Le 6 mars 2023, dans le cadre de la mobilisation contre la réforme des retraites, les salariés des industries électriques et gazières (IEG) sont partis en grève reconductible avec occupation de sites. Certains piquets tiennent encore, depuis plus de cinquante jours, et plusieurs usines peinent à être relancées complètement, nombre de salariés étant encore en grève perlée pour ralentir au maximum l’avancée des maintenances. L’opposition à la réforme et la colère sont toujours présentes !
Les IEG sont l’un des rares secteurs où les travailleurs et travailleuses ont fait le choix de la grève illimitée contre la réforme des retraites, mais aussi pour la généralisation de leur régime spécial excédentaire grâce aux cotisations salariales supérieures à la moyenne (13 % au lieu de 7 % pour le régime général). Une grève qui a imposé de façon palpable le slogan « C’est nous qui travaillons, c’est nous qui décidons ». Avec une très grande partie des sites de production (nucléaire, hydraulique, thermique à flamme et solaire) à l’arrêt, c’est l’ensemble du réseau électrique français qui a été mis sous tension avec des pertes financières ayant dépassé le milliard d’euros pour le groupe EDF SA. Cette grève a aussi été une grève active, et les grévistes, forts de la maitrise de leurs outils de production, ont mené des actions de passage en « sobriété énergétique », ou ont rendu l’électricité à des foyers précaires et à des squats où elle avait été coupée. Dans les Alpes, ce sont douze barrages et usines hydrauliques sur quatorze qui ont été en grève, et qui ont joué un rôle de boussole pour le mouvement social grenoblois notamment.
Nicolas est technicien d’exploitation dans la vallée du Drac et syndicaliste. Lui et ses collègues ont occupé leur usine pendant 46 jours.
NPA. Pourquoi avez-vous fait le choix de la reconductible, quand beaucoup d’autres secteurs ont choisi de suivre uniquement les journées nationales ?
Nicolas. Il y a eu des actions avant le 6 mars, qui répondaient aux appels de l’intersyndicale sur les temps forts. À partir du 7 mars, l’intersyndicale a sous-entendu un appel à la reconductible et on s’en est saisi. Dans l’hydraulique, on a l’habitude des reconductibles, de se mettre en grève et de ne pas reprendre tant qu’on a pas gagné.
On a eu un mouvement de grève en décembre sur la revalorisation salariale. On a vu que ce mouvement avait super-bien marché, c’était de la reconductible. C’est une grève qui est partie directement des salariés du nucléaire, qui au début ne voulaient pas d’intervention des syndicats. Ils se sont juste greffés sur le premier préavis qu’ils ont trouvé pour être en règle vis-à-vis de leur employeur. Forcément, les syndicats ont été obligés de suivre et de jouer les médiateurs s’ils voulaient une place dans les négociations. C’était une grève avec toutes les branches de l’énergie. Comme c’était en plein hiver, et qu’on a mis une grande partie de la production d’électricité et des chantiers à l’arrêt, le gouvernement avait peur que ça pose de gros problèmes de fournitures d’énergie aux moments les plus froids de l’année. Il a donc dit à la direction : « vous négociez ce que vous voulez, mais vous vous débrouillez pour que les usines repartent, on ne veut pas de black out. » On a obtenu ce qu’on voulait, la direction a cédé au bout de deux semaines pour entre 7 et 9 % d’augmentation des salaires. On a donc décidé de repartir sur le même mode : arrêt de la production et occupation.
NPA. En quoi consistent l’arrêt de la production et l’occupation des usines ?
Nicolas. En gros la décision est prise en AG par le collectif de l’usine, qui va annoncer ensuite à la hiérarchie du site la mise en place d’un piquet de grève en salle de commande. Depuis cette salle, les machines sont mises à l’arrêt et c’est à partir de ce moment que commence l’occupation 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Le fait d’arrêter les machines et de ne plus turbiner l’eau contraint l’écoulement et les barrages se remplissent. Ça entraîne des « obligations » d’ouverture et de lâchers d’eau, ça oblige les directions à faire des déclarations en préfecture, ce qui n’a jamais bonne presse pour la sûreté hydraulique. Ça donne une image assez négative à l’extérieur, car c’est quelque chose de risqué, qui peut avoir un impact important sur des pêcheurs ou des promeneurs… donc la direction n’aime pas aller jusque-là.
Le fait de contraindre la vallée en écoulement d’eau, ça amène à ça. Et ça empêche la production et le placement de l’énergie au meilleur moment, au prix spot [les prix établis sur le marché de l’électricité par les bourses pour le lendemain, ndlr], du coup les boîtes perdent énormément d’argent.
NPA. Comment la grève s’est-elle organisée dans les usines ?
Nicolas. Le plan, dès le début, c’était de prendre le maximum d’usines et de les garder le plus longtemps possible, en faisant des roulements. Et une fois qu’une usine n’aurait plus assez de personnes déterminées pour tenir, les grévistes qui seraient encore motivés se regrouperaient avec les autres piquets.
On prenait les décisions en assemblées générales de piquets uniquement, les piquets étaient autonomes. C’était vraiment les AG qui décidaient si on continuait la grève ou pas.
Comme souvent les appels à la grève sont le mardi ou le jeudi, elles se tenaient en général le jeudi ou le vendredi, quand il y avait le plus de monde, pour savoir si on reconduisait jusqu’à la manifestation suivante.
Sur Hydro Alpes, l’intersyndicale (CGT, FO, CFDT, CFE-CGC, Unsa) était là pour la gestion de vallée, pour coordonner les piquets, annoncer les chiffres de baisse de production, relayer là où il manquait du monde… mais la grève était gérée par les piquets eux-mêmes. Les syndicats étaient plutôt là pour donner des conseils, des informations, mais ce n’est pas l’intersyndicale qui décidait ce que faisait le piquet.
