Malgré des millions de bénéfices réalisés ces dernières années et particulièrement en 2023 (+44 % au premier semestre), la multinationale La Poste rémunère bien mal ses employés, notamment les 65 000 facteurs et les 10 000 postiers qui travaillent dans les plateformes industrielles du courrier. Chaque année, le groupe doit d’ailleurs augmenter de quelques euros les salaires les plus bas pour ne pas tomber en dessous du minimum légal du smic.
Des salaires bien trop bas pour que les postiers vivent dignement de leur travail, et encore moins depuis trois ans, avec l’explosion du prix des produits alimentaires et de l’énergie. Alors, 600 euros en plus sur la fiche de paie, ça paraît bien le minimum pour arrêter d’être à découvert tous les mois !
Depuis la fin de l’année dernière, les débrayages se multiplient
À la plateforme industrielle du courrier (PIC) de Bordeaux, huit débrayages d’une heure ont réuni au total 75 travailleurs depuis janvier. Les grévistes se sont rassemblés pour réclamer des augmentations de salaire et pour un grade minimum plus élevé à l’embauche. Et, conscients que ces revendications pouvaient parler à tous leurs collègues, ils ont pris des photos, fait des petites vidéos de leur action et les ont envoyées à tous leurs contacts dans l’entreprise. Ainsi, grâce aux liens humains et militants, aux connaissances des uns et des autres, le message a pu tourner dans la plupart des PIC et rencontrer la sympathie de nombreux collègues. S’adresser directement à d’autres postiers, tenter d’étendre la lutte à la base : ces perspectives se sont exprimées concrètement et ont été remarquées, à Rennes par exemple où les postiers débrayaient en septembre pour les salaires et les embauches ! C’est clair, voir 30 postiers qui font bloc et qui débrayent sur la question des salaires, en tendant fièrement leurs pancartes, ça motive !
Les débrayages bordelais sont donc venus réchauffer l’ambiance dans plusieurs PIC, ces grandes usines qui ont progressivement remplacé les centres de tri postaux depuis 20 ans et où la direction de La Poste était parvenue – au moyen de méthodes de management et de répression syndicale très dures – à éradiquer les réflexes de lutte et de résistance collective dans l’entreprise. En apparence du moins, car lorsqu’il s’agit de relever la tête, les travailleurs retrouvent bien vite le moyen de renouer avec les traditions de grève et de lutte !
Les débrayages à la PIC de Lesquin ont ensuite répondu à ceux de Bordeaux. Et cette agitation qui ne rassemble pour l’instant que des minorités de postiers convaincus n’en fait pas moins discuter plus largement, à Marseille, à Poitiers et même dans les bureaux de poste qui s’étaient mobilisés ces dernières années, principalement contre les réorganisations et les suppressions d’emplois.
Le 6 février : convergence des actions
La date commune du 6 février proposée par les travailleurs de la PIC de Bordeaux a donc été vue dans plusieurs endroits comme l’occasion de converger à la base, de montrer sa force et sa solidarité. Consciente de cet élan qui semble se renforcer, la CGT s’est empressée d’appeler à une date de grève nationale le 15 février. Une manière de garder le contrôle sur une situation potentiellement explosive mais aussi finalement un point d’appui pour les travailleurs qui se retrouvent en débrayage car cela permet de donner une suite aux actions prévues le 6 février.
À Lesquin, les débrayages qui avaient réuni neuf collègues en fin d’année sont passés le 6 février à quinze en brigade d’après-midi, à dix-huit en brigade du matin et à cinq en brigade de nuit. À Cestas (PIC de Bordeaux), 45 agents sur 70 ont débrayé dans la brigade du matin le 6 février : un niveau qui n’avait jamais été atteint, pas même lors des mobilisations contre la réforme des retraites ! 16 grévistes ont pris la relève dans la brigade d’après-midi. Au total, une cinquantaine de personnes sont passées sur le piquet, y compris trois travailleurs de l’entrepôt logistique de Carrefour GXO qui étaient, eux, en grève illimitée.
Tout aussi réjouissant, l’écho rencontré de manière inattendue dans certains bureaux de poste dans le Nord ou en Gironde : douze facteurs qui débrayent à Wambrechies (59), dix à Meriadeck (33), six à Cauderan (33) (où ils représentent 45 % des effectifs) et qui sortent tenir un piquet. Sur les pancartes on peut lire « Augmentez les salaires », « Toutes et tous ensemble en grève pour les salaires ». Le mot d’ordre est clair : on ne peut pas continuer à vivre avec nos salaires de misère, il faut des augmentations de salaire, 2000 euros pour tous et toutes !
Le 15 février, les syndicats obligés de suivre
La grève du 15 février a confirmé cette dynamique dans les deux départements du Nord – où un rassemblement d’une centaine de postiers s’est tenu dans une ambiance combative devant la PIC de Lesquin – et de Gironde. Là, le nombre de bureaux de poste qui ont débrayé a doublé par rapport au 6 février, avec 54 postiers en grève dans six sites différents, sans compter les 40 grévistes de la PIC de Cestas, dont la moitié était en grève toute la journée.
