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Retour sur le mouvement Bluebird à Taïwan : entre illusions et déceptions

 

 

La scène a fait le tour d’internet : le 18 mai, des députés de tout bord se frappent et se poussent dans tous les sens au sein du Yuan législatif (le parlement), puis un député du Parti démocrate progressiste (PDP,  parti pro-indépendance et actuellement au pouvoir) s’échappe avec l’urne pour empêcher la tenue d’un vote pour un texte de loi.

Ce texte, si appliqué, va changer le rapport de force entre le gouvernement et les députés à l’avantage de ces derniers. Il prévoirait en particulier de donner aux députés des « droits d’investigation », c’est-à-dire de pouvoir convoquer des individus à témoigner, sous peine de lourdes amendes et de peines de prison en cas de refus.

Ces mesures proposées par l’opposition (le Kuomintang, KMT et le Parti du peuple taïwanais, PPT, deux partis portant la voix de cette frange historique de la bourgeoisie taïwanaise qui a des intérêts économiques à s’allier avec le Parti communiste chinois) n’ont pas pour but d’améliorer le fonctionnement de la démocratie bourgeoise, mais de renforcer les pouvoirs de leur groupe parlementaire qui bénéficie aujourd’hui d’une courte majorité au Yuan législatif (en additionnant aux députés du KMT les huit du PPT). Mis en minorité et en échec sur sa politique anti-démocratique depuis le mouvement des Tournesols, le Kuomintang, avec son nouvel allié le PPT, est à nouveau en position de rogner ces droits. Avec ce nouvel outil répressif, ils ont déjà annoncé vouloir lancer une enquête sur la gestion des masques pendant la crise du Covid – dont ils sont bien entendu co-responsables – afin de tenter de faire emprisonner d’ex-membres du gouvernement.

Le PDP quant à lui s’y oppose, car directement visé par cette réforme, mais sans rejeter l’intérêt de renforcer l’appareil répressif de l’État. Sans majorité au Yuan législatif (une première pour un parti au pouvoir depuis l’organisation d’élections libres) et déjà bien paralysé dans l’application de sa politique, il se verrait enfoncé dans un marasme encore plus profond, ce qui est en réalité le plus dérangeant pour le gouvernement. Ce serait également une énorme défaite infligée au camp présidentiel alors que Lai Ching-te, le nouveau président élu en janvier dernier, a commencé son mandat le 20 mai.

Il est difficile de ne pas voir dans ce bras de fer parlementaire le recoupement des luttes impérialistes qui grondent dans le détroit de Taïwan. Si d’un côté, la Chine utilise le KMT comme point d’ancrage dans la politique de l’île, et soutient ce parti dans son aventure, c’est bien pour mettre à mal cette frange de la bourgeoisie qui ne fait plus confiance au PCC pour assurer ses profits. Cette frange de la bourgeoisie taïwanaise, qui a fait le choix de soutenir le DPP, compte plutôt sur le soutien des États-Unis et de ses pays alliés pour notamment écouler les marchandises de son secteur high-tech et agroalimentaire, ce qui fait d’elle une concurrente de l’économie chinoise.

Au sein de la société taïwanaise, la séquence politique entraîne une large réaction. La sociologie des manifestants est ambiguë pour la raison que les manifestants n’ont pas d’expression de classe. Ce qui est défendu est la « démocratie », et les tentatives de la Chine de s’y attaquer. De plus, les syndicats sont absents de ces mobilisations, car ils sont historiquement proches du KMT, et n’ont pas le droit légalement de se mêler à la politique. Le 21 mai, ce sont 30 000 personnes qui se rassemblent à nouveau devant le Yuan législatif, 100 000 manifestants dans l’ensemble du pays le 24 et encore 30 000 qui se sont rassemblées au moment de l’adoption du texte le 29 mai. Il ne reste au texte qu’à être examiné par le Conseil constitutionnel avant d’être intégré à la loi.

Les mobilisations n’auraient pas suffi à empêcher le vote du texte, mais que s’est-il passé ? À Taïwan, ce sont principalement des ONG (locales) qui organisent ce type de manifestations. Ces organisations avec leurs mots d’ordre légalistes qui ne remettent pas en question les institutions bourgeoises, de fait, soutiennent la politique du gouvernement. À travers le slogan « sans débat, il n’y a pas de démocratie », elles protestent seulement contre le fait que le texte n’a pas été débattu de façon démocratique. C’est bien peu de perspectives à proposer que de penser qu’un débat contradictoire au parlement viendrait magiquement résoudre la situation.

De plus, le calendrier des manifestations est en réalité calqué sur les échéances parlementaires pour imposer cette voie comme unique solution, conjuguée à de fortes illusions concernant la défense de la « démocratie ». Maintenant que la séquence parlementaire est terminée, les ONG donnent rendez-vous aux calendes grecques pour un futur appel à « l’action », mais pas à « l’action directe » ! En canalisant les craintes et les inquiétudes légitimes, les ONG empêchent les manifestants de placer la lutte sur un tout autre terrain, celui de la lutte de classe.

La presse locale a fait volontiers la comparaison avec le mouvement des Tournesols de 2014, car ce sont en effet les plus grosses manifestations depuis, et qui part également du même sentiment de crainte d’une réforme qui viendrait renforcer les possibilités d’influence de la Chine. Cependant, l’ambiance n’est pas la même. En 2014, c’est le PDP qui avait tiré profit du mouvement Tournesol, même si, au départ, il n’était pour rien dans un mouvement qui dépassait largement ses calculs politiciens. Aujourd’hui les déçus du KMT et du PDP sont de plus en plus nombreux, comme peuvent en témoigner les récents scores aux élections dans lequel le PPT, a profité de ce sentiment de rejet des deux grands partis. Et, indépendamment des organisateurs, une présence en manifestation ne signifie pas obligatoirement un soutien au PDP. De plus, l’évolution des leaders du mouvement des Tournesols a entraîné quelques désillusions. Désormais, la plupart de ces personnalités sont aujourd’hui retirées de la vie politique, ou sont maintenant au centre des colères des manifestants après avoir rejoint le PPT comme Huang Kuo-chang. Les travailleurs et les travailleuses n’ont rien à attendre ni du PDP, ni des ONG, ni du reste des partis bourgeois. Seules leurs propres luttes seront gagnantes.

Pierre Frey

 

 

Afin d’en savoir plus sur Taïwan, sur le mouvement des Tournesols, ainsi que les récentes élections présidentielles, nous vous invitons à lire ce dossier : Taïwan, troisième front possible d’un conflit inter-impérialiste ?