvrir des négociations de conventions de branche. Les cheminots, les dockers et les travailleurs de la SNVI (usine automobile de la banlieue d’Alger) furent les moteurs de ces luttes, qui ont entraîné d’autres secteurs comme la fonction publique. Puis celles de 2011 et 2012 dans le contexte des printemps arabes prennent le relais, contraignant Bouteflika à augmenter les salaires des enseignants, des praticiens de la santé, des travailleurs des ports et de la fonction publique, et à mener des campagnes de relogement des habitants de bidonvilles notamment à Alger. Pour les jeunes chômeurs, qui ont aussi battu le pavé, constitué une coordination nationale et tenu des rassemblements au Sud, il a aussi octroyé des prêts bancaires pour la création de petites entreprises.

Ces nombreuses concessions faites sous la pression des mobilisations l’ont en quelque sorte sauvé de la vague des printemps arabes qui a vu de nombreux autocrates balayés par les mobilisations massives. Les révoltes sociales nombreuses à l’époque ne se sont pas transformées en révoltes politiques contre Bouteflika pour deux raisons importantes : la première c’est que le gouvernement a répondu favorablement aux revendications des secteurs en lutte et la seconde est liée au fait que les révoltes en Libye et en Syrie se sont transformées en guerres civiles, convoquant le souvenir douloureux de la guerre civile des années 1990, ce qui a dissuadé la population de reprendre les slogans du changement, synonyme pour elle d’aventure et d’incertitude.

Le gouvernement n’a pas cessé de surfer sur ces contre-modèles libyen et syrien pour convaincre la population de la nécessité de la stabilité. Un discours qui a séduit pour quelques années et offert un sursis à un Bouteflika quasi absent, jusqu’à ce que la politique d’austérité due à la baisse des prix du pétrole érode la base sociale du régime et élargisse le mécontentement.

Au Sud, ce sont les habitants d’In Salah qui ont tenu en échec la décision du gouvernement d’exploiter le gaz de schiste. Mobilisés pendant des mois, pacifiquement, sous des conditions climatiques dures, ils ont imposé l’arrêt des travaux, responsables de la pollution de l’eau potable plus qu’indispensable dans ces zones désertiques.

Dans les mêmes régions du Sud, d’autres révoltes contre l’augmentation du prix de l’électricité ont aussi éclaté pour garder le coût préférentiel dont elles bénéficient vu les conditions climatiques particulières au Sud. Cette austérité traduite par l’arrêt de certains projets, par l’augmentation des prix des carburants a effacé les effets d’augmentations précédentes et fragilisé les classes moyennes. C’est dans ce contexte que la candidature à un cinquième mandat d’un président mourant a été vécue comme suprême humiliation, comme provocation de trop qui a débouché sur ce sursaut populaire inédit dans l’histoire récente du pays.

Retour sur le mouvement de 2019

Déclenché le 22 février 2019 à Alger contre le cinquième mandat de Bouteflika, le Hirak s’est vite étendu à toutes les villes du pays et à toutes les couches sociales. La première manifestation à Alger n’a pas drainé beaucoup de monde, mais suffisamment pour déborder le dispositif de sécurité mis en place pour empêcher sa tenue. Ce sont surtout les jeunes des quartiers populaires qui ont tenu tête aux CRS et imposé la manifestation tout en préservant son caractère pacifique.

Cette première réussite a rassuré beaucoup de monde dans un contexte où les ministres de Bouteflika parlaient du scénario de guerre civile syrienne pour dissuader les masses de manifester ou convoquaient le souvenir douloureux de la décennie du terrorisme et de ses violences enclenchées dès l’année 1992, date de l’arrêt du processus électoral pour empêcher les islamistes du FIS de prendre la majorité au Parlement. C’est la démonstration de la maturité populaire, qui a non seulement évité le piège de la violence, mais qui a aussi rompu avec la logique émeutière qui a longtemps caractérisé le mode d’expression et d’action de la jeunesse des quartiers populaires.

Cette première démonstration a encouragé la petite bourgeoisie à rejoindre les manifestations suivantes après avoir suivi la première à partir des balcons de ses appartements du centre-ville. Puis le mouvement gagne en nombre et en puissance, le slogan « non au cinquième mandat » a été maintenu mais n’a plus le monopole, d’autres slogans fustigeant la corruption, l’autoritarisme ont émergé et Bouteflika n’est plus la seule figure à cristalliser la colère des manifestants. Des ministres, des patrons, des militaires en ont eu pour leur grade. Les femmes ont rejoint massivement le mouvement à partir du vendredi 8 mars et le carré féministe a pris place dans le Hirak, le mouvement étudiant a apporté sa pierre à l’édifice en instituant le mardi comme jour de manifestation, et les travailleurs qui participaient individuellement ont observé des journées de grève, donnant au Hirak un caractère encore plus radical. L’emblème berbère, devenu symbole tardif de la revendication berbère côtoyait le drapeau national dans plusieurs villes du pays et la prière collective du vendredi fut largement désertée à la faveur des manifestations qui commençaient tôt.