À Paris aussi, l’ambiance semble s’être légèrement réchauffée, avec un rassemblement appelé par SUD et la CGT qui a réuni 200 postiers devant le siège de l’entreprise, dont certains facteurs venus d’assez loin en région parisienne. Dans les Hauts-de-Seine, sept bureaux et services étaient en grève majoritaire pour les salaires ainsi que pour contester de nouvelles réorganisations qui suppriment des emplois : 100 % de titulaires grévistes à Malakoff-Vanves, 90 % à Chaville-Sèvres… Fait rare, une assemblée générale des grévistes du 92 s’est tenue sur le tas lors du rassemblement devant le Siège, avec une soixantaine de participants. Le bureau de Chaville-Sèvres, qui était particulièrement mobilisé, après avoir subi quatre réorganisations de suite, a fini par se rebiffer et était venu en force, et plusieurs grévistes issus de ce centre ont repris l’idée qu’il fallait regrouper les forces des différents bureaux pour arrêter de subir. De cette AG sort une proposition de réunion de coordination des postiers du 92 et du 78 à Chaville le 22 février prochain.
Ailleurs en France, des postiers se sont réunis à quelques dizaines dans plusieurs villes mais la mobilisation est restée limitée.
Alors que l’assemblée générale tenue dans le Nord appelait à faire du 20 février une grande journée de colère et de débrayage, l’objectif est de continuer à entraîner de nouveaux postiers dans la lutte.
Le débrayage, un moyen de lutte « accessible » qui alimente la combativité
Les débrayages ne durent qu’une heure, mais ils attisent la combativité des collègues qui y trouvent une manière accessible de s’organiser et de construire leur lutte, une étape après l’autre, notamment avec l’idée qu’elle sera longue et que pour gagner, le mouvement devra s’approfondir à La Poste et au-delà. Les débrayages rassemblent des travailleurs qui viennent de tous horizons : Sud, CGT, non syndiqués. Ils donnent naturellement lieu à de petites assemblées générales où les collègues, déjà sur place, se rassemblent, mesurent le rapport de force, partagent leur fierté d’être dans le coup, se questionnent sur la suite et discutent de comment convaincre les autres.
Un embryon d’organisation collective qui permet de prendre conscience que pour arracher ces 400 ou 600 euros, il faudra continuer le combat ! Les dates du 20 et du 28 appelées par les syndicats donnent une échéance immédiate à cette prise de conscience. Elles permettent à d’autres PIC de rejoindre le mouvement, chez des facteurs aussi l’envie de participer aux appels nationaux fait son chemin.
Ces débrayages changent la donne et l’ambiance dans l’entreprise : les collègues en parlent. Ils voient, d’une fois à l’autre le nombre des grévistes grandir, le groupe grossir et cela donne envie à d’autres de s’y joindre. À Lesquin, un reportage sur le rassemblement du 15 et qui est passé au JT de France 3 a fait la fierté des collègues. Sans compter l’effet produit : plusieurs dizaines de collègues qui vont voir les chefs en bloc pour annoncer leur débrayage et sortent ensemble de l’usine, ça montre que la colère est réelle et que la peur pourrait changer de camp. D’autres entreprises connaissent des débrayages importants qui installent un climat de lutte nécessaire dans le monde du travail, chez Alstom et à Auchan par exemple.
Comment construire un mouvement à partir des débrayages ?
L’état d’esprit des grévistes ? On continue ! « 600 euros en plus sur les salaires ! Vite ! » pouvait-on ainsi lire sur une pancarte à Pessac, traduisant l’urgence de la situation. Continuer bien sûr, mais comment et pourquoi ? Même s’ils se révèlent être des outils de rassemblement efficaces, et très utiles à ce stade, les débrayages d’une heure sont également limités quand on veut se donner les moyens d’aller vers un mouvement massif de grève pour les salaires et contre les suppressions d’emplois. Quelles perspectives proposer à partir d’un débrayage ? Jusqu’à présent, les travailleurs appelaient spontanément à d’autres débrayages, ce qui a plutôt bien fonctionné pour l’instant. Certains parlent même de débrayer toutes les semaines. Mais en l’absence d’autre perspective, jusqu’à quand cet élan pourra-t-il durer ?
Car pour aller chercher les augmentations, il faudra approfondir ce mouvement. S’adresser à la masse des collègues qui auraient peut-être envie de sortir eux aussi, de protester contre la vie de galère et d’exploitation qui se cache derrière leurs petits salaires, cela demande du temps et de l’organisation. Nouer des liens avec les autres PIC et bureaux de poste de France – où les images des débrayages et des rassemblements du 15 tournent et font sans doute discuter – ça ne s’improvise pas !
Cela impliquerait de passer un cap pour que des dizaines voire des centaines de postiers deviennent eux-mêmes des militants du mouvement. Mais lorsqu’on a moins de 59 minutes pour discuter ensemble, la tâche paraît limitée. Cela ne laisse pas le temps de faire une manifestation, encore moins de se rendre sur d’autres sites ou d’organiser un comité de grève capable de prendre en charge tous ces aspects de la lutte. S’adresser aux collègues, nouer des liens avec les autres postiers, se porter vers d’autres entreprises : tout ce travail initié dans les débrayages pourrait connaître une prompte accélération s’il était pris en charge par une organisation démocratique de travailleurs en grève reconductible.
Une réunion ouverte à tous les postiers a été proposée le 20 février par l’intersyndicale CGT-SUD de Gironde et reprise par SUD dans les Hauts-de-Seine, en Ille-et-Vilaine et dans les Bouches-du-Rhône. Cette initiative permettra sans doute de discuter des possibilités qui existent dans cet embryon de mouvement, avec toutes celles et ceux qui le voudraient. En attendant, les débrayages et la journée de grève du 15 février ont mis en lumière la possibilité pour les travailleurs de se regrouper, de faire le point sur ce qui pourrait faire la différence contre les patrons, de renforcer la détermination de celles et ceux qui, parmi les grévistes, ont conscience d’être au début d’un combat qu’il s’agit d’élargir le plus possible.
Correspondants