La chute éclair du régime el-Assad a suscité une joie légitime et contagieuse dans les rues de Damas ainsi que parmi les émigrés syriens réfugiés dans le monde. C’est la fin de cinquante ans de dictature du clan Assad (Hafez el-Assad de 1971 à 2000, remplacé par son fils Bachar). Sous celui-ci, ce furent treize années de guerre civile meurtrière, répression sauvage et guerre entre clans armés pour le pouvoir, étouffant la révolte populaire qui avait éclaté en 2011 dans la foulée des printemps arabes d’Égypte et de Tunisie. Treize ans aussi d’interventions ou manœuvres des grandes puissances sur le dos du peuple syrien.
Mais la paix est loin d’être revenue pour autant. La liberté pour le peuple syrien non plus. El-Assad tombé, c’est maintenant l’HTC (Organisation de libération du Levant) descendante d’Al-Qaïda qui contrôle Damas avec le ralliement d’une partie de l’appareil d’État d’el-Assad et se pose en nouveau pouvoir pour la Syrie, tandis que les grandes puissances occidentales et régionales (Turquie, Israël) cherchent à y mener leur propre jeu.
Le soutien intéressé des puissances occidentales à la « transition »
L’ensemble des chancelleries occidentales célèbre la chute de Bachar el-Assad et elles annoncent déjà leurs intentions de traiter avec les nouveaux maîtres du pays, qui, de leur côté, multiplient les gestes pour amadouer la planète impérialiste en promettant d’assurer une « transition pacifique » respectueuse des institutions du régime renversé.
La France et l’Allemagne annoncent leur volonté de « coopérer » avec le nouveau régime (et mettre la main sur de potentiels marchés de reconstruction). Tandis que le perdant russe, qui soutenait le régime déchu et a organisé la fuite de la famille Assad, semble s’accommoder du drapeau vert de la « révolution syrienne » qui flotte sur son ambassade de Damas.
Quant aux États-Unis, ils renforcent leur présence en Syrie et bombardent les positions de Daech afin d’éviter la « fragmentation » du pays, ou plutôt éviter que Daech profite de la vacance actuelle du pouvoir pour renforcer son influence… Il y aurait donc des « bons » et des « mauvais » djihadistes, alors même que le dirigeant actuel de l’HTC avait jusque-là sa tête mise à prix à dix millions de dollars par les États-Unis ! Un nouvel atout dans la main de l’impérialisme américain qui remporte de fait une victoire, que lui offre un peu sur un plateau la politique génocidaire à Gaza et la guerre au Liban menées par l’État d’Israël, son gendarme dans la région. Même si, en renforçant son propre dispositif militaire sur place, les États-Unis entendent bien avoir un contrôle sur le nouveau régime qui se met en place.
Les gouvernements israélien et turc se félicitent des opportunités ouvertes
Pour Netanyahou ce serait un « jour historique ». Il met à son crédit le fait qu’en portant des coups décisifs au Hezbollah au Liban, il a privé el-Assad du soutien que lui apportaient en Syrie des troupes chiites depuis 2013. Mais l’armée israélienne n’en continue pas moins de bombarder en Syrie : plus de 300 bombardements dans les heures qui ont suivi la chute d’Assad afin de détruire les infrastructures et une partie de l’armement resté sur place avant que le nouveau régime, ce dont Netanyahou se félicite, ne s’en empare. Des renforts de troupes israéliennes ont été envoyés près de la frontière syrienne, sur le plateau du Golan, ce territoire syrien annexé par Israël en 1967 et dont Netanyahou vient de déclarer qu’il appartient désormais à Israël « pour l’éternité ».