L’immigration n’est pas restée indifférente, elle a dès les premières semaines rejoint le mouvement pour occuper les places publiques des pays d’accueil en France, au Canada et aux USA donnant un écho international à la mobilisation. L’humour et la joie ont caractérisé les manifestations, la vigilance et la solidarité des manifestants ont permis d’écarter des cortèges des pickpockets ou des harceleurs de femmes d’une façon rapide et efficace. Les chants dominants dans les manifestations furent ceux des supporters de football et la chanson La Casa del Mouradia est devenue l’hymne du Hirak : c’était un pastiche de la chanson de la série La Casa de Papel, fiction de braquage de la fabrique de billets de banque en Espagne, El Mouradia est le nom du palais présidentiel à Alger. Le derby algérois MCA-USMA fut boycotté par les supporters des deux clubs qui préfèrèrent animer les carrés des manifestations.

C’est ce tableau peint à grands traits qui caractérise le Hirak de février jusqu’au mois d’avril, une phase que l’on peut qualifier d’ascendante. Plusieurs victoires ont été enregistrées durant cette phase : Bouteflika destitué, les élections présidentielles prévues pour juillet 2019 empêchées, les ministres incapables de sortir sur le terrain, le président par intérim en difficulté pour former un gouvernement vu la réticence des personnes contactées pour y participer. Comme l’illustre parfaitement cette blague populaire : « Si ton téléphone sonne, ne réponds pas, c’est pour te proposer un poste de ministre. » Les places publiques des villes ont été transformées en agoras de discussions et de débats. Cependant, ce tableau du Hirak élogieux ne doit pas faire oublier ses limites.

Limites du Hirak et phase descendante

En dépit de tous ses points forts énumérés abondamment, le Hirak n’en souffre pas moins de plusieurs carences. Il n’a donné naissance à aucune structure d’auto-organisation ni à une direction politique légitime. Le refus de l’organisation et de la représentation étaient forts. Dans certains endroits où il y avait des tentatives de structuration, c’est le souvenir de l’échec du mouvement de 2001 et la trahison de sa direction qui ont motivé le refus de la population de s’organiser.

Dans d’autres régions qui n’ont pas connu l’expérience de Kabylie en 2001, c’est plutôt la crainte de récupération des représentants, de leur cooptation par le régime qui a été avancée comme argument. Le mouvement ouvrier capable de montrer l’exemple et d’entrainer la population n’a pas joué son rôle. Les organisations syndicales autonomes ont brillé par leur absence, et la direction de l’UGTA est restée alliée du régime, ses sections locales relativement combatives ont mobilisé pour chasser le secrétaire général du syndicat, mais elles étaient incapables de dessiner une quelconque perspective pour les travailleurs.

L’absence d’une organisation révolutionnaire s’est fait cruellement sentir : même de taille moyenne elle aurait pu peser autrement sur le cours des événements. Aux masses qui exprimaient leur haine des corrompus, leur ras-le-bol des détournements d’argent et du bradage des richesses du sous-sol, elle aurait pu proposer des mots d’ordre transitoires sur le contrôle des banques, la levée du secret bancaire et le contrôle des transactions commerciales.

C’est l’horizontalité et la spontanéité qui ont fini par imprégner le rythme du mouvement. Les seules formes d’organisation perçues dans les manifestations se réduisaient à la constitution de carrés (bouts de cortèges structurés dans les manifestations) ou à des collectifs qui nettoyaient ou portaient secours à d’autres manifestants si besoin. C’est bien ce vide politique que viendront combler des figures politiques portées par des médias pour s’installer comme une direction informelle du Hirak. Cette direction est apparue lorsque les classes populaires ont fini par déserter le Hirak pendant le mois de carême et l’été, laissant le mouvement entre les mains des classes moyennes qui ont eu par ailleurs le mérite de maintenir les manifestations.

Au début, ces couches moyennes reprenaient les chants des quartiers populaires qui expriment la misère et traitent des problèmes des jeunes sans horizon, plongés dans le fléau de consommation du shit. Le décalage entre le contenu des chansons et ceux qui les chantaient était flagrant. Puis, petit à petit, les slogans des classes moyennes s’imposaient et même la langue d’expression a changé.

