La fabrique, 2024, 280 p., 15 €
Formidable essai, intercalant récits de mobilisations, analyses, et perspectives militantes que le mouvement Les Soulèvements de la terre vient de faire paraître en avril dernier. Le titre, Premières secousses, témoigne à la fois de l’ambition militante et du réalisme des auteurs.
Qui sont-ils, d’où viennent-ils ?
Le mouvement est issu il y a trois ans de « … jeunes groupes – notamment Extinction Rebellion et Youth For Climate – révoltés par l’urgence climatique ». Mais pas seulement. « Nous avons vécu les mouvements CPE, les luttes lycéennes et étudiantes, le combat contre la loi travail et ses cortèges débordants. Nous avons éprouvé des expériences communisantes sur les zones à défendre ou ailleurs. Nous avons fait corps avec les luttes de l’époque pour y insuffler la dose de vitalité et de combativité nécessaire à certaines victoires […] Nous avons pris parti – comme d’autres mouvements qui agitent le pays – pour l’action directe de masse. Frapper fort et frapper juste, par milliers et au grand jour. » (p. 9)
Comment définir ce mouvement qui prône « l’action directe de masse » ? Les têtes de chapitres y répondent en partie : « 1. Désarmer le béton ; 2. Démanteler le complexe agro-industriel ; 3. Reprendre les terres ; 4. Bâtir une organisation pas à pas »
Les références révolutionnaires des auteurs (venant de parcours différents) sont multiples : Marx et Engels, Rosa Luxemburg, les syndicalistes révolutionnaires, les conseillistes des années 1920, les autonomes contemporains, Gramsci… ou d’auteurs marxisants contemporains comme Andreas Malm, Mike Davis ou Eric Hobsbawm, cités au fil des pages. « Comprendre le capitalisme, c’est saisir deux phénomènes profondément imbriqués : la dépossession et l’accumulation. » (p.17)
Leur choix du moment
C’est clair, les militants des Soulèvements de la terre ne se contentent pas du combat écologique, ni de la seule dénonciation, aux côtés des paysans, du complexe agro-industriel. Mais ils assument leur choix du moment, la lutte pour la défense de la terre, laquelle « … se situe à la lisière des luttes sociales » […] Mais ajoutent-ils, «… la lutte pour la défense des terres n’est pas un prétendu “front principal”. Elle n’est pas un combat qui se situerait au dessus des autres fronts de lutte : contre l’exploitation du travail, le racisme, le patriarcat, les frontières, les violences policières… C’est simplement l’axe et le levier que nous avons choisis pour contribuer à notre mesure à la perspective d’un bouleversement radical. » (p. 20)
« La prise de la bassine ! »
Reste que la quinzaine d’articles de l’essai sont à la fois riches d’informations (dont, entre autres, l’histoire capitaliste du béton) comme en récits très vivants et réjouissants des mobilisations contre les chantiers extractivistes, autoroutiers ou contre les méga-bassines, (dont une… « prise de la bassine » !). Avec comme bilan, « plus de bassines détruites que de bassines construites » (p. 97). Avec aussi une « coordination du mouvement » qui réunit « Bassines Non Merci, la Confédération paysanne, les Soulèvements de la terre ainsi que les syndicats CGT et solidaires des Deux-Sèvres ». Le récit du 25 mars 2023 lors de la répression policière à Sainte-Soline (yeux crevés, mâchoires enfoncées, jambes criblées d’éclats…) est impressionnant. Une déflagration qui sape un temps le moral. Un temps seulement. « Tactiquement défaits », mais « plus soudés que jamais ». Le bilan de cette manifestation de masse ouvre « un immense chantier de réflexion stratégique et tactique […] à la hauteur du changement d’échelle de la lutte » (p. 107). En effet, les auteurs font systématiquement le bilan des actions, en revenant aussi sur certaines erreurs et échecs tactiques. De quoi rendre leur retour d’expérience d’autant plus convaincant.
S’ensuivent différents niveaux de réflexions : comment s’adresser aux exploitants prolétarisés, construire une force qui puisse se dresser face à la FNSEA (« cette véritable forteresse mafieuse » – p. 120) ; s’adresser également à tout le prolétariat qui fait tourner le complexe agro-industriel : « ouvriers-ères agricoles, saisonniers, opérateurs d’abattoir, caissier-ères de supermarchés, agent-es logistiques, employé-es des usines de l’agroalimentaire et de la chimie » (p. 122). Car « s’il n’y a jamais eu si peu de paysan-nes en France, il n’y a jamais eu autant de travailleurs-ses enrôlé-es par le complexe agro-industriel » (p. 123). D’autant plus que l’effondrement de la paysannerie a drastiquement entamé les possibilités de grèves longues et offensives, faute de pouvoir organiser le ravitaillement des grévistes. L’objectif est « la confluence des luttes contre le complexe agro-industriel ».
Le mouvement des Gilets jaunes en 2018-19, leur faire dire : « L’une des ambitions des Soulèvements de la terre, c’est la confluence entre la rage sociale face à l’exploitation économique et aux discriminations raciales et le refus de la fin du monde […] pour reconnaître la légitimité de la colère périphérique des Gilets jaunes en 2018 et de la jeunesse des banlieues après la mort de Nahel en 2023. » (p.136). « Nous œuvrons […] à une confluence des luttes urbaines et rurales » (p. 202).
Certains chapitres reviennent sur des analyses de fond, très instructives, se démarquant entre autres vigoureusement de « l’éco-fascisme, sa “biologisation du politique” et son idéalisation réactionnaire de la nature » (p. 162-63).
Quelle organisation à construire ?
Reste, dans les dernières parties du livre, à concevoir le type d’organisation à construire « pas à pas ». Les auteurs se réfèrent aux expériences révolutionnaires passées. L’objectif : constituer des « contre-pouvoirs », puis « métamorphoser ces contre-pouvoirs en “double pouvoir”, c’est-à-dire se donner les moyens d’ébranler – voire de renverser – le pouvoir en place. » (p. 187)
« La force de notre mouvement, expliquent-ils, vient de la cohabitation en son sein d’histoires politiques distinctes » (p. 218), se démarquant autant d’un « réformisme trop sage » que de « la pure spontanéité révolutionnaire ». Ils critiquent ladite « planification écologique » qui s’en remet aux États (p. 219). « L’enjeu est de se tenir sur cette périlleuse ligne de crête… Nous naviguons entre les insuffisances de l’autonomie diffuse, les dangers du léninisme et l’étroitesse de vue du réformisme. »
En conclusion, les auteurs expliquent que le mouvement résulte d’hybridations : une « coalition » d’organisations et de collectifs préexistants ; un « mouvement » orienté vers l’action ; une « organisation » devant se doter de structures propres, durables et d’espaces de décisions réactifs. Cette organisation mise aussi sur « l’auto-organisation des luttes contre la dégénérescence bureaucratique »… tout en articulant « horizontalité et verticalité », problème difficile précisent les auteurs, qui soulignent comme d’autres avant eux « la tyrannie de l’absence de structures ». Bref, autant de questions que le mouvement ouvrier révolutionnaire s’est lui aussi posées, avec certains succès et échecs, depuis plus d’un siècle.
Un recueil d’articles à l’écriture revigorante, hautement recommandé. De quoi nourrir des discussions aussi chaudes que fraternelles entre les militants de notre NPA-Révolutionnaires, dont bon nombre sont également léninistes et trotskistes, et ceux des Soulèvements de la terre.
Huguette Chevireau et Martin Castillan