Il y a eu des caisses de grève sur tous les piquets. Je pense qu’elles vont surtout payer les heures des non-syndiqués, car c’est la majorité et ils ne peuvent pas demander les caisses de grève des syndicats.
NPA. Quelles difficultés particulières avez-vous rencontré pendant la grève ?
Nicolas. Au début quelques prises d’usines ont connus des tensions avec leur direction, et des chefs – souvent jeunes ou en poste depuis peu – ont eu des accrochages avec des agents. Mais sur l’ensemble des piquets, il n’y en a que deux ou trois où il y a eu des problèmes, pour douze usines occupées. Il y en a deux où les syndicats ont dû intervenir face à la direction. Les directions avaient plutôt la consigne de laisser la colère s’exprimer. Je pense qu’elles voulaient jouer le pourrissement, elles savaient que si elles essayaient de nous empêcher, ça énerverait encore plus les collègues.
À partir du moment où on est parti en grève, les syndicats ont coupé le dialogue social et il n’y avait plus aucune négociation ou rencontre tant que la réforme n’était pas retirée. Dans l’ensemble, au niveau de l’intersyndicale, ça s’est plutôt bien passé. Il y a eu quelques légers accrochages, des malentendus, mais on a réussi à rester assez soudé, on s’est soutenu les uns les autres. Pour une intersyndicale c’est rare que ça se passe comme ça, tout le monde est resté sur la même longueur d’onde. Au-delà de l’impact financier, je pense que ce qui a été le plus dur, ce qui a fait que beaucoup de piquets ont lâché, c’est la pression des familles et de mettre sa vie entière entre parenthèses. Les enfants qui réclament les parents ou se plaignent de ne plus les voir assez, des tensions dans les foyers à cause de l’absence qui reporte les tâches sur une seule personne, des couples qui ne s’adressaient plus la parole… Puis le fait de pas être compris aussi est très dur, quand les conjoints et conjointes répètent que le gouvernement ne lâchera pas et que ce que l’on fait ne sert à rien et que l’on ferait mieux d’arrêter, c’est usant moralement…
NPA. À ce stade du mouvement, que tires-tu comme enseignements ?
Nicolas. Ce conflit nous apprend plusieurs choses positives pour le futur. Déjà qu’il ne faut pas que les salariés attendent forcément l’appel des syndicats. Ils sont maîtres de leur outil de travail, ils ont un esprit critique et leur propre libre-arbitre. Si une situation ne leur convient pas et qu’elle n’évolue pas, ou plus, il faut qu’ils se réunissent et votent ce qu’ils veulent faire. Les syndicats seront là pour les suivre et les accompagner, mais il ne faut pas commettre l’erreur « d’attendre les autres ».
C’est aussi la capacité qu’on a de tenir dans le temps. Quarante-six jours c’est historique dans l’hydraulique. Au début, il y a eu des tensions ou de la jalousie entre ceux qui faisaient plutôt les journées et posaient des heures de grève, d’autres qui bossaient de nuit, qui ne voyaient pas leur famille mais ne perdaient pas d’argent… mais en fait, tout cela s’est organisé un peu tout seul et chacun a fait au mieux. La compréhension et la tolérance ont repris assez vite le dessus.
Il faut continuer à regarder l’ennemi commun plutôt que de se battre entre nous. Il y a une vraie solidarité qui s’est mise en place. Des gars ont fait beaucoup de nuits sur les piquets, d’autres ont fait beaucoup d’heures de grève, ça s’est équilibré comme ça, en fonction des besoins et problèmes de chacun.
NPA. Quel rôle ont joué les actions interprofessionnelles ?
Nicolas. Les actions interprofessionnelles sont arrivées à un moment où on s’endormait un peu. Ça faisait trois ou quatre semaines qu’on était sur les piquets, qu’il ne se passait pas grand-chose, qu’on avait toujours pas de communiqué de la direction, que nos actions n’étaient pas plus diffusées que ça dans la presse, qu’on ne parlait pas de nous… Pour la motivation il fallait qu’on trouve d’autres choses à faire, qu’on arrive à bouger, qu’on se montre. Ces actions interpro, comme les actions « ville morte » avec les étudiants, les profs, les postiers, ça a pas mal servi pour ça, ça continue à nous motiver. On a pu parler dans certains médias de ce qu’on faisait dans les usines. C’était important de le faire, de sortir un peu notre tête de là, de ne pas rester isolés. Et de voir qu’il y avait d’autres personnes motivées !
NPA. Comment vois-tu la suite ?
Nicolas. Là, le mouvement est un peu retombé… Il y a encore des grévistes, mais il n’y a plus qu’un piquet qui tient à La Bâthie. J’espère qu’après le 1er mai ça va repartir, que ça ne va pas s’arrêter. Ça dépendra de ce que décideront les syndicats et l’intersyndicale nationale et ça, ça fait un peu peur. Ce serait vraiment dommage si on ne gagne pas après six semaines de grève (les plus grosses grèves c’était en 1995 et c’était trois semaines). S’il ne se passe rien derrière, le gouvernement gagnerait une grosse bataille. Surtout qu’il prévoit déjà des réformes, proches ou lointaines, qui s’attaqueront à nos conditions de travail, de vie, nos statuts, nos enfants… Donc il y a vraiment un gros enjeu pour nous à continuer et à gagner, on changera de stratégie tant qu’il faudra et on continuera jusqu’au retrait !
Propos recueillis par Emma Stöver