Les slogans « État civil et non militaire », « y en a marre de ce pouvoir », « transition démocratique » ont supplanté ceux brocardant la corruption des puissants, leur asservissement aux puissances étrangères. Ainsi s’est opérée une transformation qualitative du mouvement, aseptisé et vidé de sa substance radicale. Même la question démocratique, qui se pose avec acuité dans un pays dominé par l’impérialisme comme le nôtre, a été réduite à des revendications formelles de type État de droit, séparation des pouvoirs, élections transparentes. Exit le droit de faire grève ou de se syndiquer, exit le contrôle démocratique sur les richesses du sous-sol comme revendiqué lors de la manifestation contre la loi sur les hydrocarbures.

Il peut bien y avoir des revendications démocratiques communes comme l’égalité hommes-femmes et la séparation de la religion et de la politique, mais il ne faut en aucun cas adhérer à leurs perspectives politiques de Constituante ou de transition démocratique qui sont autant d’impasses et de pièges politiques.

En effet, c’est face à un mouvement affaibli numériquement et politiquement que le général Gaïd Salah, nouveau détenteur du pouvoir, a multiplié les opérations « mains propres » pour séduire une partie des manifestants non satisfaite de la tournure du Hirak. S’en est suivie ensuite sa croisade contre l’emblème berbère pour diviser le mouvement et fissurer l’unité populaire construite à la base durant les premiers mois du Hirak.

Toute proportion gardée, les militaires en Égypte ont utilisé le même procédé en s’attaquant aux Coptes pour affaiblir le mouvement. Gaïd Salah, par sa chasse à l’emblème berbère, visait aussi à flatter une mouvance nationaliste chauvine constituée au sein du Hirak, partisane d’une Algérie renouant avec l’arabité et l’islamité, afin de la gagner et l’utiliser comme force d’appoint pour faire passer le cap de l’élection présidentielle de décembre 2021.

L’élection a bien eu lieu malgré le taux d’abstention élevé et marque la reprise graduelle de l’initiative politique par le système après des mois de paralysie et d’impuissance face aux mobilisations.
Ça marque un tournant dans le rapport de force qui depuis est en faveur du système et de son président actuel qui déploie sa feuille de route mais toujours sans base sociale, incapable d’enthousiasmer grand monde malgré la fin du Hirak et des manifestations.

C’est là l’un des effets positifs du Hirak, qui est certes terminé, mais non sans laisser des traces positives pour la suite des luttes et du combat.

Du Hirak, il en reste quoi ?

Cette expérience vécue au niveau national crée une dynamique de conscience politique presque uniforme sur tout le territoire national. En témoignent les différents résultats électoraux boudés en majorité dans toutes les villes. Avant le Hirak, ce refus d’adhérer aux agendas du régime était plus fort en Kabylie et à Alger. Actuellement, le champ du refus s’élargit et gagne toutes les villes, ce qui a fait dire à un militant culturaliste kabyle qu’un processus de « kabylisation » des autres régions est en marche. On peut ne pas partager cet excès d’orgueil kabyle, mais ça prouve que le phénomène d’uniformisation est bien visible. La solidarité nationale envers la région de Kabylie dévastée par les feux de forêt, à l’été 2021, a été importante et les activistes du Hirak s’y sont activement investis pour apporter secours et aides. Le jeune Djamel Bensmail accusé à tort d’être à l’origine des incendies puis lynché à mort a fait le déplacement de plusieurs kilomètres pour aller proposer son aide.

Aussi grâce à ce mouvement, plusieurs secteurs du monde du travail se sont mis en grève, pour certains pour la première fois pour revendiquer le droit à la syndicalisation, des salaires ou de bonnes conditions de travail. Les grèves dans les entreprises Catering pour demander l’intégration aux sociétés mères et la fin de la sous-traitance ont été nombreuses. Les instituteurs, les travailleurs de Sonelgaz, d’Algérie Telecom, de Numilog, de l’ENIEM ont tous engagé des batailles contre leurs patrons et direction pour exiger de meilleurs salaires et des CDI. Ce sont ces expériences collectives qui aideront les masses à mieux aborder les luttes de demain tant que l’autoritarisme et les inégalités sociales perdurent.

La volonté de Tebboune de remettre en cause le droit de grève fait discuter et plusieurs syndicalistes appellent maintenant à la nécessité de préparer la riposte.

On ne peut prévoir les luttes ni les motifs de leur surgissement, mais il est plus qu’indispensable de nous atteler à construire le parti révolutionnaire capable d’offrir aux travailleurs et aux masses l’outil indispensable pour le renversement de Tebboune et de son système d’exploitation et de répression.