Erdoğan se flatte d’« être du bon côté de l’Histoire ». Car il soutenait directement l’HTC et les multiples groupes rebelles islamistes qui avaient pris racine dans le nord-ouest du pays. La Turquie elle-même a des troupes en Syrie, occupant toute une zone le long de la frontière turque, et y entretient une prétendue « Armée nationale syrienne ». Erdoğan a profité de l’avancée du HTC pour lancer ces troupes supplétives syriennes à l’assaut du Kurdistan syrien et espère obtenir du nouveau régime la possibilité d’expulser les trois millions de réfugiés présents en Turquie depuis le début de la guerre civile.
« La Syrie a été purifiée », proclame al-Joulani dans la mosquée des Omeyyades
La mue engagée depuis sept ans par le dirigeant de l’HTC semble porter ses fruits. Ancien cadre d’Al-Qaïda, puis fondateur du Front al-Nosra devenu HTC, al-Joulani a troqué son treillis djihadiste pour un veston et assure avoir réduit ses perspectives de califat mondial à une « révolution islamiste » confinée au territoire syrien. De quoi rassurer le monde impérialiste, prêt à s’accommoder d’une nouvelle dictature islamiste, du moment qu’elle assure la « stabilité » sociale.
Au pouvoir à Idlib (Nord-Ouest) depuis 2017, al-Joulani avait réussi à se présenter en « bon gestionnaire », tout au moins pour les commerçants et hommes d’affaires, après avoir soumis les autres fractions islamistes. Il se donnait même un visage de tolérance, autorisant les femmes à se maquiller, la musique dans les rues et même les minorités religieuses à exercer leur culte (à condition qu’il ne soit pas visible !). Il promet une « Syrie respectueuse de toutes les confessions et nationalités » y compris des populations kurdes… pourtant, à Alep, les dirigeants kurdes ont été arrêtés et expulsés dès la conquête de la ville par le HTC. Peu importe, à travers ce discours, l’HTC se montre présentable aux dirigeants occidentaux, pour qui « protéger les minorités » du péril djihadiste n’est que façade.
L’émancipation des exploités et opprimés ne viendra pas de ces groupes armés
Le régime corrompu d’el-Assad, incapable même de payer ses propres mercenaires, a vu son armée s’effondrer. En treize ans de guerre et répression, ni lui, ni ses rivaux n’ont été capables de mettre fin à la contestation populaire. En août et septembre 2023, des milliers de manifestants s’opposaient à la dictature, à cause entre autres de la flambée des prix, à Soueïda, dans le sud du pays. Six mois plus tard, leurs frères et sœurs de misère, à Idlib, fief du HTC, manifestaient à leur tour, avec pour slogans « Le peuple veut la chute d’al-Joulani » et « Nous nous sommes prononcés contre Bachar el-Assad à cause de l’oppression, et nous le faisons maintenant pour les mêmes raisons ».
Le régime d’Idlib qui se met en place à Damas est une potentielle dictature de rechange dont les grandes puissances espèrent le succès. Mais il n’est pas sûr que celles et ceux qui manifestaient à Soueïda et Idlib, et tous leurs semblables dans le reste du pays, acceptent tranquillement que les « libérateurs » les mettent à nouveau au pas. On pourrait bien voir ressurgir des explosions de colères sociales que treize ans de guerre avaient étouffées. Il le faudrait bien.
Stefan Ino
À peine le régime de Bachar el-Assad effondré, certains pays européens annoncent déjà des mesures contre les réfugiés qui ont fui la guerre en Syrie. En moins de 24 heures, le Danemark, la Norvège, la Suède ou l’Allemagne ont déjà décidé de geler les demandes d’asile des Syriens, la France a annoncé y réfléchir, tandis que les autorités autrichiennes envisagent de les expulser. Après dix ans d’opérations prétendument « anti-terroristes » contre Daech, voilà qu’ils trouvent normal de renvoyer des migrants sous la coupe des islamistes de HTS, les héritiers d’Al-Qaïda qui ont pris le pouvoir en Syrie. Pour ces « démocraties » occidentales, les djihadistes sont tout à fait fréquentables quand ils permettent de contrôler les flux migratoires.